Mizu SAHARA : explorer les sentiments…

S’il y a bien une mangaka en France qui mériterait d’être davantage connue et mise en avant, c’est bien Mizu SAHARA ! Et cela d’autant plus que la France peut s’enorgueillir d’avoir presque toutes ses œuvres sorties chez différents éditeurs, en dehors des boy’s love et autre yuri publiés sous un pseudonyme et plus rares dans notre hexagone. En tout cas, profitant de l’arrivée de l’un de ses derniers titres, Joker of Destiny, chez Pika, nous avons souhaité vous proposer un petit focus sur ce qu’elle a produit et ce qu’elle apporte au monde du seinen, et ce depuis de nombreuses années.

Quand douceur rime avec mélancolie

Pour celles et ceux qui connaîtraient déjà le travail de l’autrice, vous ne serez sûrement pas surpris par ces mots… pour les autres nous vous invitons fortement à vous y essayer. Mizu SAHARA fait partie de ces artistes qui savent véhiculer et transmettre une multitude de sentiments, à retranscrire de petites attentions et à dépeindre des moments au-delà de l’espace et du temps… au sein desquels il se passe mille et une choses qui arrivent à toucher aussi bien les personnages que le lecteur. Chacune de ses œuvres est là pour explorer les émotions de l’âme humaine et les interactions sociales entre chaque protagoniste. Cette mangaka sait par exemple manier à la perfection la mélancolie et ce qu’elle apporte : une certaine douceur et une belle résilience.

Première capture du manga My Girl par Mizu Sahara

© Mizu Sahara / My Girl – Photo par C. Hugonin

Cependant à de nombreuses reprises, le regret peut aussi se cacher sous la mélancolie. Quoi qu’il en soit ces deux sentiments sont vecteurs chez la personne et dans sa recherche du meilleur pour elle-même.

L’un des exemples le plus parlant se trouve peut-être dans sa série My Girl. La mangaka raconte le quotidien d’un jeune homme, Masamune Kazama, qui tente de s’épanouir dans son travail de salary-man. Ce dernier, célibataire, semble pourtant chérir le souvenir d’une personne aimée quelques années plus tôt, comme s’il regrettait de ne plus avoir de liens ou de contacts avec elle, n’ayant jamais eu de retour à ses lettres. Mais, un jour, on finit par le contacter pour lui annoncer que celle qu’il a aimé si fort, l’amour de sa vie, est morte, laissant derrière elle une petite fille de cinq ans : Koharu. De fil en aiguille, il comprend que cette petite fille est en réalité sa propre enfant que Yoko, son ex, avait décidé de lui cacher afin de le pousser à vivre sa vie pleinement. Dès lors, un nouveau quotidien pour lui s’ouvre avec l’apparition fortuite de cette enfant, le forçant à devenir un père. La fillette quant à elle s’accroche désespérément à lui, la seule personne ayant aimé sa mère.

Seconde capture du manga My Girl par Mizu Sahara

© Mizu Sahara / My Girl – Photo par C. Hugonin

Sur fond de souvenirs de la mère, ces deux personnages vont tenter de s’apporter un réconfort à travers cette mélancolie qui s’installe, ces regrets de ne pas avoir pu tout dire,  ces moments non partagés, ces absences. Les larmes coulent, le cœur se serre et pour autant Masamune fait ce qu’il peut pour apaiser le cœur de la fillette, pour être à ses côtés, et l’aider à grandir, quitte à l’élever seul. Mais cette sérénité est-elle si facile à mettre en place ? Une réflexion de la grand-mère de Masamune, dans l’un des deux premiers volumes, résume à merveille l’état d’esprit de ce père célibataire, sur son combat au quotidien après que ce dernier fut si bouleversé. En réalité, cette réflexion sera le porte-parole de la mangaka dans toutes ses séries.

Que faut-il faire pour être heureux ? Qu’est-on capable d’accomplir pour atteindre un bonheur disparu ? Est-ce que l’amour peut vraiment tout guérir et apporter l’apaisement ? Surmonter des épreuves aide-t-il à réellement aller de l’avant et à sortir grandi ? Dans My Girl, sortie en France entre 2010 et 2012, le lecteur suit donc le cheminement entrepris par un père et sa fille dans les méandres d’une tristesse sans fond. Et pourtant, par les personnages qui les entourent, par leur quotidien, une véritable douceur s’installe et se distille au fil des pages. Affronter l’adversité permet ainsi d’obtenir une vie plus équilibré et vouée à offrir un avenir plus radieux, même si ce dernier risque bien d’être semé d’embûches.

