Saules aveugles, femme endormie de Foldes : nouveau regard sur Murakami
C’est après la cérémonie de clôture du Festival Kinotayô, un discours de l’Ambassadeur du Japon lui-même et le sacre de La Famille Asada que nous découvrions, en décembre dernier, Saules aveugles, femme endormie. Trois mois plus tard, le 22 mars 2023, le premier film de Pierre Földes débarque enfin dans nos salles obscures. L’occasion pour Journal du Japon de revenir sur cette libre adaptation en film animé de nouvelles de Haruki MURAKAMI.
Chronique du romancier à ressort
L’exercice (re)devient à la mode. Après Burning, du coréen LEE Chang-dong, après Drive My Car de Ryusuke HAMAGUCHI, c’est un nouveau réalisateur qui décide de s’attaquer aux courts récits de l’auteur japonais le plus lu dans le monde. Le compositeur, peintre et réalisateur Pierre Földes, dont Saules aveugles, femme endormie – une co-production franco-luxembourgeoise – est le premier long-métrage. Moins expérimenté en matière de réalisation que ses prédécesseurs s’étant essayés à l’adaptation murakamienne, Földes fait néanmoins un choix similaire à celui de Hamaguchi sur Drive My Car, en mélangeant plusieurs nouvelles différentes pour en faire un seul film. Ainsi, si le film porte le nom de l’une d’entre elles comme titre, il en mélange en réalité six, issues de différents recueils. Une de L’Eléphant s’évapore, « L’oiseau à ressort et les femmes du mardi » (qui est par ailleurs aussi le premier chapitre de son roman Chroniques de l’oiseau à ressort), deux d’Après le tremblement de terre – « Un ovni a atterri à Kushiro » et « Crapaudin sauve Tokyo » – et enfin trois de Saules aveugles, femme endormie. « Le jour de ses vingt ans », « Le petit grèbe », et, donc, celle qui donne son nom au recueil et au film : « Saules aveugles femme endormie ».
Avant même de plonger dans l’histoire que Földes tire de ces six récits mélangés, il convient de faire l’inévitable, et de présenter l’auteur à leur origine. Haruki MURAKAMI, est peut-être l’un des écrivains les plus importants de notre époque. Pressenti chaque année pour un Nobel qui continue de lui échapper, il n’en reste pas moins l’auteur japonais le plus lu au monde. Si, au début de sa carrière, il était le vilain petit canard de la littérature japonaise – trop pop, trop influencé par l’étranger – il est aujourd’hui un phénomène de société. Tous ses romans sont des best-sellers et on ne compte plus, non plus, les études universitaires sur son œuvre. Il est désormais omniprésent dans le paysage culturel de son pays, et se paye même le luxe, en plus de ses romans, nouvelles, essais et traductions de l’anglais, d’une carrière d’animateur radio, pour le plaisir de la musique.
Figure forte du « réalisme magique » japonais, fin analyste de son pays et de ses failles – et auteur d’un texte majeur, Underground, sur les attentats de 95, Haruki Murakami est un écrivain plus engagé qu’il n’y parait, qui plait autant pour le pouvoir de fascination de ses histoires, que par la profondeur de ses récits. Cela dit, il est aussi un auteur parfois controversé, notamment dans sa représentation des femmes, souvent jugée un peu trop simpliste voire même, parfois, carrément réifiant.
Au sud du familier, à l’ouest de l’inconnu
L’entreprise d’adaptation de Földes est donc un projet à la fois ambitieux et périlleux. Sans même parler de ses prestigieux prédécesseurs s’étant lancés dans l’exercice, s’attaquer à Murakami, c’est s’attaquer à une voix singulière. À une ambiance sans pareille, entre étrangeté et familiarité, et, surtout, à une certaine idée du rythme. Ce qui tombe bien, puisque Pierre Földes est un compositeur de formation, qui signe d’ailleurs la bande-son du film, où se mêlent des moments orchestraux qui résonnent avec l’univers murakamien à d’autres plus électroniques et surprenants.
Un mélange qui est d’ailleurs une bonne définition de ce qu’est Saules Aveugles, femme endormie. Car si le film cite parfois textuellement les nouvelles et leur traduction par Corinne Atlan ou Helene Morita, il prend aussi de grandes libertés avec l’œuvre de Murakami. La plus évidente étant bien sûr la fusion des six nouvelles en une seule histoire, celle de deux salarymen sans ambition, Komura, que sa femme obsédée par les images de la triple catastrophe du 11 mars 2011 finit par abandonner sans crier gare, et Katagiri, qui s’allie bien malgré lui à une grenouille géante pour « sauver Tokyo ». Dans les deux hommes, le réalisateur fusionne différents personnages murakamiens, et, de la même façon, les personnages qui croisent leur chemin, particulièrement ceux féminins, répondent à la même logique, et sont habités par plusieurs histoires réunies en une seule, tant et si bien que Saules aveugles, femme endormie est à la fois déroutant et familier pour les adeptes de l’auteur. Un véritable jeu de pistes en terrain connu, et une adaptation fidèle et libre en même temps.
Ainsi, si, par exemple, l’animation de Földes saisit bien l’impression de réalisme magique murakamienne, notamment grâce à intelligent usage du flou, qui laisse à penser que les quelques personnages principaux évoluent dans un monde indéfini, évanescent, fantomatique et toujours à deux doigts de la disparition, certains passages, au contraire, s’éloignent du matériel d’origine.
