[Interview] 2020-2023 : retour sur 3 années complexes avec Glénat Manga

Aucun amateur de manga, a fortiori les fans de longue dates, ne sera passé à côté de l’incroyable essor de ce marché en France depuis 3 ans. De l’arrêt inattendu lors du confinement à l’explosion des ventes en 2021 et 2022, Journal du Japon vous propose une série d’entretien avec les acteurs du marché autour de ces trois années pas comme les autres : ce qu’il s’y est passé, ce qu’il faut en retenir, et comment, à l’heure où cette nouvelle vague s’achève, imaginer la suite…

Pour notre premier entretien, nous sommes allés directement à la rencontre du leader du marché, Glénat Manga, en échangeant avec Satoko INABA, directrice éditoriale depuis 2015, pour un premier tour d’horizon de la question.

2020 : le tremblement de terre…

Journal du Japon : Bonjour Satoko INABA et merci pour votre temps. Pour débuter, avant de parler du nouvel essor des mangas, il s’agit de remonter au début de la pandémie. Prenons comme point de départ le confinement. Comment avez-vous géré cette période inédite ? Quels souvenirs en gardez-vous ? 

Satoko INABA : Comme tout le monde, nous avons dû faire face à une situation de crise de manière très rapide et avec les moyens du bord.
Les librairies étant fermées, nous avons vite pris le parti d’attendre leur réouverture pour les nouvelles sorties. En parallèle, nous avons rapidement mis en place une offre de lecture gratuite en ligne de certains titres du catalogue, pour aider les lecteurs à découvrir de nouvelles séries, en attendant de pouvoir y accéder physiquement dans les points de vente.
Il est important de souligner que tout ceci a été rendu possible grâce à la bonne volonté de tous les collaborateurs, internes comme externes.

Ensuite, comment avez-vous géré la sortie de ce confinement ?

Nous avions déjà une première expérience du télétravail en raison des grèves de 2019. Donc, malgré le confinement, nous avons pu poursuivre une grande partie du travail éditorial et rattraper les sorties à l’issue du premier confinement. L’idée n’était toutefois pas de noyer les librairies en rattrapant les retards de parution, aussi avons-nous retravaillé judicieusement les différentes mises en place, à la fois pour soutenir les points de vente en leur proposant les titres attendus par leur lectorat et pour mettre en avant les nouveaux titres à découvrir.

À la sortie du confinement, justement, comment s’est progressivement dessinée la reprise, sur le second semestre 2020 ? On parle alors pas mal d’un redémarrage fort avec un recentrage sur les best-sellers…

La frustration créée par la période de fermeture a sûrement aidé au retour rapide en librairie. Mais surtout, le confinement a permis à beaucoup de personnes de s’intéresser aux activités qu’elles pouvaient faire chez elles… dont la lecture et le visionnage d’anime sur les plateformes en ligne. Les communautés très présentes sur les réseaux sociaux ont également nourri ces passions et contribué à les partager. L’arrivée de ces nouveaux lecteurs a donc boosté de manière exponentielle l’intérêt pour les licences manga.

2021 : le tsunami…

Puis, en 2021, au premier semestre, c’est une véritable explosion et les ventes de manga doublent. Comment cela s’est matérialisé, globalement tout d’abord, chez Glénat Manga ? 

Par une hausse considérable de la demande : nous avions beau augmenter les tirages, réimprimer, les stocks disparaissaient rapidement…

Et ceci a bien entendu eu pour conséquence de créer une pénurie dans les stocks papier, et un engorgement chez les imprimeurs. C’est bien simple, nous avons dû multiplier par 4 le nombre d’imprimeurs avec lesquels nous travaillions afin de pouvoir soutenir les commandes passées par les libraires.

Toutes les séries ont-elles profité de cette hausse de la même façon chez vous : shônen vs seinen et shôjo, best-sellers vs middle sellers et titres dit plus confidentiels ?

