Entretien avec Kôji Fukada : « Mes films n’ont pas vocation à être des remèdes à la solitude »
Nous retrouvons Koji Fukada sur une terrasse du 18ème arrondissement de Paris. En chemise bleue à manches courtes et à l’abri du soleil, c’est là qu’il présente son nouveau film, Love Life, à la presse française. Lors de notre entretien, il nous répond avec précision, et aborde, entre autres, la question de la place des femmes dans la société japonaise, ou celle de son rapport à la solitude ou la langue.
Une conversation à accompagner de notre critique du film publiée hier !
Journal du Japon : En premier lieu, je tiens à vous remercier d’avoir accepté l’interview. Vous vous êtes intéressé à beaucoup de genres différents dans votre carrière et pour commencer, j’aimerais vous demander ce qui vous pousse à choisir une histoire ou genre et ce qui vous a intéressé dans celle de Love Life qui est un projet de longue date, remontant à 2003 ?
Kôji FUKADA : Alors, ce film est directement inspiré d’une chanson d’une autrice compositrice qui s’appelle Akiko YANO. En 1991, elle a sorti une chanson qui s’appelle « Love Life », le même titre que le film donc, et dès que je l’ai entendue je l’ai énormément aimée et écoutée. Elle m’a beaucoup inspiré, et à partir de là j’ai eu envie d’en faire un film. Et tout ça était quand j’avais moi une vingtaine d’années, c’est-à-dire effectivement à peu près dans les années 2000.
J’ai toujours considéré votre cinéma comme un cinéma du renversement et de la déconstruction. Dans Love Life vous revenez à l’imaginaire d’une famille idéale dont vous montrez ensuite les failles, et je me demandais ce qui vous attirait, dans ce processus de … Révélation des dissonances au sein d’un idéal ?
Je crois que ce dont j’avais envie de traiter dans ce film-là, ce n’était pas tant les failles dans l’idéal ou en tout cas le changement ou ce qu’on trouve quand on gratte le vernis. C’est plutôt la question de l’imprévisibilité de la vie. C’est-à-dire qu’on peut avoir une vie avec un quotidien bien réglé et assez ordonné, et, pour autant, tout d’un coup, elle peut basculer. Je crois que c’est ces moments de basculement que j’avais envie de montrer. Sans que l’on sache pourquoi, de façon absolument irrationnelle, un évènement va venir complètement renverser la situation ou le cours de nos vies, et je crois que ce qui m’intéressait, c’était plutôt de montrer ces moments où on sent à quel point la vie est instable et où on réalise à quel point elle ne tient qu’à très peu de choses.
Dans la même idée, il me semble que les reflets jouent un rôle important dans votre travail, c’est encore le cas dans Love Life où il y a une très belle scène dans laquelle deux personnages se parlent à travers un miroir. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce motif et ce qui vous intéresse dedans ?
Pour ce qui est de l’usage des miroirs, puisque vous prenez cet exemple précis, je suis toujours assez en peine pour répondre à cette question, car il n’y a pas vraiment de raison très théorique. C’est surtout que du point de vue de la mise en scène, c’est quelque chose que je trouve très agréable. Esthétiquement je crois que ça me parle, et c’est pour ça sans doute que j’y ai recours. En outre, j’ai vu beaucoup de films, parce que je crois qu’avant tout je suis guidé par mon amour du cinéma, et donc, quelque part, je fais aussi des films suite à une espèce d’accumulations d’images que j’ai emmagasinées au fil de mes très nombreux visionnages. Et puis, je crois que moi, en tant que spectateur, il y a quelque chose qui, d’un point de vue esthétique, me semble très cinématographique. C’est précisément ce recours aux miroirs, aux reflets, et donc je crois que si je le fais à mon tour en tant que metteur en scène, c’est aussi parce que visuellement, c’est quelque chose qui me touche. Je ne sais plus qui avait dit ça, si c’était Cocteau, Godard ou Eisenstein … En tout cas l’un deux a dit quelque chose comme : « Le miroir c’est la tentation du cinéma » ou : « Le cinéma c’est la tentation du miroir » … [Lui et sa traductrice se concertent pour trouver les bons mots] « Le cinéma, c’est comme se faire séduire par un miroir ». C’était quelque chose comme ça, et, en tout cas, cette idée me plaisait.
Puisqu’on parle de reflets et de miroirs, j’ai aussi souvent l’impression que vos films se répondent et se prolongent les uns les autres, avec des pairs plus ou moins définies. Est-ce volontaire, et, si oui, où est-ce que vous placeriez Love Life dans votre filmographie ?
