Suzume de Makoto Shinkai : Les Enfants du désastre
Désormais bien installé au sommet de l’animation japonaise, on ne présente plus ni Makoto SHINKAI ni son travail. Trois après son précédent film, Les Enfants du temps, qui laissait le spectateur au cœur d’un Tokyo submergé, le voilà de retour avec Suzume, nouveau long métrage dans lequel le réalisateur continue d’explorer ses thèmes de prédilection, en salle à partir du 12 avril !
La porte au-delà de la catastrophe
C’est devenu presque un rituel. À chaque passage de Makoto Shinkai en France, Paris se soulève. Il y a trois ans, c’était déjà contre une première proposition de réforme des retraites que la capitale française grondait. Rebelote en 2023. Là où le réalisateur passe, les manifestations s’intensifient. Et on pourrait croire que c’est le quinquagénaire japonais qui fait cet effet aux révoltés hexagonaux… Évidemment, Makoto Shinkai ne joue aucun rôle dans les différentes grèves qui agitent la France depuis quelques mois, mais, malgré tout, la coïncidence amuse.
Car son cinéma, qu’il affine depuis maintenant un quart de siècle est, sous ses airs enchanteurs, habité par des conflits et des oppositions à peu près aussi explosifs que ceux qui secouent le pays. Et Suzume, son nouveau long-métrage, ne fait pas exception. Quoiqu’un peu moins radical que certains de ces précédents films qui mettaient en scène des conflits ouverts entre génération et opposaient une jeunesse avide d’expériences et d’amour à des adultes prêts à les abandonner ou les sacrifier, Suzume reste le récit d’une fugue. La traversée du Japon d’un duo formé par la jeune lycéenne qui donne son nom au film et Sôta, son compagnon de voyage transformé en chaise par le chat maléfique qu’ils poursuivent à travers le pays. Une grande aventure dont le but est de retrouver le corps du jeune homme mais aussi, et même surtout, de refermer les « portes du désastre » qui s’ouvrent un peu partout à travers le pays et qui menacent les localités où elles apparaissent de la destruction.
Des portes que seuls Suzume et Sôta peuvent voir, et qui matérialisent tous les enjeux – et donc toutes les oppositions – du film. Mais chaque voyage commence par un premier pas, aussi, prenons notre temps et n’allons pas trop vite, car, avant de parler des portes, il faut parler de leurs conséquences. Depuis The Garden of Words, en 2013, Makoto Shinkai est devenu un réalisateur obsédé par le désastre et son cinéma semble désormais hanté par le spectre du 11 mars 2011 et de la triple catastrophe du Tōhoku. De la montée des eaux dans Les Enfants du temps à la destruction du village de Mitsuha dans Your Name, ses films, depuis 2011 quoi qu’en passant toujours par l’artifice de la fiction – météorite ou pluie diluvienne – ne cessent de rejouer le drame du Tōhoku. Et, quand ils ne mettent pas en scène la destruction d’un monde, ils posent, comme dans The Garden of Words, au moins la question de sa préservation par l’animation. Ainsi, les portes de Suzume, qui s’ouvrent dans des lieux abandonnés et ruinés, ne sont qu’un prolongement de cette obsession, puisque leur apparition entraîne systématiquement des désastres naturels aux conséquences dramatiques. Cela dit, et pour la première fois, Suzume traite cette obsession frontalement et le 11 mars 2011 joue un rôle central dans son intrigue. Le film n’est plus un conte sur la destruction. C’est un témoignage, la mise en scène de son effet sur le Japon et ses habitants, à commencer par la jeune Suzume. Plus que jamais donc, Suzume est un film sur le désastre qui va jusqu’à montrer des images photo-réalistes de ce que Fukushima et sa région sont devenus.
Le jardin des secrets
Dans une telle œuvre, que les portes jouent un rôle de catalyseur pour les calamités est alors essentiel, car seuls Suzume et Sôta peuvent les voir. Le reste de la population japonaise est aveugle. Leurs amis, leurs proches, les Tokyoïtes qu’ils croisent et tous ceux qu’ils rencontrent au cours de leur périple sont ignorants de tout un monde qui échappe à leur regard. Et c’est dans cette différence que vient se nicher l’opposition du film. Sôta et Suzume voient ce qui échappe aux autres, une capacité qui les anime, bien sûr, mais qui les marginalise aussi. En témoigne une scène, en pleine capitale japonaise, dans laquelle la jeune adolescente essuie les regards désapprobateurs d’une foule qu’elle vient de sauver. De manière plus générale, Suzume, à travers la question du regard, et surtout, des regards, pose la question d’une forme d’incommunicabilité, interrogation qui irrigue tout le cinéma de son réalisateur. Il y a ce que voit la jeune femme et ce que voient les autres. Et ces images sont irréconciliables : il faut pour s’en convaincre voir une scène du dernier tiers du film, bouleversant chocs de points de vue au sommet d’une colline. Si cela compte autant, cependant, c’est bien parce que cette incommunicabilité trouve son origine dans des histoires différentes. Dans des traumatismes non partagés, dont les conséquences présentes isolent et, surtout, dont le film, par le voyage, essaye de faire sens.
