Professeur Yamamoto part à la retraite : Kazuhiro Soda, dans l’intimité d’un super-héros japonais
Documentariste prolifique, Kazuhiro Soda est, dans le paysage audiovisuel japonais, une voix singulière. Auréolé de deux prix, la Montgolfière d’Or au Festival des Trois Continents et le Prix œcuménique à celui de Berlin, son nouveau film, le touchant Professeur Yamamoto part à la retraite est déjà un immanquable de cette fin d’année, à découvrir dans les salles obscures, grâce à Art House, à partir du 4 janvier.
Kazuhiro Soda, le Japon à cœur ouvert
Malgré pas moins de 10 documentaires réalisés depuis 2007, Kazuhiro SODA reste peu connu en France. Une injustice à laquelle l’édition 2022 du festival Kinotayo comptait bien remédier en lui consacrant une rétrospective. Sept films, montrés, en sa présence et celle de sa femme Kiyoko KASHIWAGI, du 6 au 17 décembre dernier entre le Forum des images et la Maison de la culture du Japon. Occasion idéale pour les spectateurs de l’hexagone de se familiariser avec ses films, qu’il qualifie lui-même de « films d’observation » et qu’il réalise selon une méthode stricte suivant dix commandements immuables.
Des lois auto-fixées qui, depuis plus de quinze ans, façonnent sa démarche et son œuvre et auxquelles son dernier film, Professeur Yamamoto part à la retraite (ou Zero dans la version internationale) n’échappe pas. Cela dit, loin de peser comme une chape de plomb sur son cinéma, ces lois – dont la première est de toujours s’autofinancer – sont au contraire ce qui en font, en grande partie, sa force. Dans l’ensemble, elles sont toutes orientées vers une même idée : celle de préparer ses films le moins possible, afin de tourner dénué de toutes intentions préconçues, qu’elles soient formelles ou thématiques. Pas de thèmes, de recherches ou d’entretiens préalables. Pas de scénario. Pas d’autre caméraman. Pas de voix off ni de musique et une volonté de filmer le plus longtemps possible, avec le moins de plans possibles dans de petits espaces intimes. En limitant ses outils, Soda s’impose une ouverture et une disponibilité totale à celles et ceux qu’il suit. Avec ses « dix commandements », ses films deviennent leurs films. Et, dans le cas de Zero, cette ouverture et cette disponibilité sont des arguments de poids, qui contribuent largement à sa portée émotionnelle et sociale.
Professeur Yamamoto, héros grisonnant
Comme son titre français l’indique, le film s’intéresse principalement à un homme, le professeur Masatomo YAMAMOTO pionnier de la psychiatrie au Japon, que Soda avait déjà filmé en 2008, dans Mental. Ainsi, si Zero n’est pas préparé, il est une suite, et, douze ans après son prédécesseur, le film renoue avec le psychiatre autant que ses patients, et surtout, sa femme, Yoshiko YAMAMOTO. De fait, lorsqu’il en parle en interview, Soda revient presque toujours sur un regret qu’il avait de Mental et de son tournage : l’invisibilisation, c’est le mot qu’il emploie dans un entretien accordé à Dimitri Ianni, de Yoshiko et du rôle prépondérant qu’elle a joué dans le succès de la clinique de son mari autant que dans sa vie. Ainsi, il y a deux films dans Zero. Le premier, qui occupe sa première moitié, est celui de la fin de la carrière du professeur : ses derniers entretiens avec ses patients, et sa gestion très humaine et empathique de la suite. Quant au second, il plonge dans l’intimité du couple Yamamoto et dévoile la façon dont, la retraite du professeur enfin actée, les deux octogénaires doivent réinventer leur quotidien et apprendre à vivre pour eux, tout en faisant face à la maladie d’Alzheimer qui atteint Yoshiko.
