La beauté du geste de Sho MIYAKE : A Scene at the Ring
Après Daigo MATSUI et son réussi Rendez-vous à Tokyo, Art house continue de profiter de l’été 2023 pour mettre en avant les jeunes talents émergeant du cinéma japonais. Et cette fois, c’est Sho MIYAKE qui se retrouve sous le feu des projecteurs avec une première distribution française pour son quatrième film : La Beauté du geste, un film de boxe intimiste, en salles à partir du 30 août.
Girl Return
Librement inspiré de l’autobiographie de la boxeuse Keiko OGAWASARA, son histoire, sans grande surprise donc, est celle d’une athlète Keiko Ogawa dans le film, qui a la particularité d’être sourde. Et si le long métrage de MIYAKE est tiré du livre publié au Japon en 2011, il n’en reste pas moins une fiction qui emprunte à la vie et l’œuvre d’OGASAWARA sans pour autant avoir la prétention de la résumer, ou même de la raconter. Cela étant, et c’est l’une de ses singularités, par sa forme, La Beauté du geste tend parfois vers le documentaire, ce qui en fait un objet singulier, tirant un récit fictif d’une autobiographie réelle, et utilisant cette fiction pour porter un regard sur une autre réalité : celle du Japon de 2020, aux prises avec l’épidémie de Covid.
De fait, La Beauté du geste est un film bien souvent tiraillé entre les opposés, et qui trouve son sens, précisément, lorsqu’il réussit à les conjuguer. Fiction qui lorgne vers le documentaire et histoire vraie devenue fiction, il est aussi un film qui choisit une forme ancienne, la pellicule en 16mm et le format 1.66 : 1 pour parler d’une situation ultracontemporaine. De même, film sur la surdité et donc le silence, c’est aussi une œuvre qui travaille avec précision le rythme et les bruits. Une œuvre, en somme, habitée par de nombreux paradoxes qui finissent par la définir, comme ils définissent, d’ailleurs, son personnage principal. En effet, Keiko elle-même est un personnage partagé : une boxeuse qui souhaite arrêter alors qu’elle vient de passer pro, une athlète habitée par un rythme qu’elle n’entend pas, ou encore une combattante que la lutte effraie. Et c’est à cette ambivalence et cette complexité que le film s’intéresse, en particulier avec sa mise en scène. Les entrainements de Keiko, notamment de formidables chorégraphies rythmées par les bruits de la salle de sport. Bruit de la corde à sauter contre le sol, de l’impact des coups, accélérations, ralentissements, gestes répétés à l’extrême,… Tout y évoque la musique et la danse, alors même que, hormis deux morceaux de guitares diégétiques, La Beauté du geste est entièrement dépourvu de bande-son. Et pour cause, Miyake cite les comédies musicales de Fred Astaire comme référence principale.
Ainsi, sans grande surprise, le film est largement influencé par un cinéma classique : les comédies d’Astaire donc, mais aussi et même surtout le cinéma muet dans lequel tout dépendait, comme pour Keiko, de la vue et du regard. C’est certainement ce qui justifie la photographie du film, qui, alors même qu’il se déroule en 2020, donne l’impression de montrer un Japon vieilli et ancien. L’image est terne et jaunie. Le 16mm lui donne un certain grain, et Miyake fait le choix d’une caméra souvent au ras du sol, et très peu mobile, cadrant la plupart du temps Keiko en plans fixes. Même la salle où elle s’entraine semble sortie d’un autre temps, avec sa bouilloire en fonte, ses murs sales et ses sacs de frappe usés.
Glory to the punchgivers !