La Ballade de l’invisible
À l’inverse de ce que peut laisser penser son titre, c’est le « réveil » qui est au centre de Saules aveugles, femme endormie. Le réveil de personnages réalisant que leurs vies ne vont nulle part, et qu’il en temps d’en changer. C’est en tout cas comme ça que le réalisateur présentait le film lors de son avant-première au festival Kinotayo. « [Un] tremblement de terre intérieur, qui les [les personnages] aide à ouvrir les yeux sur des vérités qu’ils se sont cachés. »
Un thème pour lequel l’animation, et à fortiori celle que Földes emploie, basée sur le travail de véritables comédiens sans pour autant être de la rotoscopie, semble toute recommandée. Et de fait, les choix graphiques, que ce soient les ombres servant de personnages secondaires ou l’alternance de décors riches en détails ou au contraire très sobres rendent assez bien justice au vacillement qui infuse le film. Tout y est une affaire d’équilibre entre le rêve (ou cauchemar et réalité, entre ce qui est en train de s’effondrer et ce qui résiste encore, et l’animation permet à Földes : en alternant des scènes de destruction à d’autres de rêverie, et en mélangeant, à l’écran, réalisme et merveilleux : un poisson flottant au-dessus d’un couple, une grenouille buvant le thé ou la vision d’un fantôme dans un bar.
En ce sens et comme Murakami, Földes ne cesse jamais de brouiller les frontières entre le réel et l’imaginaire, et son film tout entier baigne dans une ambiance inquiétante et fantastique. Il est traversé par des motifs tels que celui du couloir sans fin, du sous-terrain ou de la perte, qui, en plus d’être éminemment murakamiens, contribuent tous à renforcer une impression d’étrangeté qui se matérialise aussi dans les couleurs, la forme des bâtiments ou certaines expressions des personnages.
Cela dit, et si visuellement le film se permet une variété bienvenue, il est plus sobre dans sa réalisation, et privilégie, pour filmer ses multiples dialogues – car, et ce sont là les mots de Földes lui-même, Saules aveugles, femme endormie est « bavard » – des plans fixes. Ainsi, le film est presque une série ininterrompue de conversation entre deux personnages, filmés soit en champ contrechamp, soit ensemble dans le cadre. Une parole omniprésente, que le réalisateur utilise ensuite comme support pour le reste de sa narration : comme ouverture vers le souvenir ou le rêve notamment. Mais il y a quelque chose de quasi étourdissant dans un tel déferlement verbeux. S’il faut saluer le travail des doubleurs, le film manque parfois de rythme, ou du moins, en se reposant plus sur le dialogue que sur la vie intérieure, il s’éloigne largement de celui murakamien, une distance à saluer ou décrier selon les sensibilités.
Des artistes sans femme
En revanche, sur le traitement des personnages féminins, le film pose une question beaucoup plus complexe. Murakami, sur le sujet, est décrié. Chez lui comme à l’étranger, on lui reproche un mal gaze un peu trop présent. De trop les sexualiser et de les condamner au réel, alors que les combats que mènent ses personnages masculins relèvent plus de l’inconscient. Mis face à cette critique par l’autrice Mieko KAWAKAMI – qui admire son travail et qu’il tient lui-même en très haute estime – le romancier a avoué ne pas être sûr de la place de son œuvre face au féminisme. Il se défend de tout motif conscient et assure ne pas voir dans les femmes que de pratiques instruments littéraires. En revanche, à 74 ans, il reste un homme de son époque pour lequel hommes et femmes ont différentes « fonctions », chose qu’il assume, en s’excusant au lectorat qu’il pourrait blesser et en bottant en touche en affirmant qu’il n’est qu’un romancier dont le travail ne serait pas aussi profond que ce que l’on voudrait penser.
Son échange avec Mieko Kawakami sur le sujet – disponible en anglais – est passionnant, et montre bien qu’il y a une place pour la lecture critique et féministe de Murakami. Une lecture qui ne retire rien à la qualité de ses œuvres, mais qui invite à en repenser certains aspects. Or, si une chose est certaine au sujet de Saules aveugles, femme endormie, c’est qu’il ne fait pas ce travail. Au contraire, Földes exacerbe le male gaze murakamien et fait même le choix d’une certaine forme d’érotisme, largement absente des nouvelles qu’il adapte.
On pourrait argumenter que le féminisme et la remise en cause du male gaze n’est pas un devoir, et l’érotisme pas fondamentalement mauvais. Cela dit, dans le cadre d’une adaptation d’un auteur qui, précisément, fait polémique sur le sujet, le balayer d’un geste de la main, voire l’amplifier, est déjà une façon de se positionner dans le débat. C’est un choix, opposé à celui de Mieko Kawakami ou de Ryusuke Hamaguchi, qui, justement, dans Drive My Car, accordait autant d’attention aux personnages féminins que masculins, et qui va largement à rebours des préoccupations contemporaines dont on sait que Murakami est loin d’être insensible.
Au fond, c’est un choix qui définit largement le film qu’est Saules aveugles, femme endormie. Une adaptation qui saisit l’esprit murakamien avec un certain talent et qui, rien que pour cela, ne manque pas d’intérêt, mais qui, par ailleurs, semble parfois échouer à en dire quelque chose. Si Földes manie les images propres à l’auteur et s’il convoque des idées et thèmes qui, à n’en pas douter, sont murakamiens, il n’apporte pas toujours sa pierre à l’édifice, et, quand il le fait, c’est parfois sans recul sur ce qui, chez Murakami, n’est pas nécessairement le plus glorieux.
Jeu de piste à travers l’œuvre du romancier, film intéressant sur le vacillement du réel, des émotions et de la vie, Saules aveugles, femme endormie, est aussi une mise en image réussie du déroutant enchevêtrement de banal et de fantastique propre au réalisme magique. Pour les fans de l’auteur, il est une occasion de redécouvrir son œuvre par le prisme d’un autre regard, même si ce dernier, parfois, s’arrête avec un peu trop d’attention sur ce qu’il aurait mieux fait d’éviter, au risque de donner une image faussée du matériau d’origine.