Revivre par la culture : Reborn-Art Festival
Journal du Japon vous propose de découvrir cet événement singulier : le Reborn-Art Festival qui a eu lieu pour la troisième fois à Ishinomaki dans le Nord-Est du Japon. Créé en 2017, il a pour but la revitalisation de la région sinistrée par le tremblement de terre et le tsunami de mars 2011.
La triple catastrophe de mars 2011
Ishinomaki, la seconde plus grande ville de la préfecture de Miyagi, et ses environs ont été particulièrement frappés par la triple catastrophe de 2011. Des villages entiers dont celui de Momonūra, un des lieux du festival, ont été pratiquement rasés. Une des raisons expliquant l’ampleur des destructions sur le littoral d’Ishinomaki à Iwaki (préfecture Fukushima) est le manque de protection contre un tsunami aussi gigantesque que celui de 2011. De plus, la densité de la population dans cette zone urbanisée et industrialisée explique quant à elle le grand nombre de victimes dans l’agglomération de Sendai (la plus grande ville de la préfecture Miyagi) dont Ishinomaki est une des villes satellites.
La catastrophe naturelle à laquelle s’est ajouté le désastre nucléaire a affecté le pays entier et pris une dimension politique et culturelle qui a conduit penseurs et créateurs à repenser leur rapport à la nature. Ainsi, est-elle le sujet de romans et de poèmes, de manga et de pièces de théâtre, de séries de photographies et de films. Écrivains, artistes et cinéastes se sont penchés sur le sujet en se posant la question de comment aborder ou représenter la catastrophe et continuent à le faire onze ans après l’événement tragique. Les réponses données par ces œuvres littéraires, artistiques et cinématographiques vont bien au-delà de la catastrophe elle-même et visent l’état de la société japonaise tout entière. Le film documentaire de Toshi FUJIWARA Mujin chitai (No Man’s Zone, 2012) et le film de fiction Kibō no kuni (Land of Hope, 2012) de Sion SONO présentent par exemple une critique du gouvernement et sa manière de faire face à la catastrophe (nucléaire surtout) tout en abordant d’autres problèmes de la société japonaise contemporaine comme la fragilité des zones rurales et les conséquences du développement technique trop rapide. Ils revendiquent un changement d’attitude concernant la relation de l’homme avec la nature dont il s’est détourné. Ce que Fujiwara exprime dans des commentaires en off, Sono le souligne par des images poétiques des paysages ravagés du Tōhoku.
Sono exprime des doutes envers les déclarations rassurantes des politiciens qui cherchent à diminuer le danger de la radioactivité. Néanmoins, son film se termine sur une lueur d’espoir et conseille de refuser la course folle d’un progrès technologique de moins en moins contrôlable.
Il en est de même dans le roman Radio Imagination de Seikō ITŌ, paru au Japon en 2013 et publié en France en 2016 chez Actes Sud. On peut le rapprocher d’un kaidan (une histoire de fantômes japonaise) moderne, son narrateur principal étant une victime de la catastrophe dont on ignore s’il est mort ou vivant. Les morts s’adressent à lui, le DJ d’une radio imaginaire : ce personnage fantomatique leur donne de l’espoir tout comme l’ouvrage d’Itō incite à la vie, à l’image de la dernière chanson jouée par DJ Ark.
Festivals de revitalisation
Le nom du Reborn-Art Festival révèle immédiatement son but de vouloir créer de l’espoir et de viser l’avenir, la « renaissance ». Depuis 2011, une grande partie de la ville d’Ishinomaki a été reconstruite, mais en 2017 l’infrastructure routière du littoral et de la péninsule d’Oshika était encore marquée par de multiples chantiers, entre autre dus à l’établissement de digues. Les travaux de reconstruction ne sont pas encore tous terminés en 2022. De plus, l’incident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi a terni l’image de la région, une région vivant de l’agriculture, de la pêche et de l’aquaculture. Fermiers et pêcheurs ont dû faire face à la peur des consommateurs quant à la contamination radioactive, produisant un impact énorme sur le secteur de l’alimentation japonais touchant tous les métiers liés à la production et la distribution de produits agricoles et de la pêche.
