Shiro KUROI : Un premier succès désormais gravé noir sur blanc
Forcées lors de leur création il y a 20 ans à puiser chez les auteurs amateurs pour se faire une place sur le marché concurrentiel du manga, les éditions Ki-oon en ont depuis fait une force, entraînant avec elles de nombreux mangakas dans la spirale du succès. Dernier exemple en date : Shiro KUROI.
L’auteur de l’angoissant Léviathan vient ainsi grossir les rangs des artistes à qui Ki-oon a porté chance, aux côtés – évidemment ! – de Tetsuya TSUTSUI (dont ils sont l’agent à l’étranger, en plus d’éditer toutes ses œuvres en français), Etorôji SHIONO (alors qu’Übel Blatt était en pause depuis plus d’un an au Japon, l’auteur a été reboosté par sa rencontre avec son public lors de sa venue en France en 2010, prenant conscience de la popularité de son œuvre à l’étranger, reflet de chiffres de ventes supérieurs à ceux de son pays d’origine), Kaoru MORI (qui a connu un second souffle après un passage assez discret chez Kurokawa), sans oublier le pari A Silent Voice ni les séries exportées au Japon (Outlaw Players, Lost Children, Tsugumi Project…).
Génération 80
Derrière le pseudonyme de Shiro KUROI se cache un enfant des années 1980, qui a grandit avec Ken, le survivant (Hokuto no Ken) et Dragon Ball, faisant partie de cette nouvelle génération d’auteurs qui a voulu devenir mangaka, non plus pour suivre les traces d’Osamu TEZUKA, mais celles d’Akira TORIYAMA ou de Katsuhiro ÔTOMO. Shiro KUROI se présente comme un autodidacte : il reconnaît avoir acquis les bases du dessin à l’université, lors de cours de design graphique, mais a davantage appris pendant ses cours de peinture à l’huile qu’il s’est payé à la fin de son parcours scolaire.
Officiellement, sa première œuvre en tant que mangaka est Fuyu no hi (2006), un conte onirique de 21 pages dans lequel une femme en fin de grossesse rencontre un mystérieux petit garçon de cinq ans. Il se lance ensuite dans une œuvre de fantasy politique plus ambitieuse, dans laquelle on sent énormément l’influence de Dragon Ball, qui s’étale sur 131 pages et qu’il a chapitré en six parties : The Dragon Hunter Tribe (Ryû kari zoku). Shiro KUROI participe alors à deux concours de mangas organisés par les éditions Kôdansha. Après une mention honorable en 2007, il remporte le Grand Prix l’année suivante et se voit attribuer un responsable éditorial. Trois histoires courtes naissent à cette époque : Tsuki no toshokan (2010), un récit de 16 pages dans lequel on perçoit des bribes d’idées qui s’étofferont dans Léviathan, et deux nouvelles publiées dans le mensuel Afternoon en 2010 et 2011.
En attendant de trouver l’idée qui lui permettra de percer, le mangaka perfectionne ses techniques de dessin aux côtés de Tsutomu NIHEI (Blame!) dont il devient l’assistant plusieurs mois durant. « J’étais chargé des décors sur certains volumes de Knights of Sidonia (2009-2015, 15 vol., Glénat, NDLR). C’est intéressant de voir comment cet auteur utilise les aplats de noir, l’épaisseur des traits ou le blanc de la page pour rendre son univers crédible… J’ai été impressionné par sa méticulosité. », explique-t-il dans sa très intéressante interview à la fin du tome 3 de Léviathan. Shiro KUROI a alors envie de raconter une histoire de pilleurs de tombes, dans l’esprit de L’école Emportée de Kazuo UMEZZ (Glénat), mais transposé dans l’espace. Gêné par l’idée des enfants qui s’entre-tueraient, l’éditeur refuse le projet pour ce motif (étonnant au regard des titres publiés dans Afternoon tels que Parasite, L’Habitant de l’infini ou Naru Taru) et le mangaka le range dans un tiroir avant de prendre ses distances par rapport à la bande dessinée.
