Trois ans de manga au sein de Dupuis : les éditions Vega s’ouvrent à de nouveaux horizons.
Après de nombreuses expériences dans le milieu de l’édition, Stéphane Ferrand a créé en 2018 la maison d’édition de manga Vega. Rachetée par Dupuis en 2020, Vega adopte une ligne éditoriale exigeante autour de manga seinen, shônen et shôjo et offre à ses lecteurs un éventail toujours plus large de titres et d’œuvres qui renouvellent le genre. Pour Journal du Japon il a répondu à quelques questions sur son métier d’éditeur et sur les futures orientations de Vega.
Journal du Japon : Bonjour Stéphane Ferrand, et merci pour votre temps. Vous êtes éditeur depuis près de 25 ans maintenant. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans ce métier ?
Stéphane Ferrand : J’aime le fait que ce métier soit systématiquement identique et sans cesse différent. J’ai publié énormément de livres, des manga mais aussi des livres de poche, des polars, des beaux-livres ou le Guinness des records et à chaque fois la mission est la même : faire résonner le contenu avec le contenant.
Avec le manga, j’aime passer d’une découverte de la faune marine (Magmell) à la chasse aux sorcières dans le cinéma hollywoodien des années 50 (Red rat in Hollywood) en passant par un récit de transformation (Birdmen), ou une histoire autour de la fabrication du saké (Natsuko no sake). C’est une perpétuelle découverte d’univers très divers mais aussi d’auteurs ayant chacun un style, un trait bien particulier, comme pour Bokko ou bien Peleliu qui est un manga au graphisme intelligemment choisi en regard de son sujet.
Je cherche toujours à comprendre ce que l’auteur a voulu dire et quel type d’ouvrage serait le mieux adapté, formellement parlant, à son dessin. Je veux donner la place au travail de l’auteur. Il s’agit de recréer quelque chose à partir d’une création, et lorsque c’est fini, on recommence tout depuis le début.
Vega est intégré au groupe Dupuis depuis 2020. Pouvez-vous nous parler de ses différentes évolutions depuis le rachat ?
L’arrivée chez Dupuis a permis, pour Vega, de franchir une barrière en termes de communication, de marketing et d’évènementiel. Notre catalogue bénéficie d’une visibilité nouvelle puisque nous participons à la Japan Expo et au festival d’Angoulême notamment. Toute la « mécanique » du groupe auquel appartient Dupuis (Media Participations) est donc un bel avantage sur ce plan.
Vega avance sur des titres mais aussi des licences. Cela a aussi permis un travail autour du 360. Nous avons les interlocuteurs en interne pour des triples propositions manga/jeu video/anime. Les discussions avec les éditeurs japonais sont toujours axées « éditorial » mais prennent une dimension plus » business ».
Enfin, cela permet de proposer l’intégralité de notre catalogue en digital. C’est toute l’échelle de travail qui s’en trouve modifiée.
Vega s’ouvre à l’international et touche un lectorat plus large qu’auparavant. Qui sont vos lecteurs aujourd’hui ?
En effet le développement se fait à l’international (Japon, Etats-Unis, Europe) et s’amplifie. L’éventail du public s’est certes ouvert mais nous conservons notre ligne autour de la cible young/seinen, pour adolescents ou jeunes adultes. Le manga reste un loisir générationnel et l’image des lecteurs est créée avant tout par les adultes le jeune lectorat peut se reconnaître dans de nombreux titres et nous gardons à l’esprit qu’il est aussi à la recherche d’un rapport qualité-prix (autour de 8 euros).
Par ailleurs, les lecteurs de Dragon Ball (1993 en France) ont vieilli, ils ont dépassé la trentaine et continuent de lire des mangas. Ils cherchent des histoires plus affutées, des personnages plus complexes, un graphisme plus personnel qui s’éloigne des canons du genre.
Avez-vous des auteurs ou des titres, auxquels vous êtes particulièrement attaché ?
Nous souhaitons accueillir sous un format « beau livre », en 15×21, certaines « signatures », de grands noms du manga comme Tetsuya CHIBA dont l’autobiographie est publiée sous le titre Journal d’une vie tranquille, mais également des titres intéressants qui n’ont pas trouvé leur public à l’époque de leur parution comme Bokko. A l’avenir nous espérons proposer des titres de Ryoichi IKEGAMI et de Takao SAITO.