À l’origine du Reborn-Art Festival il y a un groupe d’habitants d’Ishinomaki désireux de faire revivre la communauté et de stimuler l’économie régionale. La dimension sociale, culturelle et économique de l’événement et son but de revitalisation évoque d’autres festivals de ce type très populaires au Japon depuis les années 1990. Il s’agit souvent de projets liés à l’art et nés de la volonté de combattre les graves problèmes économiques du monde rural dont la dépopulation est une des causes. Le vieillissement de la société dû au déclin du taux de naissance se fait sentir davantage dans les régions rurales qui souffrent de plus de l’exode des jeunes sans emploi. Selon des études sociales et économiques, ces festivals peuvent être considérés comme des stratégies efficaces dans l’effort de faire revivre une identité communautaire, voire de recréer des communautés. La Triennale d’Art d’Echigo-Tsumari, tenue dans la région montagnarde de la préfecture Niigata, est un des exemples les plus célèbres.
Le Reborn-Art Festival
L’idée de la (re)création d’une identité communautaire est une notion-clef du festival d’Ishinomaki. La participation des habitants de la région est un des facteurs majeurs à la base du projet, qui espère créer de nouveaux liens entre les habitants et leur environnement. L’idée de collaboration embrasse tous les acteurs, population locale aussi bien qu’artistes, musiciens et cuisiniers. Le festival est censé attirer des visiteurs dans la région mais aussi des investisseurs, ce qui pourrait inciter les jeunes à rester.
L’idée de « renaissance » prend une dimension toute particulière dans cette région où les habitants ont fait face à l’expérience de la destruction et de la perte et aux traumatismes qui en résultent. Bien qu’il adapte des stratégies similaires à d’autres festivals de revitalisation, la pratique artistique, voire culturelle, comme moyen de combattre des traumatismes distingue le Reborn-Art Festival d’autres événements de revitalisation rurale. De plus, la reconstruction récente et continue dans la région offre un cadre particulier à l’idée de la régénération locale et régionale et à celle de la renaissance d’une identité communautaire s’appuyant sur de nouvelles relations sociales. Le festival d’Ishinomaki a donc une dimension salutaire en tant que moyen d’inspirer du courage à ceux qui ont tout perdu.
Le Reborn-Art Festival a eu lieu pour la première fois en 2017. Un second festival a été organisé en 2019 et le troisième sur deux ans, en 2021 et 2022. Il combine art, musique et alimentation et se déroule sur une large superficie : la ville Ishinomaki, sa banlieue et divers endroits de la péninsule d’Oshika. Compte-tenu de l’idée d’éveiller une nouvelle conscience vis-à-vis l’environnement naturel et social, la nature sert de cadre à maintes activités, pendant qu’une grande partie des expositions ont lieu à Ishinomaki. Les œuvres d’art, les installations en pleine nature, les concerts et la cuisine permettent aux visiteurs de percevoir les œuvres sous toutes leurs formes et de découvrir la région, son histoire et ses traditions.
Gota MATSUMURA, originaire d’Ishinomaki, a été un des agents principaux de la création du festival : Directeur général de la première édition en 2017, il en est désormais le directeur administratif. Son expérience du tsunami de 2011 a fait naître en lui le désir d’agir en faveur de la région et de ses survivants. La reconstruction communautaire lui tenait donc particulièrement à cœur. Dès le début, Takeshi KOBAYASHI, présidant le comité exécutif du festival de 2021 et 2022, a participé à l’événement – en tant que musicien, co-organisateur et programmateur. Kobayashi est un musicien, parolier et producteur de musique qui a entre autres composé la bande musicale de plusieurs films dont celles de Suwarōteiru (Swallowtail, 1996) et Riri Shushu no subete (All About Lily Chou-Chou, 2001) de Shunji IWAI. Il est également un activiste social et le co-fondateur (avec Ryūichi SAKAMOTO et le chanteur-parolier Kazutoshi SAKURAI) de la banque AP, une organisation à but non-lucratif qui soutient les régions dévastées par la catastrophe de 2011. Il possède une ferme dans la préfecture Chiba, développant actuellement un projet de visualisation de la distribution de la nourriture. Parmi les programmateurs qui ont collaboré dès le début avec le festival indiquons aussi Etsuko WATARI et Koichi WATARI, Directrice et PDG du Watari-um (Musée Watari de l’Art contemporain), un musée privé de Tokyo à renommée internationale.