Tout cela, cependant, ne relève pas que d’un choix esthétique gratuit, ou de références faciles et nostalgiques au cinéma passé. Non, au cœur du film, il y a, en plus de Keiko, le personnage du directeur de la salle où elle s’entraine, un vieux monsieur dont la défaite contre la maladie est déjà annoncée. Il est un homme dont le corps même est marqué par l’un des thèmes principaux de La Beauté du geste : l’inévitable passage d’un temps contre lequel tous les entrainements du monde laissent impuissant. Dès lors, l’aspect vieillot de la salle que le vieux monsieur tient en fait une sorte de lieu hors du temps au sens le plus concret du terme. C’est là-bas, alors que sa vue baisse et que son corps le trahit, qu’il en retrouve temporairement le contrôle le temps d’une séance de shadow boxing au cours de laquelle ses gestes se synchronisent à ceux de Keiko. C’est là-bas, en somme, qu’il échappe à ce qui l’attend à l’extérieur, tout comme la jeune boxeuse y échappe à son handicap. En outre, et ce sont là les mots du réalisateur lui-même, cette vieille salle de sport vétuste, petite affaire de famille destinée à mettre la clef sous la porte est aussi en même surtout un espace où « des gens vivant dans le même endroit » tissent des liens et forment une « communauté » qui, dans le cas de la salle de boxe, se passe de mots.
Refuge contre le temps, lieu de lien social et infralangagier, c’est donc un espace singulier qui, dans un film polarisé par les opposés comme La Beauté du geste, se doit d’avoir son envers : l’extérieur. Crépusculaire, vide, tout en ombres et contrastes, c’est un monde liminal dans lequel, bien souvent, Keiko est reléguée au rang de silhouette. Même lorsque la caméra se rapproche d’elle, la jeune femme semble toujours séparée de ce qui l’entoure par une certaine distance que Yukino KISHII, l’actrice qui l’incarne, fait ressentir avec un talent et une intensité qui doivent être mentionnés. C’est, à l’extérieur de la salle, la solitude qui semble être la principale modalité d’être au monde de Keiko. Une modalité qui donne à la dernière image du film une force qui n’a rien à envier à celle de ses coups.
La vie en gris et rose
Cela dit, et si son final est d’une justesse terrassante, La Beauté du geste reste une œuvre relativement aride. Avec son montage statique, son absence de musique, la distance de son personnage et sa narration épisodique, c’est un film qui ne verse ni dans le mélo facile, ni dans la valorisation du dépassement de soi souvent propre au film de sport, et de boxe en particulier. Une aridité qui est, selon les sensibilités, une force ou une faiblesse, mais qui, dans tous les cas, rend plus importants et touchants encore les rares surgissements d’émotions du film. Des surgissements qui, bien souvent, s’incarnent dans de bonnes idées de réalisation ou de narration : un plan parfaitement équilibré, le retour d’une scène au rythme frénétique, un éclat de colère, des photos rendues floues par les tremblements d’inquiétude,… Et dans tout ça, quelques scènes surnagent : celle du shadow boxing déjà évoquée, où la tristesse partage à la joie le privilège d’habiter le visage de Keiko, l’échange et le jeu autour d’une casquette, un repas partagé avec des amies à l’abri de la présence envahissante de la caméra, ou encore une scène de danse. Et c’est peut-être cette dernière qui constitue l’acmé du film, la danse servant de trait d’union métaphorique et littéral entre deux univers qui ne s’étaient jusque là jamais croisés.
Au fond, c’est là qu’il faut conclure. Loin des carcans du film de boxe traditionnel, La Beauté du geste, s’intéresse, plus qu’au sport, à la solitude qu’il implique. Une solitude à laquelle fait écho celles qui accompagnent la surdité, la vieillesse ou l’épidémie de Covid et que Miyake capte à chaque fois avec justesse. Cependant, si son film est une affaire de personnages seuls et isolés et qui n’ont bien souvent pas les mots pour dire leur situation, il est aussi, l’inscription dans la durée et le temps d’une possibilité d’échapper à cet isolement. Et si le temps qui passe y est chargé d’une crainte de la fin, il apporte aussi, avec lui, des changements plus lumineux, puisque, dans une œuvre aussi crépusculaire que La Beauté du geste, chaque minute qui passe rapproche un peu plus de l’aube et d’un nouveau jour.
Aussi lent que touchant, La Beauté du geste est un film fondamentalement tendre. Porté par une photographie souvent très réussie, un sens millimétré du cadre et du rythme, et, surtout, par un travail imparable sur le son, il peut malgré tout, par moment, sembler un peu froid. Une distance de surface qui contribue, aussi à rendre les quelques jaillissements d’émotion plus puissants encore. Des jaillissements qui, à l’image de sa dernière scène, justifient à eux seuls qu’on laisse sa chance au film de Miyake.