Illustration couleur liée à Un bus passe de Mizu Sahara

BASU HASHIRU © Mizu SAHARA 2005

Cette série, parmi les premières de l’autrice, initie le travail qu’elle mettra en œuvre afin de transmettre les émotions. Elle les met en avant, sans fioriture, afin de les peindre et d’offrir ensuite une véritable réflexion. Dans My Girl, la question sera par exemple dans la seconde moitié de la série : Masamune doit refaire sa vie et vivre aussi pour lui-même… et pourra-t-il y parvenir ? On obtient un petit élément de réponse grâce à sa collègue Katagiri qui ose lui montrer que d’autres femmes peuvent l’aimer à leur tour.

On traite de My Girl pour aborder le sujet, mais en réalité le premier recueil d’histoires courtes de la mangaka, Un bus passe, est également le candidat idéal à cette mise en scène typique de l’auteure : la mélancolie teintée de douceur. Dans ce recueil de nouvelles on y croise une jeune femme qui regrette de ne pas avoir réussi à avouer ses sentiments, adolescente, à son ami d’enfance. À force de s’être renfermée sur elle-même et dans ses regrets, elle ne voit pas que d’autres agissent de la même manière qu’elle. Et qu’ils répètent les mêmes erreurs du passé, s’empêchant de percevoir un nouvel amour potentiel. Puis il y a cette jeune fille qui décide de croire à une superstition pour essayer de pousser son petit ami à l’aimer et ne pas la rejeter… Ou encore cet enseignant de matières scientifiques au lycée qui va recevoir une déclaration d’amour atypique d’une de ses élèves, à laquelle il croira, malgré lui, durant 5 ans avant d’en voir le vrai dénouement, une période alors emprunte d’une certaine tristesse du temps perdu. Chaque personnage explorera à sa manière les ressentiments profonds enfouis en eux, provoquant alors une certaine douleur et qui pousse à essayer de s’en sortir contre vents et marées.

Et si l’abnégation et la volonté permettaient d’aller au-delà du qu’en-dira-t-on ?

Illustration couleur de Le chant des souliers rouges par Mizu Sahara

TETSUGAKU LETRA © 2011 Mizu SAHARA by Shogakukan.

Si Mizu SAHARA est douée pour transmettre un certain chagrin à fleur de peau dans son œuvre et ses différentes histoires, elle est également une narratrice hors pair pour transmettre ses messages. Ainsi, il est nécessaire de s’arrêter sur deux autres titres qui offrent une belle leçon d’espoir : Le chant des souliers rouges et A tail’s tale. Si l’amour, sa douceur et ses difficultés sont omniprésents dans les titres de l’autrice, elle n’a pas son pareil pour offrir une jolie note d’espérance. Elle n’hésite en effet pas à casser les codes sociaux et moraux et à démontrer que la différence est une bonne chose.

C’est ainsi que son personnage principal dans Le chant des souliers rouges, Kimitaka apprend à faire avec sa différence et celle des autres. Après une désillusion totale au collège et à un accident lors d’un entrainement de basket, il va se retrouver confronté à la haine de ses camarades. Pour lui, c’est alors presque normal tant il a jalousé les autres des mois durant, pensant rester le meilleur alors qu’en réalité il était médiocre. Prostré sur lui-même, c’est en faisant la rencontre d’une camarade de classe, que ses yeux s’ouvriront. Cette dernière, Takara, souffre en effet d’être si grande pour son âge, et de ne pas réussir à danser le flamenco comme elle le souhaiterait. Par un coup du sort, Kimitaka aura des mots simples et doux envers elle, transformant sa vie et par la même recevra en retour une paire de chaussures de flamenco.

Deuxième illustration couleur de Le chant des souliers rouges par Mizu Sahara

TETSUGAKU LETRA © 2011 Mizu SAHARA by Shogakukan.

Ce n’est néanmoins qu’une fois au lycée, décidé à reprendre le cours de sa vie, que l’adolescent osera affronter ses peurs. Avec une certaine résilience, il décidera de se mettre lui-même à la danse quitte à utiliser pour cela des chaussures reçues… des chaussures pour femme ! Qu’importe les apparences, ce qu’il souhaite c’est changer et aller de l’avant afin d’être digne de Takara qui fait tout pour reprendre confiance en elle et qui travaille dur pour devenir basketteuse. Durant sa recherche de lui-même à travers le flamenco, il fera la rencontre de nombreux personnages hauts en couleurs, un peu en marge de la société par leur corpulence, leur passion ou leur personnalité. Pourtant, le lycéen, au départ introverti, finira au contraire par être plus ouvert d’esprit. Dans cette comédie, l’autrice n’hésite pas à bousculer chaque personnage pour leur ouvrir les yeux au sujet d’un autre, à l’instar du petit fils de la professeur de flamenco qui a en horreur les travestis et qui, pourtant, comprendra qu’il ne vaut pas mieux que ceux qui lui cherchaient des noises.

