Alone in Tokyo : la quête d’une identité
Thierry Clech, auteur et photographe français, a choisi le Japon comme toile de fond pour son troisième roman : Alone in Tokyo. Il raconte l’histoire d’un critique de cinéma qui se rend à Tokyo afin d’interviewer un réalisateur franco-japonais et l’actrice principale de son nouveau film. Journal du Japon se propose de vous présenter ce roman avant de livrer une interview de l’auteur pour mieux cerner cet univers fictif.
Alone in Tokyo : autour d’une tragédie
Un critique de cinéma qui ne connaît rien du Japon décide malgré tout de s’envoler pour le pays du soleil levant afin d’interviewer un réalisateur franco-japonais sur son nouveau film de zombies atypique et prometteur. De surcroît, l’actrice principale est une star du cinéma français, ce qui garantit un article à succès.
Avant son voyage, le personnage principal rend visite à sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Les symptômes de cette maladie vont rapidement faire écho à la sensation d’être perdu sans aucun repère au milieu de l’immensité urbaine des quartiers de Tokyo.
Alors qu’il s’apprête à interroger la fameuse actrice Aurore Granger, un immense séisme secoue la mégalopole, et notamment le quartier de Shibuya dans lequel ils se trouvaient. Toute l’équipe du film se retrouve éparpillée, mais le critique ne quitte pas son objectif des yeux : retrouver Aurore Granger afin de faire cette interview si importante aux yeux de son chef.
Le sens aigu du détail
Malgré un scénario catastrophe en décor de fond, Alone in Tokyo n’est pas un roman à suspens et mise davantage sur l’aspect descriptif. On s’attarde sur le moindre détail du quotidien du personnage principal, on a l’impression d’être à Tokyo avec lui tant le texte livre avec précision l’ambiance des quartiers de Shinjuku et Shibuya.
Les lecteurs ayant des difficultés avec les textes résolument descriptifs pourront éprouver des difficultés à lire Alone in Tokyo. En effet, certaines phrases peuvent durer un paragraphe voire une page entière. De plus, le vocabulaire utilisé est très élaboré et complexe par moments. Ce vocabulaire, essentiellement attribué aux descriptions des décors, ambiances et sensations, se confronte aisément à un lexique plus passe-partout voire familier quand les personnages s’expriment.
Une lecture qui fait réfléchir
Le but d’Alone in Tokyo n’est pas de résoudre l’intrigue d’une histoire. Nous suivons simplement les déambulations du personnage principal dans une ville dont il ne connaît rien. On découvre avec lui comment appréhender la capitale japonaise, à la fois si atypique et si semblable à n’importe quelle immensité urbaine. La thématique de l’éruption du Mont Fuji plonge la ville dans un chaos presque apocalyptique et accentue la sensation de perdition et d’absence de repères ressentie par le narrateur dès les premières pages du livre. On le suit dans son errance, et la précision accrue des description donne l’impression de tout vivre avec lui.
Il ne faut cependant pas s’attendre à du suspens à chaque fin de chapitre, à des rebondissements spectaculaires. L’œuvre est plutôt contemplative et permet de mener des réflexions sur un événement qui pourrait survenir dans la réalité. Car après tout, nous ne sommes pas à l’abri d’une véritable éruption du Mont Fuji qui pourrait faire des dégâts épouvantables. Et lorsqu’on est déjà étranger à un pays, à sa culture et sa langue, qu’en est-il lorsqu’une telle catastrophe survient ?
Un sentiment de solitude permanent
C’est une question que l’auteur semble essayer de traiter en partie dans Alone in Tokyo, s’attardant sur les sentiments multiples du narrateur. On insiste sur son incompréhension totale de Tokyo, son incapacité à communiquer avec les autres victimes du séisme afin de savoir comment réagir. L’auteur joue aussi sur la perte des codes sociaux traditionnels suite à la catastrophe, faisant parfois un parallèle entre le comportement des humains et celui des animaux.