Malheureusement, non. La polarisation des ventes s’est accentuée, avec une hausse considérable pour les shônen à succès, et à l’inverse, une chute accrue pour les titres plus confidentiels, ou un désintérêt plus brusque pour les nouvelles séries qui ne trouvent pas immédiatement leur place. Les rayons des librairies ne sont malheureusement pas extensibles à l’infini…

Le shônen a été le grand gagnant et certains titres seinen ont bien tiré leur épingle du jeu… Mais les catégories à plus faible audience comme le shôjo, ou certaines séries seinen avec des thématiques moins accessibles n’ont pas forcément vu leurs ventes décoller.

Cependant, l’explosion vient tout juste d’avoir lieu, amenant de nouveaux lecteurs, et c’est justement maintenant qu’il faut inviter toutes ces personnes à s’ouvrir à de nouveaux centres d’intérêt !

Comment expliquez-vous cet essor assez incroyable du manga sur deux ans ?

Pour les raisons directes : l’intérêt pour les anime sur les plateformes, les communautés sur les réseaux sociaux et le pass culture qui a beaucoup aidé à pousser à l’acte d’achat. Il était en effet versé en une seule fois et ses bénéficiaires se sont naturellement tournés vers des produits culturels qu’ils connaissaient plutôt que vers une expérimentation d’autres supports. La tentation d’agrandir ses collections était la plus forte. 

Mais il faut surtout se rappeler que les premiers lecteurs de manga (Akira 1989, Dragon Ball 1993…) sont aujourd’hui parents et que la nouvelle génération de lecteurs peut désormais vivre sa passion pour le manga sans que les adultes s’y opposent. Mieux, cette passion permet justement de rapprocher les familles, avec par exemple des discussions enflammées parents/enfants autour de One Piece.

Face à ces belles ventes et ces nouveaux revenus, quels ont été les choix d’investissement ou de gestion chez Glénat Manga : plus de titres au global, plus de titres risqués, des nouvelles collections, des nouveaux formats ? Ou alors on se la joue bon père de famille et on garde les économies au chaud pour répondre aux coup durs ?

Attention, les ventes ont décollé, mais l’investissement aussi : du point de vue matériel, le papier et les frais d’impression ont considérablement augmenté, et du point de vue acquisition de licence, le secteur n’a jamais été aussi concurrentiel.

Certains nouveaux éditeurs cherchent à tout prix à se faire une place et proposent parfois des offres complètement chimériques…

Nous préférons rester sur une politique éditoriale plus réaliste, même si nous pouvons effectivement nous permettre de parier sur de nouveaux auteurs, de proposer des nouvelles éditions des titres les plus mythiques, de pousser un peu plus significativement certains titres pour les rendre plus attractifs…

Pour finir sur 2021, qu’est-ce vous retenez de cette année mais cette fois-ci en termes de titres ?

Tokyo Revengers, car nous avons passé toute l’année à les réimprimer suite à une explosion historique de ventes… Et Shangri-la Frontier, puisque ça a été la nouveauté forte de l’année, avec le premier événement de lancement post pandémie.

2022-2023 : atterrissage… en douceur ?

En parlant de coup dur juste avant, et pour basculer sur 2022 : la guerre en Ukraine a-t-elle eu un impact sur le marché du manga français et chez Glénat Manga en particulier ?

Il y a eu un impact matériel, sur les coûts logistiques, d’approvisionnement des ressources et de transports. Ces difficultés faisant croître les frais de production, elles nous ont obligés à augmenter nos prix.

Après un décollage en 2020 puis un pic en 2021, 2022 semble être l’année de l’atterrissage pour cette nouvelle vague manga : quel bilan pour le marché et pour Glénat Manga en termes de vente ?

2022 a été une année de croissance incroyable, poursuivant celle de 2021. Les libraires ont continué à passer des commandes de plus en plus élevées, et nous ont bien accompagnés pour des événements comme la Nuit One Piece.

Si l’on parle d’atterrissage on peut essayer de faire un bilan de cette vague : le marché du manga de 2022-2023 est ce que c’est juste celui de 2018-2019 en version boostée, redimensionnée…ou est-ce qu’il y a des changements plus profonds, comme l’arrivée du Webtoon ?