Pendant plusieurs années, Shiro KUROI se consacre à l’illustration réaliste à la peinture à l’huile, registre dans lequel il excelle désormais, et gagne sa vie en travaillant trois ans au studio Toei Animation puis en tant que web designer. Toutefois, le manga l’attire toujours et il finit par céder à cet appel, sur les conseils d’un collègue de travail. Il décide alors de changer son fusil d’épaule en créant des histoires toutes en couleurs et en les vendant lors de conventions de fanzines amateurs. C’est ainsi qu’il participe ponctuellement au Comitia et au Comiket à partir de 2016. En quatre ans, il signe dix histoires courtes qu’il tire à une trentaine d’exemplaires : les six épisodes de la série Meikai Hotel (2016-2019), Ômagatoki (34 pages, 2017), Kiri no wakusei (21 pages, 2017, pour public averti) et le pilote de Léviathan (seul projet monochrome de la liste).
Léviathan
Après un passage de quatre ans à la tête de Pika Edition (2012-2015), Kim Bedenne a choisi de retourner vivre au Japon. Préférant un emploi lié à la création artistique plutôt que la simple importation d’œuvres préexistantes, et ayant les mêmes critères d’exigence qualitatifs qu’Ahmed Agne et Cécile Pournin, l’éditrice devient naturellement l’agent des éditions Ki-oon dans l’Archipel, supervisant les créations originales sorties depuis, telles que Momo et le messager du Soleil ou Beyond the Clouds, et gérant les droits de ces mêmes auteurs pour les exportations étrangères.
Dans une vidéo publiée sur Twitter le 22 juillet 2023, Kim Bedenne explique qu’elle a mis deux ans à convaincre Shiro KUROI de travailler avec elle. C’est en écumant les allées des conventions à la recherche de nouveaux talents qu’elle est arrivée sur le stand du mangaka. Immédiatement séduite par son talent, elle lui propose de travailler pour elle. Mais l’artiste, timide et peu sûr de lui, rétorque qu’il a besoin de réfléchir. Il ressort alors le scénario de Léviathan et réalise un pilote de 33 pages qu’il vend sur son stand au Comitia en 2019. Kim Bedenne l’achète et tous deux se mettent d’accord pour développer le projet et en faire une série. Celle-ci est annoncée début 2021 dans le troisième opus de Ki-oon Magazine – dont elle fait la couverture – avec la publication intégrale du premier chapitre. Mais l’auteur travaille seul et fait des doubles journées avec son emploi de web designer (trois heures chaque soir et vingt le week-end sont consacrées à Léviathan). Le premier volume est édité seulement un an plus tard et la parution française s’étale sur dix-huit mois. Plus chanceux, les Japonais découvrent la série sur le site Jump+ de Shûeisha à partir du 2 août 2022. Les 4 premiers épisodes sortent à un rythme hebdomadaire et les suivants tous les quinze jours. Le succès est immédiat : le premier chapitre est lu un million de fois le jour de sa mise en ligne. Les deux suivants font le même score dans la semaine, et les autres atteignent encore le demi-million de vues.
L’histoire débute dans le futur, lorsque nos fameux pilleurs de tombes de l’espace harponnent un gigantesque vaisseau à la dérive. Rapidement, l’un d’entre eux met la main sur un carnet, un journal intime qui semble avoir été écrit par l’un des passagers. Il révèle qu’une avarie d’origine inconnue a mis en péril la vie des voyageurs (une classe d’adolescents) et que leurs heures sont désormais comptées… sauf pour l’un d’entre eux. En effet, il y aurait au sein du « Léviathan » une capsule de cryogénisation dont la convoitise va réveiller les plus bas instincts des personnes à bord. À partir de là, l’auteur joue un temps avec deux chronologies parallèles pour reconstruire le puzzle d’une tragédie macabre dans la droite lignée de Battle Royale. Ce que nous ignorons, et les pillards aussi, c’est jusqu’où leur exploration va les mener…
Outre le côté addictif de l’histoire et la qualité de l’édition française (qui n’est pas sans rappeler la black édition de Death Note), ce qui marque immédiatement le lecteur de Léviathan, c’est la patte graphique du mangaka, généreuse en nuances, dont l’abondance de traits dans les décors renvoi au style de tous les auteurs qui l’ont influencés, qu’ils soient Japonais (Tetsuo HARA, Hayao MIYAZAKI, Katsuhiro ÔTOMO) ou occidentaux (Nicolas de Crécy, Enki Bilal, Mœbius, François Schuiten, Sergio Toppi). L’affection de Shiro Kuroi pour la BD franco-belge a d’ailleurs probablement été un facteur décisionnel tout aussi important dans son choix de travailler avec Ki-oon que la possibilité de voir son projet se concrétiser ou d’être enfin publié à grande échelle. Mais les influences de l’auteur ne sont pas seulement graphiques !
