Shinya TSUKAMOTO : 31 ans de carrière réunis en un coffret
Shinya TSUKAMOTO n’est pas un inconnu dans ces pages. Il y a deux ans notamment, nous abordions Tetsuo, son premier coup de poing et coup de maître, véritable œuvre séminale dont l’influence ne se dément toujours pas. De même, en 2019, nous effleurions le sujet à l’occasion de la présentation du dernier long métrage en date du réalisateur : Killing.
Deux œuvres séparées de 31 ans et qui semblent marquer un improbable grand écart, mais en apparence seulement. Car si stylistiquement, l’écart entre Tetsuo et Killing semble abyssal – tant l’un est frénétique tandis que l’autre est bien plus aride – les deux témoignent finalement du geste fort du même auteur… Et ils approfondissent des thématiques qui n’ont cessé d’être au cœur de l’œuvre de TSUKAMOTO : en premier lieux le rapport entre l’être humain et la violence et entre le sexe et la mort.
Aussi, la sortie chez Carlotta d’un magnifique coffret-somme regroupant 8 longs métrages, 2 moyens et rempli d’une foule de bonus, constitue une formidable occasion pour revisiter la filmographie de TSUKAMOTO et la remettre en perspective, des Aventures de Denchu Kozo – moyen métrage précédent Tetsuo – à Killing, son dernier film en date.
Shinya is a Punk
S’il est des films pour lesquels ce coffret était attendu impatiemment, il s’agit indubitablement de Tetsuo 1 et 2, Tokyo Fist et Bullet Ballet. Soit les films formant le noyaux dur de la première moitié de carrière de Tsukamoto. Ceux qui ont construit son aura de grand cinéaste punk à l’international, et que l’on considère généralement comme constituant une thématique (quasiment une tétralogie) autour de Tokyo et de la violence.
Nombreux sont ceux qui ont découvert TSUKAMOTO à travers l’un de ces films, soit lors de diffusion en festival ou sur des chaînes thématiques dans les années 90, soit via les DVD éditées dans les années 2000 par Studio Canal. Pour l’auteur de ces lignes, ce fut la découverte à la télévision de Tetsuo II : Body Hammer.
Nous vous parlions déjà de Tetsuo : The Iron-man, puissant objet filmique tout en radicalité, mais cette suite n’est pas en reste. Sans sacrifier son propos, TSUKAMOTO le rend plus abordable grâce à une narration plus construite et une esthétique moins granuleuse, mais tout aussi fascinante. L’augmentation des moyens et donc de l’échelle du film permettant au passage au réalisateur de véritablement placer la ville (et son caractère aliénant et aseptisé) au cœur du projet.
TSUKAMOTO prolongera ensuite l’exploration de ses thématiques fétiches (la ville qui fascine autant qu’elle anesthésie l’humain, la réappropriation du corps par la douleur, le rapport Eros/Thanatos et chair/métal …) à travers le puissant diptyque que constituent à bien des égards Tokyo Fist (1995) et Bullet Ballet (1998), en laissant cette fois de côté l’argument fantastique des Tetsuo.
Dans les deux, TSUKAMOTO endosse le rôle principal : celui d’un salaryman traversant une violente crise qui l’arrache de la torpeur de son existence rangée. Que ce soit à travers la découverte de la boxe et de l’automutilation pour Tokyo Fist (quelques années avant Fight Club, les 2 films saisissant des éléments communs de la Zeitgeist de la fin du vingtième siècle), ou dans la recherche d’une arme à feu pour traverser un deuil dans Bullet Ballet, c’est dans la violence et la douleur encore une fois que ces personnages vont se heurter au monde qui les entoure et retrouver ainsi la volonté de vivre.
Esthétiquement aussi, le réalisateur y poursuit le raffinement de son style, très marqué par l’utilisation de la pellicule (16mm pour les 2 premiers Tetsuo). Et Carlotta ne s’y est d’ailleurs pas trompé, accompagnant la sortie du coffret d’une rétrospective en salle de ces quatre films qui méritaient bien une redécouverte sur grand écran !