Ainsi, le titre Alone in Tokyo a une double signification : si c’est avant tout le titre du film du réalisateur à interviewer, il fait également écho à toute l’errance subie par le critique de cinéma tout au long des 165 pages du livre. Sa solitude physique et mentale, le parallèle fait avec la maladie de sa mère qui lui fait tout oublier, y compris ses repères les plus solides.
L’avis de la rédaction
Il peut parfois être difficile d’apprécier des textes où la description est omniprésente, notamment si tout est dépeint avec une extrême précision. En effet, cela peut freiner l’imaginaire, voire le brider. Alone in Tokyo est donc une oeuvre dans laquelle il est difficile d’entrer dès les premières pages si l’on est sensible à cet aspect de la lecture. Il faut accepter d’être guidé en permanence par l’auteur et son narrateur et de se mettre dans la peau de ce dernier comme si nous vivions nous-mêmes l’expérience.
Une fiction si proche de la réalité
Une fois ce cap passé, Alone in Tokyo est une fiction intéressante par sa focalisation sur les sensations, les doutes et le sentiment de solitude qui persiste du début à la fin de l’histoire. On pourrait s’attendre à une évolution différente de l’histoire, des explications concrètes sur l’éruption du Mont Fuji et ses conséquences globales sur la capitale japonaise. Mais il n’en est rien, on restera concentrés sur le critique sans élargir le champ de vision, qui restera restreint, comme si nous étions nous-mêmes aveuglés par la poussière et la cendre post-séisme.
Un sentiment de frustration pourrait persister en fin de lecture, du fait que tout se termine de façon plutôt abrupte, comme s’il manquait des morceaux de l’histoire. Mais c’est certainement ce qu’a souhaité l’auteur : insister sur une tranche de vie d’un homme qui a renoncé à aller au bout de ses objectifs mais s’est laissé porter par les événements qui se sont succédés face à lui tout au long de son périple tokyoïte.
À la rencontre de l’auteur
Journal du Japon a eu l’opportunité d’interroger Thierry Clech afin de mieux comprendre son univers atypique.
Du roman à la photographie
Journal du Japon : Bonjour monsieur Clech, et merci d’avoir accepté de répondre à notre interview. Nous vous remercions pour votre temps. Tout d’abord, quel est votre parcours d’écrivain ? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous mettre à l’écriture ?
Thierry Clech : J’ai été successivement journaliste, critique de cinéma puis scénariste avant de publier mon premier roman. Ces différentes étapes témoignent sans doute d’une certaine timidité vis-à-vis de la littérature, à la mesure de mes admirations en ce domaine, et, surtout, d’un temps de maturation assez long avant de mettre au point une « mécanique d’écriture » qui me soit propre.
Il m’a donc fallu me défaire des habitudes et tics d’écriture que l’on acquiert en travaillant dans le journalisme, la communication ou le cinéma, pour parvenir à mettre au point un style qui me corresponde, lequel est d’ailleurs pratiquement à réinventer, ou du moins à conforter à chaque nouveau roman, tant j’ai l’impression de repartir à zéro quand je me lance dans un projet.
Dans vos romans, avez-vous un style de prédilection ?
En dehors du style relatif à l’écriture que je viens d’évoquer, mes romans se ressemblent, non du fait de leurs éventuelles thématiques (je pense que tout peut être prétexte à littérature, et je ne respecte de ce point de vue aucune hiérarchie entre des sujets supposés nobles et d’autres plus futiles), que par la trajectoire qu’ils décrivent et qui s’apparente, me semble-t-il, à une traversée. Traversée du temps, d’une ville, des apparences, etc. Autant de motifs que l’on retrouve dans Alone in Tokyo.
Vous êtes également photographe. Travaillez-vous plutôt les portraits, les paysages, ou d’autres thématiques ?
Je suis, en matière de photographie, totalement monomaniaque puisque, depuis mes toutes premières images, il y a plus de trente ans désormais, je ne travaille qu’en argentique, en 24 x 36, en noir & blanc. Et sur le vif, ce qui exclut toute idée de mise en scène.