À l’instar de L’Attaque des Titans, Léviathan est un « enfants de la pop culture moderne », une forme de quintessence de la fiction, dont l’ADN se compose du meilleur des œuvres assimilées par leurs créateurs respectifs. Shiro KUROI puise ainsi dans la littérature, le cinéma (Hantise), l’animation (Space Battleship Yamato), le manga (Les Fleurs du mal, Gantz, Tomie) et même dans les expériences de psychologie sociale (le dilemme du tramway, la planche de Carnéade). Sa source d’inspiration principale reste toutefois le film Rashômon d’Akira KUROSAWA, pour la structure de l’histoire, l’expression de certains personnages, le design de Futaba (emprunté au visage de l’actrice Machiko KYO tel qu’elle apparaît dans le film) et la lueur d’espoir finale. On pourrait déplorer ce patchwork culturel, mais force est de constater que le résultat – totalement assumé par le mangaka – se tient parfaitement et que ce que l’on perd en originalité est compensé par une plus grande efficacité. Une recette payante, donc, puisque Léviathan a été le huitième meilleur lancement des nouveautés mangas en France en 2022.
Shiro KUROI : l’interview
Ayant adoré la série, nous avons souhaité profiter de la sortie du troisième et dernier tome de Léviathan pour nous entretenir avec son auteur afin d’éclaircir les dernières zones d’ombre de son travail. (Contenu garanti sans spoilers !)
Journal du Japon : Bonjour, et merci pour votre temps. Vous avez expliqué avoir longtemps cru ne pas pouvoir faire carrière dans le manga, mais pourquoi ne pas vous être tourné vers l’illustration ? La création d’artbooks ? Ou exposer dans des galeries ? Vous semblez également considérer qu’il vous serait difficile de concrétiser votre rêve d’écrire une histoire toute en peinture… Pourquoi ?
Shiro KUROI : Vers 2017, j’ai tenté quelque chose dans cet esprit en créant un fanzine rassemblant des images d’animaux dans des poses étranges. Mais comme je travaille à moitié en numérique (surtout sur Photoshop) avant impression, je ne me suis jamais dit que ça vaudrait le coup de faire des expositions. En ce qui concerne l’idée de faire une histoire toute en peinture, ce n’est pas vraiment une question de difficulté. Je peins avec plaisir, mais c’est juste que ça n’est jamais sorti de la sphère du hobby personnel.
Avec les outils numériques, est-ce qu’il reste une différence de temps entre la réalisation d’une page en couleur et d’une en noir et blanc ? Et combien de temps avez-vous mis pour réaliser les chapitres de Léviathan ?
Je prends dix fois plus de temps pour réaliser une illustration couleur qu’une planche en noir et blanc. Il n’y a pas de limite à l’ajout de détails quand on travaille en numérique, donc je pars du principe qu’on peut prendre un bon mois pour faire une image. J’ai commencé Léviathan début 2020 et terminé la série mi-2022. Ça m’a donc pris deux ans et demi pour la réaliser. Étant donné que je travaillais comme employé en même temps, mon planning a été adapté en fonction de mes obligations et j’ai eu la possibilité de prendre deux mois par chapitre. Bien sûr, comme le premier chapitre est plus long que les autres, il a évidemment nécessité plus de temps.
Parmi vos œuvres passées, quelle est la plus importante à vos yeux aujourd’hui ?
Celle qui compte le plus est Léviathan. C’est une série qui peut paraître difficile à accepter au niveau de la morale, mais sa construction me paraissait comme une obligation personnelle. Ça me semblait être une histoire qui a une vraie valeur et un sens dans ma vie. Je suis heureux d’avoir pu lui donner forme.
