Ere Taishō : le chemin vers la guerre et les mécanismes de la militarisation du Japon
Entre l’ère Meiji (1867-1912) qui voit le recouvrement des pouvoirs de l’empereur et l’entrée du Japon dans l’ère industrielle et l’ère Shōwa (1926-1989) marquées par le militarisme, la défaite de 1945 puis par une irrésistible ascension économique, il est fréquent d’omettre l’ère Taishō (1912-1926). Retour sur cette période, pour éclairer cet épisode de l’histoire du Japon et ne plus commettre d’impaires.
Un Japon moderne : période d’intégration pacifique au système international
Au décès de l’empereur Meiji en 1912, l’instabilité des gouvernements accentue les tiraillements entre la politique extérieure impérialiste du pays et un adoucissement du pouvoir impérial en interne. La faiblesse physique et les troubles mentaux de l’empereur Taishō qui succède à son père accélèrent le transfert du pouvoir vers les institutions civiles et vers l’armée. Inspiré jusque-là de la constitution prussienne, le gouvernement entame un mouvement vers un régime s’approchant de la monarchie constitutionnelle britannique, qui accorde des droits plus larges aux citoyens. C’est sur cette base ambiguë que le Japon choisit de présenter en 1915 à la Chine les 21 demandes, un traité visant à augmenter et à garantir l’influence japonaise sur son voisin continental, dans le but à long terme d’en faire un protectorat, et qui par son ton, son contenu et par les menaces proférées en cas de refus, s’approche des traités inégaux imposés par les occidentaux quelques décennies auparavant.
Le début des années 20 est néanmoins marqué par un relatif adoucissement de la position japonaise sur la scène internationale. Le Japon s’intègre aux échanges internationaux et participe par exemple aux Jeux de l’Extrême-Orient qui malgré le peu de participants permettent de maintenir des liens pacifiques avec ses voisins. Les Philippines qui participent aux Jeux sont à cette époque une colonie des États-Unis.
Le Japon rejoint progressivement les différents organes de l’Organisation de la coopération intellectuelle, dès sa fondation en 1921. Là encore, les échanges se font dans un esprit apaisé et pacifiste et le Comité National Japonais (CNJ) est mené par des savants et intellectuels japonais.
Le court règne de l’empereur Taishō laisse place en 1921 à une régence quand il n’a plus la capacité de diriger le pays, et prend fin en 1926 à son décès. Sur la fin, son inaction a laissé une plus grande place à l’armée et à la marine impériale, qui ont commencé à s’attribuer certaines prérogatives politiques. Son successeur Showa est versé dans la conduite d’un pays puisqu’à son couronnement en 1926 il dirige de facto le pays depuis 1921. C’est d’ailleurs à cette période que le mouvement du Japon vers la démocratie s’intensifie, avec plusieurs gouvernements civils, des réformes de la Diète, et le suffrage universel masculin en 1925.
La spirale infernale de la nécessité économique et des ambitions militaires
Les Zaibatsu sont le fer de lance de la fulgurante croissance des années 1920 et la population japonaise s’accroît à un rythme constant. Une bascule se produit alors, puisque les capacités productives japonaises en terme de matières premières et d’agriculture deviennent insuffisantes pour subvenir aux besoins de l’industrie et du peuple.
Le spectre des grandes famines du 19e siècle et une domination industrielle encore mal établie font de la possession et de l’exploitation des territoires colonisés une nécessité vitale pour le pays. Les forces militaires qui ont permis ces conquêtes et garantissent le maintien de ces possessions outre-mer en sortent renforcées.
À cette nécessité se greffe une idéologie qui entrainera le basculement au début des 30. L’impérialisme japonais du début de siècle intègre en effet les concepts dominants de l’époque, notamment les idées de race et de supériorité civilisationnelle. Le Japon commence alors à se percevoir comme une communauté raciale homogène et un groupe lié par le sang, la langue et la culture dans un ensemble cohérent et unique, et donc légitime à dominer ses voisins asiatiques. Cette structure d’interprétation de l’identité, combinée à une certaine confusion autour des concepts de race et de culture, ont permis à une partie des forces politiques japonaises d’adopter un discours radical.
Le mouvement vers un assouplissement du cadre politique interne dans les années 20 ne supportera pas ces contradictions et le début des années 30 signe sa fin. La décennie 30 verra la mise en place d’un modèle de Japon universel, synonyme d’expansion impériale. Cette doctrine est symbolisée par le slogan Hakkō ichiu qui représente l’idée de l’unité de l’Asie sous le patronage du Japon. Le slogan signifie peu ou prou « huit cordons de la Couronne, un toit » et serait attribué au premier empereur mythologique du Japon, Jinmu. Le sens de l’expression est explicité dans cette déclaration attribuée à Osami NAGANO et vraisemblablement prononcée lors d’une réunion de travail idéologique au ministère de la marine en 1934.
L’armée aux commandes, prise de pouvoir par la force
Enhardit par ces idées, certains cadres de l’armée impériale proposent d’envahir la fertile Mandchourie, qui est déjà fortement soumise à l’influence japonaise. Cette idée est vivement combattue par une fraction substantielle des parlementaires japonais et l’opposition sur la Mandchourie a échauffé les esprits, mais surtout mis en lumière l’importance que l’armée a irrémédiablement prise.
Une première tentative de coup d’État militaire échoue en mars 1931 sans que le prestige, la popularité ou la puissance de l’armée n’en soient diminués. Au contraire, forte de son coup d’État – certes raté, mais ayant démontré une certaine faiblesse du gouvernement civil – l’armée provoque l’incident de Mukden et lance l’invasion de la Mandchourie en septembre 1931 contre les ordres du gouvernement civil. Bien que les éléments pacifistes du régime civil désapprouvent, ils sont forcés de défendre la position du Japon, ainsi que la création de l’État fantoche Mandchoukouo pour éviter le délitement de l’État. Il devient dès lors évident que c’est l’armée qui tient les rênes de la politique étrangère.
La crise démocratique se poursuit avec la tentative de coup d’État du 15 mai 1932 et l’assassinat du premier ministre Tsuyoshi INUKAI. Le coup d’état est là encore, un échec, mais les conspirateurs jouissent d’une invraisemblable popularité et leur condamnation est dérisoire. Le gouvernement civil, de nouveau ébranlé, est forcé de suivre les militaires. Et en 1933, le Japon quitte la SDN lorsqu’elle demande que le pays cesse les hostilités en Chine. La crise culmine en 1936 avec l’incident du 26 février, une tentative de coup d’État qui est réprimée de justesse (et dans le sang) par l’intervention de l’empereur. Si ce coup d’État échoue comme les deux précédents, il est une victoire amère pour le gouvernement civil, car il n’a pas réussi à arrêter la dynamique de transfert du pouvoir du côté de l’armée. Même si l’empereur s’est opposé aux putschistes, son pouvoir face à la faction militaire décline, et autant sa volonté que sa capacité à défendre le pouvoir civil iront décroissants. Le système civil devient pour ainsi dire minoritaire dans l’exercice du pouvoir au Japon. Le partage se fait alors entre l’armée impériale et l’empereur, avec un gouvernement civil à la solde du militarisme impérial, condamné à réaliser les buts politiques de l’armée.
Poussé par une dérive idéologique grandissante, dopée par sa position interne dominante et soutenu de plus en plus ouvertement par l’empereur, le Quartier général impérial lance la politique étrangère japonaise dans une expansion militaire frénétique qui début par la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945) avec les conséquences qu’on connait.