Pour moi Love Life est un film qui peut être approché d’Harmonium parce que je les ai imaginés à peu près à la même période, et donc je pense qu’ils sont assez proches. Je pense que dans ces deux films, j’avais la volonté quelque part de montrer par exemple l’arrivée impromptue d’un incident ou d’un drame qui bouleverse le cours des choses, et ça me permettait de traiter cette question de l’imprévisibilité et l’instabilité de la vie, de l’impermanence des choses et de notre impermanence à nous. Je crois que pour ces thématiques communes, les deux films sont assez proches l’un de l’autre. Cela dit, dans Harmonium finalement, le fait que ce drame se produise a pris une forme de violence humaine beaucoup plus importante que ce que j’avais imaginé au départ. Quelque part j’ai eu le sentiment que le film explorait les questions d’un éventuel lien de cause à effet et de sentiments d’un destin prédéfini. Toutes ces questions là assez incarnées de façon humaine finalement ont pris le pas dans Harmonium, et donc pour Love Life j’avais vraiment envie quelque part qu’on puisse considérer que le drame avait surgi de façon absolument impromptue, sans prémices, et de façon totalement irrationnelle.
Avant de rentrer plus en détail dans le film, j’aimerais vous poser une dernière question générale. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que dans tous vos films, il y a une colère et une sorte de rage sourde assez présentes, et je me demandais si c’était quelque chose de conscient, et si vous pouviez l’expliquer ?
Cette réflexion-là, je ne me l’étais jamais faite, pas de ce point de vue là en tout cas. Je n’avais jamais vraiment mis en perspective mes films précédents et ce film [sous cet angle] et donc ça m’intéresse que vous disiez cela. Cela dit pour parler de ce film-ci en particulier, je pense que dans la mesure où j’ai fait le portrait d’une femme japonaise dans la société contemporaine, c’est-à-dire dans une société assez patriarcale, je fais nécessairement le portrait d’une femme qui est en prise avec une pression sociale, et qui subit les injonctions de la société. Et donc c’est peut-être du fait de cette héroïne que ça exacerbe aussi ce sentiment ou cette impression que vous avez eu d’une colère ou d’un sentiment de révolte qui serait en moi. Cela dit je pense que, voilà, n’ayant jamais vraiment regardé les choses sous cet angle-là, je ne peux pas tellement non plus le mettre en perspective par rapport aux autres films.
Ça tombe bien parce que c’était par ce thème que je voulais commencer à aborder Love Life. Il y a dedans deux scènes de fêtes qui se font écho dans le film, qui montrent vraiment l’invisibilisation du personnage de Taeko et qui semblent prolonger toute une réflexion sur le patriarcat dont vous venez de parler et que vous aviez commencée dans L’Infirmière, Suis moi je te fuis et Fuis moi je te suis. Je serai donc curieux d’en savoir plus sur votre rapport à cette question de l’invisibilisation des femmes dans la société japonaise, et sur la façon dont vous la traitez au cinéma.
Ces scènes de fêtes on va dire, ou ces lieux de sociabilité en général peuvent exacerber cette question du rôle des femmes puisqu’en général, quand il y a comme ça des occasions festives, elles ont cette injonction à devoir se mettre en retrait pour faire en sorte que la soirée se passe bien, alors que, quelque part, elles ne peuvent pas y participer elles. Parfois c’est ouvertement demandé, parfois c’est simplement intériorisé. Et donc c’est vrai que ces scènes mettent peut-être encore plus en lumière la question de la place des femmes. Mais je pense qu’il y aussi à travers ces scènes un sentiment personnel qui s’exprime. C’est-à-dire que, moi-même, je ne me sens jamais aussi seul que dans des lieux comme ça, de rassemblement, de fête ou de sociabilité, et donc c’est peut-être aussi mon expérience personnelle qui transparait à travers ces scènes.
Un des personnages du film, M. Park est sans-abris. Or c’est une figure, en tout cas celle de personnages marginaux et plus ou moins exclus de la société, qu’on retrouve fréquemment dans votre cinéma, et je me demandais si c’était un choix qui relevait d’une intention particulière dans ce film ?
Je crois que ce n’est pas forcément une volonté de ma part d’avoir absolument ce genre de personnages qui sont peut-être un peu en marge. Simplement quand on veut montrer la société dans toute sa diversité, je pense que [leur existence], c’est malgré tout un état de fait, et que donc, pour pouvoir refléter au mieux cette diversité, je pense qu’il faut aussi faire le portrait de personnages comme cela. Ce sont aussi en général des [personnages issus de] minorités, et je pense que les minorités, c’est peut-être là aussi où les notions à la fois de lutte, de combat et de friction avec la société peuvent être les plus importantes. Et donc quand on a envie de filmer ça, je pense que nécessairement, on est amenés à créer des personnages comme cela.
Il y a un autre thème essentiel de votre cinéma qu’on retrouve dans Love Life : la solitude, et notamment la solitude au sein de la cellule familiale. Qu’est-ce qui fait que vous revenez souvent à cette idée, et est-ce que vous pensez que le film vous a permis de renouveler votre point de vue sur la question ?
Je pense que si je traite de la solitude dans la plupart de mes films voire dans tous mes films, c’est parce que c’est l’une des rares certitudes que j’ai. L’être humain, par nature, est seul. Ça c’est une chose dont je ne doute pas, dont je n’ai jamais douté et qui me semble assez universelle. Et donc c’est pour ces raisons, je pense, que j’en parle aussi souvent. Mais mes films n’ont pas vocation à être des remèdes à cette solitude. Je ne prétends pas apporter des solutions par rapport aux questions que ça pose. Je crois simplement que le fait de les traiter, ça peut permettre, peut-être, de continuer à s’interroger à ce sujet. Et je crois que la seule chose que je puisse faire, c’est d’essayer de filmer ce sentiment de la façon la plus sincère possible.