Vous expliquez que Léviathan a été refusé par des éditeurs par le passé à cause des enfants qui s’entre-tuaient. Si la représentation de la mort des enfants dans les fictions a longtemps été un tabou, il semble que, depuis le milieu des années 2010, les scénaristes de toutes nationalités ont désormais moins de scrupules avec ça. D’après vous, qu’est-ce qui a fait évoluer les mentalités ?
Je n’ai pas d’avis sur les changements face aux tabous, mais je me suis moi-même posé des questions en réalisant Léviathan. Est-ce bien raisonnable de dessiner une histoire à la teneur anti-sociale ? Mais je sentais au fond de moi que ça valait la peine de la créer et je suis allé jusqu’au bout de mon récit. Je laisse le soin aux lecteurs de définir si ça touche à des tabous ou pas.
Au-delà des éléments nécessaires à un bon scénario, est-ce que vous pensez que, dans le monde réel, les gens réagiraient comme dans votre manga ou collaboreraient davantage (pour profiter sereinement du temps qui leur reste à vivre, pour s’échapper…) ?
Je n’ai aucune idée de la façon dont les gens réagiraient en réalité, mais je n’ai pas choisi le genre du death game pour critiquer une vision de l’être humain ni pour en approuver une autre.
En revanche, ce type de situation permet d’exprimer l’aspect immature de l’humanité qu’on retrouve particulièrement à l’adolescence, quand tout est encore en mutation. J’ai utilisé ce thème pour en faire une histoire avec un côté ironique. En termes de structure, le tome 2 narre le death game à travers un journal de collégien avec sa vision d’enfant, et le tome 3 permet de démêler le vrai du faux.
© Shiro Kuroi / Ki-oon
L’Humanité peut-elle encore mûrir et s’améliorer ? Si oui, comment ? Si non, pourquoi, d’après vous ?
Je ne me sens pas capable de répondre à une question aussi vaste que « que peut-on espérer pour le futur de l’humanité ? ». C’est une évidence, mais je souhaite déjà qu’on arrive à un état de maturité qui permette d’éviter le terrorisme et la guerre.
Les réactions de vos personnages ont parfois fait écho à des comportements observés pendant la pandémie, ce qui les a rendus d’autant plus réalistes et effrayants. Vous êtes-vous inspiré de ce que nous avons vécu ces dernières années pour votre histoire ?
J’ai commencé à écrire Léviathan avant le Covid, ce n’est donc pas le point de départ de mon histoire. Cependant, les phénomènes d’hystérie collective ont nourri ma réflexion. J’ai réalisé cette série oppressante en pleine ère Covid, durant une période de repli sur soi, ce qui a pu par moment être dur psychologiquement.
Qu’est-ce que le succès en ligne de la série a changé pour vous ?
Depuis la publication sur Jump+, des gens viennent me voir sur mon stand du Comitia en me disant « Je suis votre manga et j’ai hâte de lire la suite ! ». Ça me fait très plaisir.
Sur votre site internet, on peut voir un projet totalement inattendu : Yubiwa (2018). Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire un film de 8 minutes en pâte à modeler ? Combien de temps avez-vous mis à le réaliser ? Et pensez-vous exploitez d’autres moyens d’expression artistiques à l’avenir ?
Je n’utilisais que les programmes Photoshop et Illustrator de la suite AdobeCC, et je me suis dit que ça serait pas mal de tenter autre chose. J’ai fait ce film en trois mois seulement. Je me suis rendu compte de la difficulté de l’animation en pâte à modeler, et comme en plus je n’ai guère eu de retours, l’expérience s’est arrêtée là.
Merci beaucoup !
Léviathan, en 3 tomes est disponible aux éditions Ki-oon. Plus d’informations sur le site web de l’éditeur et vous pouvez aussi en savoir plus sur l’auteur via le site officiel de Shiro Kuroi (avec accès direct à tous ses réseaux sociaux en bas de la page d’accueil).
Un grand merci aux éditions Ki-oon d’avoir accepté notre demande d’interview et d’avoir assuré la traduction des échanges.