De nouvelles directions éditoriales se dessinent, comme le choix de publier du manga d’auteur. En quoi le travail avec ces auteurs est-il différent ?
À partir de septembre 2023, nous allons lancer une collection nommée Alpha autour de projets plus artistiques, inattendus, étranges. Elle sera le pendant de la collection Aire libre chez Dupuis. Avec Alpha nous amenons le public français vers d’autres styles de manga ; on quitte le noir et blanc ou le format sériel sur 30 ou 40 volumes. Ici les auteurs s’affranchissent des codes traditionnels du manga et travaillent en couleurs, ce qui est inhabituel. Nous travaillons avec ces auteurs comme avec des artistes que nous exposons et nos discussions vont notamment se porter sur le soin apporté à la page, au type de grammage de papier, ainsi qu’au niveau de détail élevé pris en compte dans la fabrication.
Vous développez par ailleurs une ligne de « manga occidentaux ». Quelle valeur ajoutée cela apporte-t-il ?
Oui, une autre évolution de Vega par rapport aux origines, c’est que nous utilisons notre réseau international pour proposer de la création de manga, avec des auteurs français, espagnol, chilien, ou en collaboration avec des auteurs japonais, comme le titre Team Phoenix de Kenny RUIZ. Ces collaborations sont une façon d’associer le meilleur des deux mondes : l’efficacité du manga et la richesse scénaristique de la BD française. Nous développons par exemple un titre d’un adolescent défiguré : le thème est riche et le manga offre davantage de pages pour le développer.
Mais ces collaborations ne sont pas toujours aisées en raison de la barrière de la langue et de différences d’ordre technique, même si les auteurs occidentaux avec lesquels nous travaillons ont intégré, digéré la grammaire technique du manga.
Justement, comment définiriez-vous les codes du manga ?
La principale spécificité du manga, par rapport à la BD, tient au traitement de la temporalité de la narration. Dans une BD, on montrera le début et la fin d’une action : le héros tire dans le ballon et dans la case suivante, marque un but. En manga c’est l’inverse, on se donne le temps de détailler une action (il y a davantage de pages pour cela) en démultipliant les points de vue : au moment où le héros est prêt à tirer, l’action est suspendue afin de montrer le point de vue d’un spectateur, celui de gardien de but, ou de l’entraîneur.
Cela implique qu’on porte plus d’attention aux émotions des personnages dans le manga. Le texte est moins nécessaire car au lieu de raconter, on montre. Au fond c’est un peu l’évolution qu’a connue la BD, où l’on avait au départ des pavés de texte sous l’image qui apportaient le contenu, pour arriver bien plus récemment à des BD muettes.
Le manga historique reste une constante chez Vega. Y a-t-il un travail particulier autour du scénario avec les auteurs qui abordent de tels sujets ?
Même s’il existe des manga révisionnistes au Japon, on s’est éloigné du schéma nationaliste. Chez les grands éditeurs on colle à une certaine rigueur historique, c’est contrôlé, on reste dans le factuel. C’est intéressant d’observer le regard d’un asiatique sur le 20e siècle.
Beaucoup de titres mélangent histoire avec SF ou fantastique. Y a-t-il une plus grande liberté au Japon qu’en France quant à ce mélanges des genres ?
Je ne sais pas si cela tient au manga en particulier ou à une conception culturelle. Ce qui est certain c’est que la France a encore des barrières à abattre concernant notre conception de l’histoire, tout comme pour le mélange des genres. La BD n’a pas encore suffisamment de reconnaissance pour s’affranchir d’un jugement quant à ce qui est fait. Lorsqu’elle s’aventure sur le terrain de la littérature on porte parfois sur elle un regard sévère, même si elle a pu connaître quelques grands succès comme Les enfants de la Résistance.