Sur fond de danse espagnole, Mizu SAHARA arrive à jouer des notes décousues pour offrir en réalité une magnifique partition qui fonctionne et qui happe le lecteur : ce dernier se projette en réalité dans nombre de situations vécues par les personnages. Un beau titre sur la tolérance envers les autres mais surtout sur l’intérêt de ne pas rester seul, et d’écouter ses proches même quand la vie semble difficile à vivre.

Couverture du tome 1 de A tail's tale par Mizu Sahara

© 2020 by MIZU SAHARA / COAMIX

Si on part sur cette idée de l’importance de vivre, quoi qu’il en coûte, alors on ne pouvait pas ne pas traiter de A tail’s tale, même si la série n’est pas encore totalement terminée en France. Dans ce manga aussi, l’autrice bouscule clairement les codes puisqu’elle met en avant directement une grosse différence chez l’un des héros principaux. Ce qui lui vaut par ailleurs de devoir sans arrêt déménager et subir le regard désagréable des autres. Il s’agit en outre de l’une des dernières séries réalisées par l’artiste et on le saisit bien !

Ici, le sujet est pris à bras le corps dès le tout premier volume. En effet, Nachi, une collégienne pratiquant le soft-ball, paraît un peu mal dans sa peau car elle semble stagner dans son club et, surtout, elle se sent différente de ses camarades puisqu’il s’avère qu’elle n’arrive pas à bronzer alors que les autres crameraient au soleil. Se sentant en décalage par rapport aux autres filles, et après avoir éconduit l’un des premiers de la classe, le beau-gosse de service, la jeune fille va se rapprocher d’un autre collégien : Ustumi. Très vite, elle se rendra compte que ce dernier cache un lourd secret qui l’handicape au quotidien : il possède une queue, ressemblant à une queue en tirebouchon de cochon, dans le bas du dos.

Couverture du tome 3 de A tail's tale par Mizu Sahara

© 2020 by MIZU SAHARA / COAMIX

Cette dernière lui vaut qu’à chaque fois que son secret est découvert, son entourage change d’attitude, le harcèle, et le brime, forçant ainsi sa famille à déménager afin de lui assurer sécurité et bonne santé. Alors qu’habituellement cela ne dérangeait pas le garçon : après sa rencontre avec Nachi, cela change. Cette dernière est la seule à l’avoir accepté pour ce qu’il était, sans état d’âme et sans a priori surtout. Mais voilà, Utsumi décide de ne plus donner de nouvelles après son départ, suite à la découverte de sa queue de cochon. La collégienne le cherchera en vain durant des mois, arrivera au lycée pleine de ressentiment à son encontre alors même qu’elle l’aime encore, enfouissant profondément son mal être. Cet aspect de sa personnalité renoue un peu avec la première partie de cet article, laissant transparaitre toute sa tristesse.

Pour autant, le destin les remettra sur le même chemin : que se passera-t-il alors ? Nachi acceptera-t-elle de revenir auprès de Utsumi alors que ce dernier avait préféré fuir de prime abord ? A tail’s tale c’est leur histoire, avec leurs hauts et leurs bas, mais avec cette différence au cœur de l’intrigue et ce qu’elle implique. Mais grâce à cette résilience dans le cœur de Utsumi, et à cette acceptation sans borne dans celui de Nachi, il acceptera de tenter pour elle, de s’accepter lui-même pour avancer et croire à nouveau qu’il peut vivre comme les autres.

Un dessin au service des autres

Couverture de The voices of a distant star par Mizu Sahara

© Makoto Shinkai / CWF / Mizu Sahara/ Kodansha Ltd.

On ne pouvait pas aborder l’œuvre de Mizu SAHARA sans s’arrêter un minimum sur son coup de crayon. S’il y a bien une caractéristique essentielle à cette artiste, c’est son trait si particulier, vecteur d’une multitude de choses ! Que cela soit pour ses propres séries, que l’on vient d’aborder, ou en binôme avec un scénariste : l’autrice n’a pas son pareil pour offrir une ambiance bienvenue !

Dans The Voices of a Distant Star réalisé en 2005 (mais sorti en 2021 en France), comme pour dernière sortie Joker of Destiny, elle sait apporter sa patte au service d’un scénario qui ne lui est pas propre. Qu’on lui offre un univers entièrement de science fiction comme The Voices of a Distant Star, l’adaptation d’un OAV réalisé par Makoto SHINKAI, et la mangaka saura faire naître une belle ambiance futuriste et dans le même temps douce-amère. Le scénario narre la vie d’adolescents en 2047, où le voyage spatio-temporel existe sur fond de conquête spatiale, mais tout le monde ne peut pas y prétendre.