Il n’y a alors rien d’un hasard à ce que ce soit dans des ruines que les portes apparaissent. Des lieux abandonnés, reculés. Les vestiges d’une époque révolue, dans lesquelles, pour refermer les portes, Sôta puis Suzume doivent, littéralement « écouter les voix de ceux qui y ont vécu ». Une image qui dit tout des intentions du film. Suzume en effet, y est une aspirante infirmière qui, dès les premières minutes, soigne Sôta. Quant à leur voyage, il a pour but évident de sauver le Japon. Une mission qui passe par l’écoute attentive de ses espaces les plus marginalisés par la redécouverte de lieux abandonnés et riches d’une histoire difficile qui, comme celle de la jeune fille, doit être entendue.
Voyage vers Fukushima
Entre le road-movie et le film de fantômes, Suzume est un film qui, dans ses plus beaux moments, éclaire la route de ses personnages à la lumière du passé et s’en sert pour mettre des mots sur l’indicible. Si pendant longtemps le cinéma de Shinkai a été traversé par une forme de condamnation à la solitude, ce n’est pas le cas de son dernier film. Habité par le même traumatisme, la même peur de la perte que ses œuvres précédentes, il est en revanche porté par un mouvement permanent et nouveau chez son réalisateur. Fugue, course libératrice, voyage à travers le Japon, Suzume ne tient pas en place et sa protagoniste, en à peine 122 minutes, fait le tour d’une grande partie du Japon et s’embarque à bord de tous les moyens de locomotion possibles : ferry, moto, camionnette, trains, voiture ou vélos. C’est un film hyperactif qui trouve dans cette omniprésence du mouvement un chemin de sortie hors de la douleur, et surtout hors de la tragédie.
Pour en dire plus sur le film, il faudrait dévoiler une partie de son intrigue, aussi, plutôt que de gâcher le plaisir de la découverte, revenons à l’essentiel. Makoto Shinkai, en plus d’être une véritable icône de la grève à la française, est un artisan. C’est un orfèvre passionné, qui travaille chacun de ses films comme un petit bijou et en soigne chaque détail avec une attention maladive. Sans surprise, donc, Suzume, dans la droite lignée de Your Name et Les Enfants du temps, est une merveille visuelle dont chaque environnement est sublimé par une mise en scène qui fait ressentir, en même temps que l’immensité du poids qui pèse sur les épaules de Suzume, toute la candeur et la douceur du regard qu’elle pose sur le monde. Et c’est au fond ce qui définit le mieux le film. Sa forme y est profondément adaptée à son fond. Ainsi, si le film est une véritable proposition de deuil national, il est aussi un instantané japonais. Il en saisit, plus qu’aucun film du réalisateur avant lui, les campagnes et les villes, le nord et le sud, la jeunesse et les générations qui la précèdent. C’est un film qui a pour vocation principale de capturer un moment de l’histoire de son pays, et qui s’appuie, pour se faire, autant sur la capacité de son réalisateur à reproduire la réalité quasiment à l’identique que sur une série de formes et idées profondément japonaises. Si les ruines font désormais partie du paysage de l’île dont les campagnes se vident, les portes ne sont qu’une autre de ces images japonaises topique, lieu d’un serment quotidien – la promesse qu’impliquent les formules consacrées au départ et au retour chez soi en japonais – qui joue, comme les espaces abandonnés, un rôle central dans Suzume. Et la mise en scène des décombres de Fukushima, la crainte de l’anéantissement de Tokyo ou même des références à la culture populaire sont autant de rappels du caractère national de Suzume. Ce qui ne l’empêche pas, pour autant de toucher, dans ses plus beaux moments, à l’universel, la promesse de son intrigue, un voyage pour reformer la porte sur les traumatismes, dépassant largement celui du 11 mars 2011.
Personne aujourd’hui, dans le cinéma japonais, n’a l’impact de Makoto Shinkai. Il est, à n’en pas douter, le réalisateur dont la voix porte le plus dans son pays. Et si le cinéma et la littérature du 11 mars 2011 sont désormais un genre à part entière, aucune œuvre sur le sujet n’a réuni autant de spectateurs que Suzume. À ce titre, et indépendamment de ses qualités, il est déjà un film indispensable, qui entretient à l’échelle internationale, la mémoire d’un drame qui ne doit pas être oublié et dont il est nécessaire, encore aujourd’hui, de tirer des conséquences. Si l’on ajoute à cela les qualités visuelles du film, son humour et son énergie, on aboutit à une évidence. Il n’y a aucune raison de ne pas aller voir le nouveau film de Makoto Shinkai. Ça tombe bien, il est en salles et il ne reste plus qu’à réserver ses tickets !