A cet égard, la présence dans le coffret du moyen métrage Les Aventures de Denchu Kozo (1987, lui tourné en 8mm et que l’on avait pu découvrir en 2018 lors de l’Étrange Festival) constitue bien plus qu’une simple cerise sur un gâteau de chair et de métal : préfigurant l’esthétique à venir du réalisateur, et témoignant de son amour pour le Tokusatsu à l’origine de son ingéniosité technique ; il constitue aussi une récréation jubilatoire avant la plongée en eaux troubles que constitue cette immersion au cœur de la filmographie deTSUKAMOTO.
Seul bémol concernant le traitement de cette première partie de la filmographie de TSUKAMOTO : l’absence de Hiruko The Goblin (1991) et Gemini (1999), deux films souvent considérés comme des films de commandes puisqu’il s’agit d’adaptations (d’un manga pour Hiruko et d’une nouvelle d’Edogawa RANPO pour le second) sur lesquelles le réalisateur a été engagé par un studio. Ils restent cependant fascinants et faisaient partie des films édités en DVD par Studio Canal 20 ans auparavant. Gemini a néanmoins été annoncé pour une sortie prochaine par Spectrum film et l’on se permet d’espérer que Hiruko The Goblin l’accompagnera pour notre plus grand bonheur …
Tsukamoto : inlassable expérimentateur
Est-ce à dire que ce coffret vaudrait uniquement pour ces quatre chefs d’œuvre ? Certainement pas ! Tant Shinya TSUKAMOTO ne s’est jamais reposé sur ses lauriers et a su prendre des chemins singuliers pour pousser plus loin l’exploration de ses thématiques de prédilection… sans se répéter pour autant.
A Snake of June (2002) en est un bel exemple : s’inscrivant sans peine dans la tradition du pinku eiga (film érotique à la japonaise, comme le roman porno), tout en approfondissant des thématiques voisines de Tokyo Fist et Bullet Ballet, simplement plutôt sur le versant Eros que Thanatos …
Avec ses films suivant, comme Vital (2004, qui aborde à nouveau la question du deuil, déjà présente dans Bullet Ballet, mais sous un angle complètement inédit), Haze (2005), ou Kotoko (2011, sur la folie et la parentalité), le réalisateur continue de creuser son sillon, jusqu’à décontenancer voire choquer tant émotionnellement que formellement le spectateur, pour atteindre dans une troisième partie de carrière – osons le vilain mot – une certaine maturité.
En effet, on ressent depuis Fire on The Plain (dont nous vous parlions en 2016, absent de ce coffret, mais édité chez Blaq Out en pack avec le dispensable Tetsuo 3) et Killing (en 2018), une certaine maturité chez TSUKAMOTO, un calme – seulement – apparent. Malgré la frénésie de ses premiers films, chez lui, la violence n’a pour autant jamais été gratuite. Et dans ces derniers films subsiste toujours ses interrogations sur la place de cette violence au sein de la société humaine et ses conséquences sur l’être.
Un bien bel écrin pour de sombres joyaux
Aux films eux-mêmes s’ajoute une foule de bonus, tantôt d’époque, tantôt plus récents. Mais l’écrin physique que constitue le coffret n’est pas en reste : entre une magnifique illustration originale que l’on adorerait afficher en grand format sur notre mur, et un livret de plus de 70 pages incluant un long essai de Julien Sévéon retraçant et analysant l’ensemble du parcours du réalisateur.
Un coffret certes non-exhaustif (en plus des 4 films déjà cités, les deux Nightmare Detective manquent aussi à l’appel), mais fort rempli et indispensable pour (re)découvrir Shinya TSUKAMOTO dans toute sa complexité.
A l’heure d’écrire ces lignes, le cinéaste annonçait sur son compte Twitter la date de sortie japonaise de son prochain long métrage : le 25 novembre prochain. Intitulé Hokage, ce dernier devrait prendre pour cadre l’après Seconde Guerre mondiale et semble donc s’inscrire dans la lignée de films d’époque anti-militariste comme Killing et plus encore Fire On the Plain. Mais gardons-nous des conclusions hâtives : on ne doute pas que Tsukamoto saura à nouveau nous surprendre d’une manière qui n’appartient qu’à lui !
Le Coffret Shinya Tsukamoto en 10 films est édité chez Carlotta