La peinture, c’est une chose qui m’inspire beaucoup, et pour laquelle j’ai beaucoup d’admiration, parce qu’un peintre peut se contenter de peindre une fleur, et ça suffit à la fois à capturer cette fleur et, en même temps, à définir l’univers, simplement avec cette seule fleur qu’il peint. Il ne va pas se poser la question de savoir comment faire pour que cette fleur ne fane pas ou pour essayer de la préserver le plus longtemps possible, etc. … Sa seule préoccupation, c’est de la regarder du mieux possible et d’essayer de la reproduire le mieux possible avec les outils dont il dispose, c’est-à-dire ses pinceaux, sa peinture et une toile blanche. Et donc je crois que cette attitude très simple finalement, qui consiste à observer et essayer de recréer … Je crois que c’est quelque chose auquel j’essaye aussi de m’atteler quand je fais un film. Cela dit, pour Love Life, comme je l’ai déjà dit, le film est très inspiré de la chanson d’Akiko Yano, et ses premières paroles sont : « Quelle que soit la distance qui nous sépare, rien ne m’empêchera de t’aimer ». Or quelque part, ces paroles portent une dimension d’espoir. En tout cas, elles peuvent avoir un aspect très réconfortant. Et donc peut-être que, par rapport à mes films précédents, et aussi parce que ce film a été pensé et fabriqué au moment du covid, je crois que ces paroles ont pris un sens encore plus lumineux et réconfortant qu’au départ. Et donc peut-être que par rapport à mes films antérieurs, il y a une note un peu plus positive que jusqu’à présent.
Ce que vous venez de dire correspond à une impression que j’avais par rapport au film. Vous dites souvent que le langage ne préserve pas de la solitude. Mais justement dans Love Life, il y a quelques beaux moments où à travers la langue des signes on a l’impression que les personnages partagent une sorte de langue secrète qui leur permet d’échapper à l’oppression et d’avoir de vrais liens. Donc je me demandais si vous pouviez nous parler de votre rapport à la langue, et si elle ne portait pas justement une forme d’optimiste dans le film ?
Quand j’ai décidé que le personnage serait malentendant, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui l’étaient, et j’ai beaucoup échangé avec l’acteur qui interprète le personnage de Park, qui s’appelle Atom SUNADA, un acteur qui est vraiment malentendant. Et ça m’a donné l’occasion de discuter des questions du regard, par exemple. Quand on parle en langue des signes, on est obligés de se regarder dans les yeux, il n’y a pas de communication possible s’il n’y a pas d’échange de regards, et je trouvais que cette dimension-là était très intéressante. Et je crois que ça m’a permis de réaliser à quel point nous, qui entendons et qui pouvons parler, on a tendance, plus on est proche de quelqu’un, a moins le regarder dans les yeux. Et donc je trouvais le contraste entre la langue des signes et cette langue parlée très intéressant.
Il n’y a pas si longtemps que ça, un autre réalisateur japonais a utilisé un personnage muet signant en coréen, Ryusuke Hamaguchi, dans Drive My Car. C’est une coïncidence que je trouve amusante et qui m’a fait me demander si vous-même vous vous sentiez proches des autres réalisateurs et réalisatrices japonais·es de votre génération ?
Quand j’ai vu Drive My car je me suis dit « Ah bah zut effectivement, la langue des signes coréenne … Voilà, c’est un peu un motif qui va se retrouver dans nos deux films … » [Sa traductrice et lui rient à l’unisson lors de cette réponse]. Cela dit, le fait qu’il y ait un personnage malentendant dans nos deux films, ça n’est pas forcément une mauvaise coïncidence. Je trouve que c’est au contraire très bien que ces personnages puissent devenir des personnages récurrents dans le cinéma, parce que jusqu’à présent c’était des figures qui étaient peut-être trop absentes. Donc je trouve qu’à l’inverse c’est plutôt un bon signe. Et Ryusuke Hamaguchi est un cinéaste pour lequel j’ai vraiment beaucoup d’admiration et de respect. Je suis déjà son travail depuis une dizaine d’années, et donc c’est quelqu’un dont je peux me sentir assez proche.
En interview vous disiez que vous aviez toujours un film de chevet quand vous tourniez, et, pour finir, j’aimerais savoir si ça avait été le cas pour Love Live, et, si oui, lequel ?
Ça ne vaut pas que pour Love Life¸ c’est vrai à chaque fois que je fais un film, mais les films d’Éric Rohmer c’est un peu comme un complément alimentaire pour moi. C’est-à-dire que je les vois et je les revois, parce qu’ils ne cessent de me nourrir.
Journal du Japon tient à remercier M. Fukada pour ses réponses et son temps. Nous souhaitons remercier aussi Viviana, qui a rendu cette interview possible, ainsi que Léa pour son rôle d’interprète.