Le point de départ était d’utiliser ce que la région offrait et ce qui se trouvait déjà sur place. Ainsi, la collaboration entre les artistes invités et la population a été une stratégie primordiale. La sculpture OSHIKA (CERF BLANC) de Kohei NAWA est devenue l’œuvre emblématique du festival. Elle a été érigée en 2017 sur une plage de sable blanc à Oginohama sur la péninsule d’Oshika, région riche en folklore où vivent aussi de nombreux cerfs. La sculpture numérique d’une hauteur de six mètres reprend l’image d’un cerf empaillé. Le nom de l’œuvre qui fait référence à la région où elle est installée, « Oshika », renvoie à la fois aux cerfs, messagers divins de la mythologie japonaise et aux cerfs dits « perdus » qui envahissent désormais la péninsule. Le cerf apparaît comme un messager pour ceux qui le regardent. Nawa a formulé ses intentions ainsi : « Le projet pose la question : qu’est-ce que l’art public ? Quelle est la signification d’une sculpture sociale pour nous dans une nouvelle ère ? » Accompagnées d’une série de bouées placées tout au long de la côte environnante, l’œuvre représente divers aspects de la région, le côté maritime aussi bien que sa faune et son folklore. Les bois de l’animal érigés vers le ciel peuvent évoquer l’espoir. Conçu comme un projet éphémère, le cerf blanc a fini par trouver une place permanente sur la plage d’Oginohama. Nawa n’a pas abandonné le Reborn-Art Festival non plus, et est, depuis 2019, l’un de ses programmateurs.
C’est près de sa sculpture qu’ont eu lieu plusieurs concerts lors des éditions précédentes, et qu’est installé un des restaurants, le « Hama-saisai », fondé par un groupe de femmes de la région. Dès le début, la nourriture a donc joué un rôle-clef dans le Reborn Art Festival. Ishinomaki est une ville dont l’économie repose sur les industries de la pêche et de l’agriculture. La péninsule d’Oshika est considérée comme le lieu de naissance de la culture des huîtres au Japon. De plus, manger et boire ensemble permet de créer des liens. L’intérêt pour la nourriture ne devrait donc pas surprendre.
Bien que leurs efforts visent à le rendre plus attrayant et à insuffler les circuits alimentaires d’une nouvelle vie, l’intention des organisateurs dépasse le cadre local. À la base du concept du Reborn-Art Festival il y a le désir de développer une nouvelle conscience envers la nourriture au-delà de la pure consommation. Il s’agit de la revaloriser autant que de revaloriser la nature dont elle vient – que ce soient les océans, les rivières, les forêts ou les champs. L’idée est de mettre en valeur la richesse de la région et ses ressources en tenant compte de tous les acteurs dans la chaîne de production – du pêcheur au consommateur. Ainsi, le festival est décrit sur son site web en 2019, comme « un voyage autour de l’essence de la vie sous forme de projets et événements variés ».
En 2019, exemple des actions menées par le festival autour de la nourriture, le chef Jérôme WAAG, qui a ouvert le restaurant « The Blind Donkey » à Tokyo en 2016 et son partenaire Shinichirō HARAKAWA, ancien chef du « Madeleine » à Paris, présentaient le projet « Avant de cuisiner : la nature de la nourriture » qui englobait l’exploration de la péninsule d’Oshika et de ses produits alimentaires, la pêche aussi bien que l’éventrement du gibier. Leur expérience a été filmée et exposée au Musée de Culture et d’Ecologie d’Ishinomaki.
Le Reborn-Art Festival de 2021 et 2022
Comme en 2017 et 2019, le festival a offert la possibilité de séjours avec nuitées sur son vaste territoire à l’occasion de sa troisième version de l’été 2021 et 2022. Les visiteurs pouvaient faire de longues promenades – à vélo ou à pied – d’un site artistique à l’autre et profiter des repas offerts par le festival. Réparti sur deux ans à cause de la pandémie du Covid-19, le festival a été organisé sous les thèmes « Altruisme et fluidité ». La catastrophe de 2011 a conduit les artistes à repenser la relation de l’art à l’expérience vécue. Le Covid-19 et la guerre en Ukraine ont ajouté une nouvelle dimension encore plus intense au sentiment d’incertitude générale, dimension qui dépasse le cadre local, et concerne le Japon aussi bien que le monde entier.
