Love life de Kôji Fukada : le cœur battant des fantômes
En mai 2022, avec le diptyque Suis-moi je te fuis, Fuis-moi je te suis, le prolifique Kôji FUKADA réglait son compte au motif de la femme fatale, et proposait, l’air de rien, un film rageusement féministe et, sinon antisystème, au moins critique de ce dernier. Un an plus tard, le voilà de retour avec Love Life, nouveau round, en salle à partir du 14 juin, entre le réalisateur et les conventions sociales de son pays. Et en attendant notre entretien avec Fukada, en ligne ici, Journal du Japon vous invite à découvrir le film !
La famille est une fête…
Chez le jeune quarantenaire, le cinéma est une démolition. Celles d’idéaux et d’images Épinal qu’il met en scène puis dynamite, prenant soin de garder la caméra en marche pour saisir le paysage qui reste, une fois la poussière retombée. Une dimension qui donne à son œuvre, malgré la diversité de genres que FUKADA y croise, une cohérence à laquelle Love Life n’échappe pas. Mélodrame anti patriarcal comme le diptyque qui le précédait, le film reprend aussi des motifs issus de L’Infirmière et, surtout, d’Hospitalité et d’Harmonium. Comme dans ces derniers, l’idéal au cœur de Love Life est celui d’une famille nucléaire parfaite, composée par Taeko ÔSAWA, jeune femme solaire, son époux Jirô et leur fils Keita, petit prodige de l’Othello. Autour de ces trois personnages, la première partie du film a tout, ou presque, du conte de fées. Les couleurs y sont éclatantes et la caméra du réalisateur mobile et fluide, comme la vie du quartier qu’elle saisit. Une vie dont la tribu Ôsawa semble être le cœur battant : Jirô y jouit de l’estime de tous, et Taeko y est une véritable figure tutélaire : coordinatrice depuis son balcon, protectrice des vieillards et démunis, mère modèle au four et au moulin et véritable rayon de soleil qui semble éclairer tous ceux qu’elle croise. Même Keita, en plus de son talent pour l’Othello, fait montre d’une mémoire hors-norme et est capable de se rappeler du nom de collègues de son père croisés une unique fois.
Ainsi, la première partie du film est une fête permanente. La célébration d’une petite communauté, d’une petite famille et d’un petit monde définit par des guirlandes, des ballons, des pancartes colorées et des surprises organisées en secret. Et à ce petit jeu, Fukada est un maître, qui filme l’extérieur comme un prolongement de l’intérieur, en saisissant, notamment des échanges hurlés d’une barre d’immeuble à l’autre comme si on était chez soi dans la cour. Il fait aussi un usage remarquable de l’étroitesse de l’appartement où vivent les Ôsawa, qu’il transforme en véritable cocon. Tout y est à porté de main et d’une caméra qui peut saisir, dans un même plan, la tendresse d’un couple enlacé et la joie de leur fils sur son ordinateur, les deux séparés uniquement par une porte pas même fermée.
Mais la fête est finie
Mais bien sûr nous sommes en territoire fukadien, un monde dans lequel les familles parfaites n’existent qu’à l’ombre de leur implosion future. Une implosion qui, dans Love Life, est une affaire de fantômes. De fait, si le couple Ôsawa semble filer le parfait amour, Jirô cache l’existence d’une ancienne fiancée, désormais collaboratrice. Quant à Taeko, son ancien époux, le père biologique de Keita, refait surface après quatre ans d’absence. Des retours en force du passé qui ne doivent pas faire oublier, non plus, la rancune des parents de Jirô à l’égard de leur belle-fille dont ils digèrent mal la vie d’avant. Une rancune d’autant plus étouffante que les Ôsawa seniors vivent littéralement de l’autre côté de la cour, autant dire dans l’intimité de ce couple qu’ils n’approuvent pas.
Et c’est là que le réalisateur déploie son art. En même temps qu’il filme le bonheur parfait de la famille Ôsawa, il laisse planer le doute, sa caméra s’attardant un peu trop longtemps sur un regard ou ses personnages s’empêtrant dans une rigidité trop appuyée. Son paradis, avant même que les fantômes y fassent leur retour, semble branlant, instable. Artificiel. Et quand le film bascule, sa photographie revenant à une lumière plus sombre et sa caméra se figeant alors que l’intrigue change radicalement, la surprise ne fait qu’actualiser ce qui était jusque-là un pressentiment abstrait : quelque chose cloche.
Love life est un film qui repose sur un secret, ce qui, par essence, en fait une œuvre impossible à commenter. On peut en dire, néanmoins, que les dernières minutes sont merveilleuses et bouleversantes précisément parce qu’elles ne sont ni la négation du secret au cœur du film ni sa fin, mais plutôt parce qu’elles lui ménagent une place dans le quotidien de ceux qu’il touche. Un geste d’apaisement qui offre au film une conclusion aussi chaleureuse qu’amère. Et, entre cette dernière et le basculement de Love Life dans son second temps, il y a tout le reste, à commencer par ce qui en fait un film terriblement fukadien.