Couverture du tome 1 de Joker of Destiny par Mizu Sahara

© by SAHARA Mizu / Kôdansha

Par un coup du sort, de jeunes amoureux se verront alors petit à petit séparés par le poids des années tandis que l’un des deux vieillit à la vitesse terrestre et l’autre à la vitesse réduite : un amour peut-il alors résister aux affres du temps et à la distance parmi les étoiles lointaines ? Comment se comporter alors que, pour l’un les sentiments paraissent dater de la veille quand, pour l’autre, cela semble un lointain passé. Mizu SAHARA offre avec son dessin une nuit d’étoiles à foison et en même temps tout une mécanique bien huilée qui fonctionne. Le mélange du genre de la science fiction et son dessin par moments évanescent, apporte une véritable touche onirique et poétique qui ne peut que transporter le lecteur en distillant la magie, le temps d’un tome unique dans le vide intersidéral… Le temps continuant de s’écouler encore et encore…

Néanmoins, la mangaka continue de relever de nouveaux défis puisque sa dernière collaboration, concerne le dernier titre arrivé en France : Joker of Destiny. À retrouver chez Pika, ce titre est à l’opposé de ce qu’a pu offrir Mizu Sahara jusqu’ici : il s’agit d’un thriller psychologique, à sa manière. Ici, le coup de crayon de l’autrice sert à merveille l’incapacité du héros, Kiwa Ogata, à vouloir vivre décemment et librement alors qu’il est doté d’un don à double tranchant. En effet, à l’écouter, il lui suffirait de souhaiter fortement quelque chose, comme le fait par exemple d’avoir la meilleure note à un examen, et son vœu se voit exaucé mais avec une contrepartie en retour, pour le moins violente. De peur de provoquer de nouvelles catastrophes dans son entourage, il décide de vivre sans l’utiliser, mais sa petite amie Mahiro va finir par le mettre au pied du mur et il utilise de nouveau son fameux don…

Cet aveu sera le début de bouleversements plus grands encore : dans la vie du héros mais également dans sa relation de couple puisque sa petite amie, au départ peu convaincue finira par saisir qu’il a peut-être raison. Mais n’est-ce pas trop tard ? La roue du destin peut-elle encore être arrêtée ? Ces contreparties sont-elles réelles ou n’est-ce que le coup du hasard ? Par son dessin haletant, la mangaka sait dépeindre le mal-être qui prend Kiwa alors même que Mahiro semble tomber dans une spirale infernale. On ressent à la perfection qu’il y a quelque chose de surnaturel à l’œuvre dans leurs esprits et on ne sait quand cela s’arrêtera. Le scénario de l’autre mangaka, Michiharu KUSUNOKI, pensant désespérément que son histoire ne verrait jamais le jour d’après ce qu’il écrit en hors-texte, sied à merveille à Mizu SAHARA qui sait jouer dans sa mise en case, presque cinématographique par instant, à distiller une ambiance lugubre. Le côté presque ésotérique de son coup de crayon permet dès lors d’offrir toute la poésie dont elle seule est capable de transmettre, et on ne peut que retenir son souffle quant à savoir ce qui attend les deux héros par la suite. Et cela tombe bien puisque la série sera terminée en 3 volumes !

En conclusion, vous l’aurez sûrement saisi avec cet article, mais Mizu Sahara est une mangaka qui sait manier à la perfection les émotions et jouer avec. Elle ose réaliser des titres qui sortent des sentiers battus par les sujets abordés, et pour autant chacun possède sa propre justesse, sa patte, et saura toucher ses lecteurs. Toute personne se lançant dans la bibliographie de l’autrice trouvera son bonheur et un ouvrage qui fera écho d’une manière ou d’une autre en elle ! A Journal du Japon, on apprécie son travail et on espère encore découvrir d’autres de ses séries dans les mois qui viennent !

 

Retrouvez A tail’s tale chez Noeve GrafX, ainsi que Joker of Destiny et The Voices of a Distant Star chez Pika. Pour Un bus passe et My Girl : il vous faudra vous armer de patience car c’est sur le marché de l’occasion que vous les trouverez, tout comme Le chant des souliers rouges anciennement labellisé Kazé manga, aujourd’hui devenu Crunchyroll.

Charlène Hugonin

Rédactrice à Journal du Japon depuis quelques années, je suis un peu une touche-à-tout niveau mangas, anime et culture. Mais j'ai une jolie préférence pour tout ce qui a trait à la gastronomie japonaise, et ce qui tourne autour et même le sport ! Peut-être pourrons-nous même en parler ensemble ?

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