Il s’agit de regarder sans aucun a priori ce que la réalité me propose (les splendeurs du visible sont souvent là où on ne les attend pas) lorsque je sillonne une ville, ou de plus grands espaces inhabités, en bord de mer ou à la campagne. Comme un enfant qui découvre tout, sans tenir compte des échelles du beau et du laid, du frivole et du sérieux, établies par les adultes. Comme un vieillard qui contemple avec mélancolie ce qu’il voit probablement pour la dernière fois. Bref, la vie éphémère dans un battement de paupière, qu’il s’agisse d’un paysage, d’un mouvement de foule, d’une ombre, d’un animal, d’un visage.
Y a-t-il une corrélation entre votre activité d’écrivain et de photographe ? L’un inspire-t-il l’autre et vice versa ?
J’ai sans aucun doute un mode de perception très visuel, d’où ma passion pour la photographie, et mon attachement, lorsque j’écris, à produire des images pour le lecteur. Décrire une ville, une rue, un objet, une silhouette, est un défi que je me lance pratiquement à chaque nouvelle ligne, chaque nouveau paragraphe, et que j’essaye de combiner avec le flux des pensées de mon narrateur (j’écris toujours à la première personne du singulier). C’est cet entremêlement qui me passionne, cet « enregistrement » d’images matérielles et d’autres mentales, que ce soit d’ailleurs en littérature ou en photographie.
Alone in Tokyo : entre réalité et fiction
Est-ce votre premier roman se déroulant au Japon ? Pourquoi avoir choisi ce pays pour planter le décor de votre histoire ?
Oui. J’avais toutefois déjà écrit sur le Japon, notamment des avant-propos pour mes livres de photographie. J’y avais pris beaucoup de plaisir et m’étais juré de « repartir » au Japon pour une plus longue distance d’écriture. Au vrai, je désirais priver mon narrateur de ses références ordinaires d’Occidental. Le Japon est idéal, de ce point de vue. J’ai un peu hésité entre deux villes, Osaka (que j’aime beaucoup) et Tokyo, mais j’ai finalement opté pour la seconde, qui, pour différentes raisons, me posait moins de difficultés.
La thématique abordée, une éruption du Mont Fuji, est assez spécifique. Comment vous êtes-vous documenté afin de rédiger une fiction témoignant d’un tel phénomène le plus fidèlement possible ?
J’ai regardé quelques vidéos de tremblements de terre, pas forcément au Japon d’ailleurs, et mon imagination a fait le reste. En revanche, pour l’éruption proprement dite, l’idée m’est venue là encore après avoir vu une courte vidéo sur internet, tournée dans la ville de Kagoshima, sur l’île de Kyushu, recouverte de cendre après l’éruption du volcan Sakurajima.
Dans la première partie du roman, avant la catastrophe, les descriptions sont plutôt longues, précises. Dans la seconde partie, même si l’ensemble est toujours très détaillé, les phrases semblent plus courtes. Est-ce un rythme voulu pour marquer la séparation entre l’avant et l’après séisme ?
J’aime ce changement de rythme, entre le calme et le chaos, la contemplation et l’action, la lenteur et l’urgence. Plus le temps paraît s’étirer paisiblement dans une première partie, plus fortes sont les émotions qui succèdent à la catastrophe, lorsque volent en éclats les certitudes et les repères.
Les personnages d’Alone in Tokyo sont-ils complètement fictifs ou sont-ils inspirés de personnes réelles (comme vous citez des réalisateurs de films connus à plusieurs reprises) ?
Les personnages du roman sont tous fictifs, mais ils s’inscrivent dans une histoire du cinéma qui, elle, est bien réelle. Par ailleurs, la star du cinéma français que mon narrateur recherche parmi les décombres de Tokyo, est probablement un personnage composite, disons entre Isabelle Adjani, Catherine Deneuve et Isabelle Huppert auxquelles j’ai bien sûr songé en écrivant.