La carte du monde invisible
Nous l’avons dit, Keita est un prodige de l’Othello, ce jeu de plateau impliquant des pions noir et blanc que l’on retourne pour marquer des points. Or, Fukada est lui-même un réalisateur du renversement, de l’opposition et du faux semblant, auquel ce motif sied à ravir. Le noir devient blanc, puis redevient noir. À chaque nouveau pion posé sur le plateau, les cartes sont redistribuées, de la même façon que chaque nouvelle apparition ou disparition – rappelons-nous que nous parlons d’un film de fantômes – modifie complètement le film et ses enjeux. Le plus bel exemple de cela est sans doute la dimension géographique de Love Life, dans lequel le réalisateur s’adonne à une véritable cartographie métaphorique des cœurs. De fait, alors même que le film se joue dans un environnement finalement circonscrit à peu d’espaces, Fukada accomplit, pour chacun d’entre eux, un travail de transformation qui doit être loué, transformant, au gré de ses choix de placement de caméra, le proche en lointain, et le lointain en proche. Il ne cesse ainsi d’étirer ou de raccourcir les distances du petit quartier qu’il filme, faisant des tours des ilots plus ou moins isolés ou proches selon les moments. Quant au peu d’incursions qu’il s’autorise dans le monde extérieur à ce quartier, elles sont aussi une affaire de géographie mentale : des déplacements physiques suggérant des mouvements intérieurs plus grands et intenses encore.
De manière générale, donc, Love Life est un film qui se lit comme une partie d’Othello : une série de renversements aux conséquences de plus en plus spectaculaires à mesure que l’on s’éloigne de son centre. Une lecture qui déjà, suffit à en faire un film à la fois fukadien et intéressant. Mais comme si cela ne suffisait pas, c’est aussi une œuvre qui déborde d’une autre caractéristique essentielle à la filmographie de son auteur : une tendre rage qui lui donne toute sa couleur. Autant que de fantômes, Love Life est une affaire de trahisons. Des infidélités qui ne sont pas personnelles, mais systémiques. Une incapacité à se plier à des règles et rôles assignés. C’est en ce sens qu’il poursuit la démarche féministe de Suis-moi je te fuis et Fuis-moi je te suis : en soulignant la distance entre Taeko et les attentes de ses beaux-parents, et en montrant, surtout, le caractère aliénant et étouffant de ces critères que la jeune femme refuse mais qui l’écrasent malgré tout. Une démarche assortie, comme souvent chez le réalisateur, à une vraie réflexion sur la place, au sein de la société japonaise, des individus marginalisés et fragilisés et à un véritable travail de « visibilisation » des invisibles : sans-abris, handicapés et étrangers, Coréens notamment.
Des étrangers sur un balcon
La rage n’y est pas ouverte ni une révolte frontale. C’est un fourmillement, qui passe par l’impossibilité d’être soi, et par le surgissement d’émotions jusque-là contenues. C’est une affaire de dissonance. D’échecs de l’état compensés par un maillage associatif autant que de résilience. Par deux fois dans le film, Taeko sera abandonnée, et reléguée à l’arrière de deux fêtes auxquelles elle n’appartient pas, malgré tout ce que la première partie du film pouvait suggérer. Dans les deux, elle apparait comme une femme ostracisée, condamnée, dans l’une d’elles, à danser seule sous la pluie, sans que personne ne la voie. Pourtant, ce personnage invisible est aussi l’actrice principale de rafles nocturnes, qui distribue de la nourriture aux sans-abris et qui joue le rôle d’intermédiaire et de traductrice entre les plus faibles et le pouvoir étatique qu’incarne la mairie où son mari travaille.
Dans ses plus beaux moments, Love Life montre la jeune femme libérée du poids de sa belle-famille par la langue secrète et les confessions nocturnes qu’elle partage avec ces « faibles » et ces rejetés. Un partage qui, bien sûr, met au centre du film les questions à la fois du regard et de l’incommunicable. De l’indicible à l’invisible, le film poursuit les réflexions formelles de son réalisateur sur les reflets, sur la solitude humaine, la langue – il y en a trois dans le film – et sur les images derrière les conventions et les illusions. Il le fait, néanmoins, sans jouer la carte du manichéisme. Et, même entre les invisibles et les blessés, il met en scène une violence d’autant plus intéressante qu’elle émerge souvent de nouvelles perspectives et de nouveaux choix d’angles qui renversent le sens de scènes déjà vues. Tant et si bien qu’à la fin, Love Life n’est ni l’apologie d’une lutte des faibles contre les puissants ni la critique convenue d’un système étouffant. S’il souligne les inégalités de pouvoir, et la puissance aliénante de la société japonaise, il ne s’arrête pas à ce constat et propose entre pardon et refus des injonctions, quelles qu’elles soient, une troisième voie qui en fait le film qu’il est, et qui donne, nous le disions, tout son poids à sa fin et son ultime renversement qui achève d’en faire un grand film sur l’élargissement des possibles.
En plein mélodrame pour la seconde fois de sa carrière, Fukada ne s’intéresse pas, avec Love Life, au séisme des émotions, mais plutôt à ses répliques. Aux rémanences qui continuent à secouer ses personnages après l’impact. Une obsession pour « l’après » qui n’a rien de nouveau chez le réalisateur, mais à travers laquelle il continue de s’imposer comme l’un des plus intéressants regards posés sur son pays, et surtout, sur le sort qu’il réserve à ceux qui n’entrent dans aucune case.