On reste sur la même typologie que 2018-2019, mais avec l’arrivée massive de nouveaux lecteurs avec des comportements et des goûts qui pourraient se révéler un peu différents. Ils sont plus tournés vers les licences nouvelles et connues, il y a donc un vrai travail de communication à faire, pour agrandir leur spectre d’intérêt.

D’ailleurs sur un sujet connexe, est-ce que le manga au format numérique a lui aussi profité de ce saut de marché pour en conquérir des parts ? 

Les ventes numériques sont encore et toujours confidentielles en France. Les premières plateformes avec lecture au chapitre commencent à arriver, mais nous sommes toujours sur un marché naissant, tâtonnant, qui reste à travailler et à faire mûrir.

Sur 2022, même question que sur 2021 : qu’est-ce vous retenez de cette année en termes de titres chez Glénat Manga ?

One Piece continue de tirer le marché vers le haut, avec une renommée qui sort de la culture manga et impressionne le grand public. L’engouement pour la nuit One Piece de septembre en est la preuve. Le bon démarrage de Sakamoto Days quant à lui, nous permet d’ouvrir les lecteurs sur l’œuvre d’un jeune auteur de talent qui deviendra l’un des prochains piliers du Weekly Shônen Jump.

Pour finir avec 2023, deux questions. Tout d’abord comment se passe ce premier semestre déjà bien entamé chez Glénat Manga, quels ont été les titres porteurs, les nouveautés qui ont déjà rencontré leur public ?

En 2023, on a atteint le haut de la courbe des ventes, qui reste stable depuis le début de l’année et on assiste au revers du surstockage, avec des retours massifs des  librairies. Une situation qui ne sera pas facile à gérer pour tous les éditeurs.

Fort heureusement, la situation reste stable chez Glénat manga, grâce aux solides séries du fond, mais aussi grâce aux bonnes découvertes.

En janvier, la venue de Ryoichi IKEGAMI et Riichiro INAGAKI au Festival d’Angoulême restent encore en mémoire, permettant de mettre en avant à la fois leur nouveauté Trillion game, comme leurs œuvres cultes, Sanctuary, Crying Freeman ou EyeShield 21 et Dr Stone.

Et que dire maintenant du second semestre… qu’est-ce qui nous attend en termes de titres chez vous ?

Des titres légendaires comme Crying Freeman ou 2001 Night stories seront réédités sous forme d’une nouvelle édition. Quatre nouveaux titres shôjo très variés arriveront en octobre et novembre, dans notre volonté de soutenir un genre trop délaissé sur ces dernières années. Et n’oublions pas le retour de la Nuit One piece en septembre, dans un dispositif encore plus ambitieux qu’en 2022, pour célébrer ensemble cette œuvre de génie.

Dernière question, mais pas la plus facile : il y a 10 ans, le manga sortait tout doucement d’une période difficile avec plusieurs années de baisse, puis a enchaîné deux rebonds successifs, « en douceur » de 2014 à 2019, et de manière explosive ensuite… Qu’est-ce que cette décennie vous a appris sur ce marché du manga en France et quels enjeux voyez-vous pour les 5-10 prochaines années ?

Le manga a petit à petit développé sa place en France, passant du statut d’une curiosité exotique qui n’intéresse qu’un petit nombre d’initiés, à une vraie culture intergénérationnelle. 

Avec tous ces lecteurs mais aussi des créateurs qui ont baigné dans le manga depuis leur plus jeune âge, la France pourrait cesser d’être juste un réceptacle pour les succès du Japon, pour devenir un véritable acteur du marché mondial. C’est pourquoi nous encourageons les initiatives de jeunes auteurs comme Loui sur RedFlower, qui tentent de bousculer les habitudes et d’imposer un nouveau style qui fusionne les cultures.

Encore merci pour votre temps !

Retrouvez les titres et actualités de Glénat Manga sur leur site web et bien évidemment sur les réseaux sociaux : Facebook, Twitter et Instagram.

Remerciements à Satoko INABA pour ses réponses et son temps ainsi qu’à Laetitia MATUSIK pour la mise en place de l’interview.