Dans la culture japonaise, le manga ne porte pas tant à conséquence, littéralement. Le mot « manga » est formé de deux idéogrammes chinois qui signifient d’une part « image » et d’autre part « irresponsable ». Cette posture permet d’aborder tous les sujets même les plus pornographiques sans se poser trop de questions de morale. Sa dimension de divertissement est plus poussée et à la fois tout est sujet de manga au Japon : on trouve par exemple des manga pour tous les métiers, ou des biographies de personnages historiques… Donc un étudiant japonais pourra tout à fait citer certains titres dans son mémoire de fin d’études.
Quoi qu’il en soit il n’y a aucun obstacle, au Japon comme en France, à ce que le manga soit à la fois divertissant et pédagogique.
Merci beaucoup Stéphane Ferrand d’avoir répondu à cette interview. Pour ceux qui ne connaissent pas encore l’éditeur voici une petit sélection de titres…
La sélection Vega-Dupuis de Journal du Japon :
Manchuria Opium Squad, de Tsukasa MONMA et SHIKAKO, raconte l’histoire d’un jeune japonais du Mandchoukouo, qui, dans les années 30, se lance dans la fabrication et le commerce de l’opium pour soigner sa mère mourante et sauver ses frère et soeur de la misère. En 9 volumes au scénario brillamment construit autour de personnages complexes, pris en étau entre désir de survie et des mafias multiethniques plus redoutables les unes que les autres, ce « Breaking Bad » asiatique prend place dans le contexte peu connu de l’occupation japonaise en Mandchourie.
Bokko, Stratège, de Kenichi SAKEMI, Sentaro KUBOTA et Hideki MORI est un récit d’aventure et de guerre dans la Chine d’il y a 2300 ans. Bokko paru au Japon il y a plus de 20 ans, a été réédité récemment au format 15×21 chez Vega. Ce manga met en scène, en 8 volumes, un valeureux stratège guerrier chargé de défendre une cité d’agriculteurs assiégée par une armée de 15000 hommes.
Samura, de OKU, inaugurera la collection Alpha. Ce manga unitaire en couleurs est le premier d’un illustrateur japonais. Sorte de polar métaphysique, quête fantastique d’un personnage plongé au coeur d’un monde d’illusion et de faux-semblants, Samura est un manga poétique, elliptique et énigmatique qui puise dans les croyances ancestrales japonaises.
Team Phoenix de Kenny RUIZ est un space opera inspiré de l’oeuvre et des personnages d’Osamu TEZUKA. Un petit groupe de rebelles, la « team Phoenix » s’organise pour résister au tyran Atlas. Un manga « hybride » dans lequel les héros légendaires d’Osamu TEZUKA évoluent dans un univers fictionnel original.
Peleliu, de Kazuyoshi TAKEDA, avec la collaboration de Masao HIRATSUKA, membre du groupe de recherches sur la Guerre du Pacifique. Peleliu, île du Pacifique à la nature éxubérante, fut le théâtre d’un affrontement meurtrier entre japonais et américains durant la deuxième guerre mondiale. Ce manga historique s’adresse à un public averti et fait le récit cru et détaillé de la bataille, du point de vue d’un jeune soldat qui rêve de devenir mangaka. Son graphisme naïf, parfois minimaliste, met particulièrement bien en valeur le sacrifice absurde de près de 50 000 jeunes soldats.
Genesis, de Kouji MORI, revisite le thème du voyage dans le temps. Précipité dans la préhistoire, un groupe de jeunes étudiants japonais en anthropologie est témoin de l’affrontement entre les Homo Sapiens et les néandertaliens, à la période où ces deux groupes sont censés se croiser. En faisant se rencontrer différentes époques, Genesis aborde le thème de la place de l’individu dans le groupe, ainsi que celle des idéologies, nocives, qui contribuent à la sélection des groupes humains au fil de l’histoire.
Vous pouvez retrouver les éditions Vega-Dupuis sur leur site officiel, www.vega-dupuis.com mais aussi sur Facebook et Instagram. Retrouvez également notre première interview de Stéphane Ferrand à ce poste. On souhaite une très bonne continuation aux éditions Vega-Dupuis et beaucoup de succès pour leurs nouvelles aventures éditoriales !
Quant à vous, si l’un de leurs titres vous attire ou vous a particulièrement marqué, dites-le nous en commentaire !