Filmé en quelques jours et sans équipe technique, Professeur Yamamoto part à la retraite est un film qui marque par la simplicité de son dispositif. Une unique caméra, toujours très proche du professeur, de ses patients ou de Yoshiko, et c’est à peu près tout. Pourtant, cette simplicité n’empêche pas le documentaire de déployer une puissance émotionnelle et une profondeur thématique franchement étonnantes, bien au contraire. D’abord parce que Soda excelle à capter le quotidien et les moments intimes. C’est vrai quand il filme le couple à l’intérieur de leur maison et saisit la façon dont leurs mains s’effleurent sans qu’ils y pensent, ou dont ils se croisent dans l’intérieur chargé, mais c’est aussi vrai quand il filme les entretien du professeur avec ses patients, sa caméra mobile flottant d’un visage à l’autre, sans coupe, laissant toute la place à l’émotion des adieux que patient et médecin et se font. Ensuite parce que, avec son évidente bipartition, le film croise deux sujets qui, mis l’un face à l’autre, résonnent avec intensité. En effet, sa première partie pose une question qui était déjà au cœur de Mental mais dont l’importance est toujours fondamentale : la place que réserve la société japonaise aux personnes fragiles qui ne peuvent s’y insérer, ou alors à grande peine. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ce premier pan du film, malgré la tendresse du professeur pour ses patients, déborde d’une colère contenue. La terreur d’un patient face au pouvoir que peuvent exercer les membres du personnel soignant sur lui, et la réalisation bouleversante de son impuissance face à eux. Les difficultés financières d’un autre, les larmes d’un troisième, Soda filme les conséquences de la politique médicale japonaise, et, sans trop faire, sans même « tromper » ou du moins orienter le spectateur avec une voix off ou de la musique, les images qu’il saisit suffisent à convaincre de sa brutalité, voir de sa cruauté.
Résister avec tendresse
Face à ce système, le professeur est un exemple d’empathie, et il suffit de le citer lorsqu’il s’adresse à son premier patient du film pour s’en convaincre. « Je suis très admiratif de tous les efforts extraordinaires que tu as fournis pour survivre jusqu’à aujourd’hui. Vraiment. Ton père et ta mère ont été courageux aussi, mais ce n’est rien comparé à ce que tu as fait. » Tendre, compréhensif, il incarne une certaine idée de la psychiatrie, qui – les plans fixes que Soda glisse sur sa clinique, veillotte et abimée – ne semble pas être particulièrement populaire au Japon mais qui rencontre pourtant, parmi ses patients et ses proches, un succès unanime. Ainsi, si cette première partie ne détourne pas le regard face à la détresse des patients que le professeur laisse derrière lui, elle saisit, aussi, les multiples moments de joie qu’il partage, et il y a presque autant d’éclats de rire que de larmes dans la première partie du film.
Mais c’est quand il entre dans son second temps que Professeur Yamamoto part à la retraite déploie sa véritable ampleur. En effet, autant qu’un film sur la gestion des patients atteints de troubles psychiatriques, Zero est un documentaire sur la place des femmes dans la société japonaise. D’ailleurs, lors de la cérémonie de clôture du festival Kinotayo où Soda était présent, le film n’était pas présenté comme le sien, mais comme celui de lui et de sa femme, Kiyoko Kashiwagi, qui en est la productrice. Et pour cause, Kazuhiro Soda reconnait que, Mme Kashiwagi, comme Yoshiko Yamamoto a trop longtemps été invisibilisée par le travail de son mari, un tort que le film essaye en partie de réparer. Or c’est précisément au croisement de ces deux thèmes que le documentaire brille le plus fort. La maison des Yamomoto telle que Soda la capte est un immense capharnaüm dans lequel les octogénaires se déplacent avec peine. À toutes heures et en tous lieux, leurs conversations sont interrompues par des appels professionnels que reçoit encore l’ex-professeur, et tout, dans leur quotidien, semble témoigner des sacrifices qu’ils ont tous deux fait pour accompagner leurs patients. Des sacrifices qui n’ont pas été faits par l’état japonais et qui, à défaut, ont dû être pris à leur charge par le professeur et sa femme. Le caractère exceptionnel de leur engagement est une évidence que Soda saisit à merveille. Mais c’est aussi un drame insupportable. Car pour soigner ceux qui en avaient besoin, le prix à payer était élevé : rien de moins que deux vies, usées d’avoir fait, pour la population la plus fragile, ce que leurs gouvernants se sont refusés à faire.