Dans son annonce, publiée sur le site du festival, Kobayashi explique ce qu’il veut dire par « Fluidité » et « Altruisme ». Il évoque la fragilité et l’instabilité du monde contemporain faisant face aux changements technologiques qui influencent notre façon de vivre et ébranlent les structures traditionnelles, par exemple dans le monde du travail. La menace invisible qu’est le virus contribue à cette fluidité parfois inquiétante et a en même temps bloqué les mouvements de tous. Malgré son effet d’isolement, l’expérience de la pandémie peut aussi être considérée comme moyen d’inspirer de nouvelles manières de penser et stimuler des rencontres.
De même, l’altruisme est repensé dans le cadre du festival. Selon Kobayashi, le concept d’altruisme qu’il propose dépasse la vision philanthropique habituelle et englobe l’idée que « nous aussi faisons partie de la nature ; le mot évoque des images de frontières fluides entre le soi et les autres ». L’individualisme peut se transformer en égoïsme mais la liberté individuelle est aussi nécessaire et se manifeste aujourd’hui sous ses formes les plus variées en termes sexuels, culturels, ethniques…. Kobayashi met en lumière le rôle du festival face à ce constat : « Aujourd’hui, une décennie après le tremblement de terre et au milieu de l’ère du Corona virus, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il y a peu de choses que nous savons réellement ou pouvons contrôler. Je crois que le rôle du Reborn-Art Festival est de mettre en lumière à quel point nous faisons partie de et sommes liés à la nature et à l’univers, en complétant grâce à l’imagination et à la créativité la représentation et le dévouement dans la joie de la mémoire. »
Il s’agit d’avancer tout en préservant la mémoire du passé. Les œuvres d’art – peintures, sculptures, installations dans les intérieurs ou en pleine nature – invitent les visiteurs à percevoir le monde d’une façon autre et à pénétrer une nouvelle réalité. Il en est ainsi pour SWIMMING TOWN de l’écrivaine et artiste Mariko ASABUKI et son partenaire Kanji YUMISASHI, une installation dans un entrepôt désaffecté aux murs délabrés recouverts de peintures murales et remplis d’objets liés au contexte maritime. Les peintures ainsi que les assiettes, les figurines représentant des poissons et d’autres animaux marins et les boîtes en plastique vides, parsemés dans l’espace désolé sont tirés de l’expérience vécue et inspirés des histoires racontées par les habitants de la région.
Le projet de Izumi KATŌ a été exposé au Ishinomaki Minamihama Tsunami Memorial Park – lieu de commémoration des victimes du tsunami couvrant 38 hectares – à Minamihama, un quartier d’Ishinomaki. L’artiste a déposé des pierres de tailles différentes et des sculptures dans ou devant les peu de maisons et entrepôts qui n’ont pas été détruits par le tsunami. Cette installation met en lumière le caractère commémoratif du lieu et invite à de multiples réflexions. Il en est de même pour la sculpture SURF ANGEL de Motohiko ODANI exposé dans un hangar dans la région de Watanoha. Cet ange qui porte un maillot de bain contient de multiples couches de significations, allant d’un sentiment de fragilité à celui de liberté. C’est dans la même région que Takeshi YASURA a créé son installation THE GROUND IS STILL ALIVE en arrachant une nouvelle végétation du sol parsemé de gravier. Dans la région de Momonūra-Oginohama, le CLOUD PAVILION de Sō FUJIMOTO est une installation extérieure dont le toit rappelle les nuages du pavillon imaginé. Selon l’artiste, les nuages, qui ne connaissent pas de frontières, symbolisent « diversité et tolérance ». L’acteur-cinéaste-artiste et homme d’affaires Yūsuke ISEYA s’est également inspiré de la nature environnante pour WORSHIP, un projet engageant le visiteur émotionnellement et intellectuellement. Il fait appel à son imagination dans l’espoir que l’émotion engendre la cognition et l’amène à l’action.
Ce ne sont que très peu d’exemples de ce qui a été présenté au Reborn Art Festival. Mais ils montrent que le no man’s land dévasté est transformé en paysage-signe d’une importance toute nouvelle. Le festival ne va pas pouvoir changer le monde, mais il peut créer de l’espoir et une sorte de libération, conditions essentielles pour l’action et le changement.