Sur un fond de scénario catastrophe, nous suivons au final une tranche de vie du personnage principal. Il n’y a pas particulièrement de suspense, ou d’explications sur le phénomène. Pourquoi avoir choisi le thème de l’éruption, quel message avez-vous voulu faire passer dans votre texte ?
Je ne désire faire passer aucun message dans mes romans (et pas davantage dans mes photographies). Je me méfie également des sujets trop forts, trop imposants, et des récits « sur-scénarisés » où un rebondissement en chasse un autre. Il me semble que ce sont souvent des artifices, ou des écrans, qui empêchent de s’approcher de toute la sensibilité et de la complexité de la vie humaine.
Ce qui émerge sans doute des différents thèmes que j’ai agrégés à l’occasion de ce roman (le Japon, le cinéma, l’amnésie – la mère du narrateur souffre de la maladie d’Alzheimer – et un tremblement de terre de très forte magnitude), c’est le trouble de la perception que chacun peut éprouver dans des circonstances particulières, et souvent dramatiques de l’existence : un voyage loin de chez soi, un accident, le décès d’un proche, une rupture amoureuse, l’annonce d’une maladie grave, la perte d’un emploi, etc.
Nous avons tendance, en ces occasions, à nous dédoubler, et à considérer notre existence comme celle d’un autre, comme une fiction que l’on ne maîtrise plus et qui nous embarque sur une mer déchaînée, sans savoir si nous pourrons parvenir à atteindre le prochain rivage. C’est ce qui arrive à mon narrateur, critique de cinéma par surcroît, qui d’une certaine manière regarde le film de sa vie, à Tokyo, entre terreur, fantasmes, mélancolie, veille et songes, réel et imaginaire, avec deux figures féminines qui ne cessent de lui échapper : la star du cinéma français, insaisissable, et sa mère, qui ne le reconnaît plus.
Le Japon en toile de fond
Avez-vous été à la rencontre du Japon et de sa culture pour votre roman ou aviez-vous un intérêt pour ce dernier antérieur à la création d’Alone in Tokyo ?
Je me suis rendu à cinq reprises dans ce pays pour y prendre des photos. J’adore son étrangeté, son côté énigmatique, secret, parfois incompréhensible. Car le Japon aussi est d’une certaine manière insaisissable, pour l’Occidental que je suis.
Vous livrez des descriptions de Shinjuku et Shibuya extrêmement précises dans votre texte, jusqu’à nommer des noms d’hôtels ou de lieux publics. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ces quartiers ?
Je m’y suis longuement attardé, notamment lors de mon dernier séjour. Il y règne une perpétuelle agitation, une formidable profusion visuelle (les néons, les publicités, la foule, la circulation…), qui est fascinante à regarder, à photographier, et à retranscrire dans le cadre d’un roman.
Quel aspect du Japon avez-vous eu envie de transmettre dans votre roman ?
Son mystère. Plus on croit s’en approcher, le comprendre, et plus il s’éloigne, devient sibyllin.
Avez-vous d’autres projets à venir, que ce soit en littérature ou en photographie, mettant en scène le Japon ?
J’ai déjà publié deux livres photo consacrés au Japon, et exposé plusieurs fois mes images, j’aimerais cependant y retourner pour de nouveaux projets, même si c’est un pays qui n’est pas si simple à photographier, car on y tombe vite dans les clichés, les images convenues.
Un mot pour la fin ?
Kanpai ! (j’adore le saké et je n’en ai bien sûr jamais bu d’aussi bon qu’au Japon)
Alone in Tokyo est une lecture complexe et qui pousse à la réflexion. On se surprend à relire certains passages pour mieux les appréhender. Pour autant, c’est une histoire qu’on prend plaisir à suivre jusqu’à la dernière page. La description exhaustive donne l’impression d’avoir voyagé à Tokyo sans avoir quitté notre fauteuil de lecture. Et quand on a déjà visité la capitale nippone, on ne peut que saluer l’exactitude des descriptions qui nous renvoient à nos propres souvenirs, instaurant une certaine nostalgie.
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