Mme Yamamoto, héroïne oubliée
Comme si cela ne suffisait pas à faire de Zero un grand film, il y a une dernière chose à dire à son sujet. Atteinte d’Alzheimer, Yoshiko est largement diminuée : presque incapable de parler, et marchant parfois avec difficulté. Pourtant, le second mouvement du film est largement consacré à son histoire. Une histoire racontée par une amie Mme SUEKI. C’est elle qui raconte ses souffrances et ses sacrifices, elle qui dit et raconte tout ce qu’elle a dû endurer pour accompagner et aider son mari dans sa vocation. C’est elle, aussi, qui parle de la façon, dont, avant de tomber elle-même malade, elle s’est occupée, jusqu’au bout de sa mère. Et, c’est, enfin, elle qui se souvient des moments de joie qu’elles ont partagés, sans que le professeur n’en sache rien, lorsqu’elles se retrouvaient pour « boursicoter » dans son dos. En d’autres termes, c’est une femme, Mme Sueki, qui raconte la souffrance d’une autre femme qui ne peut plus dire, Mme Yamamoto. Une souffrance qui, par ailleurs, résonne avec la situation de Mme Kashiwagi au côté de son mari. C’est, à l’échelle du film, un moment bouleversant qui donne à sentir toutes les difficultés à la place des femmes dans la société japonaise, à fortiori pour la génération de Mme Sueki et Mme Kashiwagi, et qui montre bien comment, elles aussi et comme les patients du professeur ont été autarcisées et sacrifiées. En ce sens, Professeur Yamamoto part à la retraite est un film universel, qui ne parle pas que des femmes et de patients atteints de troubles psychiques, mais de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont fragilisés ou marginalisés. C’est un documentaire à l’acuité sociale étonnante qui, en montrant le terrible prix que payent les aidants pour accompagner ceux qui ont besoin deux, pointe, sans que ses faux airs de film apaisé et tendre ne réussissent à le camoufler, un doigt accusateur vers la société japonaise dans son ensemble.
Une colère qui, d’ailleurs, ne s’exprime jamais avec violence. Car si Zero est sans équivoque quant à la responsabilité d’un état qui n’est d’ailleurs jamais cité, il est un film qui reste optimiste, ponctué par des moments solaires de vies quotidiennes, et qui montre aussi que, tous ces patients fragilisés restent des individus à part entière. Des individus dignes, aux vies riches, et qui ne méritent pas moins d’attention que les valides qui les entourent, à l’image de Kiyoko qui, même incapable de parler, continue d’agir comme une maîtresse de maison prévenante à chaque fois que Soda vient filmer chez elle. Enfin, son final, d’une étonnante douceur, porte, avec ses dernières images, un espoir non dissimilé quant à la possibilité de changer pour le meilleur, même à 82 ans passés.
Film féministe, film social, réflexion sur le soin et son coup humain, psychologique et économique – la clinique où travaillait le professeur a fermé depuis le tournage – Professeur Yamamoto part à la retraite est une œuvre capitale, qui devrait résonner largement au-dehors des frontières du Japon. Un exemple d’humanité qui brille autant par son dispositif tout entier aux services de ceux qu’il filme, aidant et aidés, que par le soin qu’il apporte à reconnaître l’importance de tout ce qui passe devant sa caméra. Médecins, patients, amis, collégiens, touristes et même chats errants.