Les Carnets de l’Apothicaire : mystères et enquêtes dans la cour impériale
Avec son héroïne extrêmement attachante, son pitch original et ses enquêtes prenant place dans une Chine historique réinventée, les Carnets de l’apothicaire est un des mangas les plus fascinants de ces dernières années. La sortie récente du roman à l’origine de la série chez les éditions Lumen est l’occasion parfaite de découvrir celle-ci – ou pourquoi pas, de replonger si vous avez déjà craqué pour le manga.
Du roman en ligne au manga
Les Carnets de l’Apothicaire sont à l’origine un roman en ligne de Natsu HYUUGA, publié en 2011 sur la plateforme Shôsetsuka ni narô (littéralement « devenons écrivains ! »). Le site permet de publier de façon gratuite ses œuvres en ligne et de recevoir directement les retours des internautes. L’histoire de Natsu HYUUGA y est rapidement plébiscitée par le public et finit par être acquise en 2012 par l’éditeur Shunfunotomo pour être publiée en roman, puis sous forme de light novel à partir de 2014.
Le succès de la série ne se dément pas aux fil des années, et en 2017 celle-ci fait l’objet non pas d’une, mais de deux adaptations en manga. Celle qui nous intéresse ici, simplement intitulée Les Carnets de l’Apothicaire, est réalisée par un duo composé d’Itsuki NANAO au story-board et de NEKOKURAGE au dessin et elle publiée dans le magazine seinen Monthly Big Gangan de Square Enix. Quel que soit le format, Les Carnets de l’Apothicaire constituent un véritable succès de librairie au Japon : le manga s’est hissé à la 20e place des ventes sur le premier semestre de l’année 2022, avec près de 1,2 millions de tomes écoulés, tandis que la série entière a dépassé les 18 millions de volumes en circulation tous supports confondus.
Le manga d’Itsuki NANAO et NEKOKURAGE est publié en France depuis 2021 aux éditions Ki-oon. Notons que l’édition française est particulièrement soignée : elle reprend la première page couleur de la version originale et est dotée d’une traduction de grande qualité signée Géraldine Oudin. Le premier tome du light novel est également disponible depuis le 25 août dernier aux éditions Lumen, mais nous y reviendrons.
Mao Mao, détective de choc
Les Carnets de l’Apothicaire raconte l’histoire de Mao Mao, une jeune apothicaire de 17 ans qui se retrouve enlevée et vendue pour travailler comme servante au sein de la cour intérieure du palais impérial. Jetée de force dans cet endroit réservé aux concubines de l’Empereur et à leurs servantes, notre héroïne est décidée à faire profil bas en dissimulant son éducation et ses connaissances médicales. Mais une maladie mortelle qui se répand parmi les nouveau-nés du palais va la pousser à intervenir….
En identifiant et en révélant la source de la maladie, Mao Mao parvient à sauver la vie d’une des jeunes princesses impériales, mais ses talents attirent l’attention du mystérieux Jinshi, un des dignitaires les plus hauts placés de la cour. Ce dernier utilise alors son influence pour nommer la jeune fille comme dame de compagnie et goûteuse personnelle d’une des favorites de l’empereur.
Avec cette promotion inattendue, Mao Mao se retrouve alors plongée bien malgré elle dans un milieu où les rivalités entre les courtisanes de l’Empereur sont féroces et les conspirations sont légion. Alors que la jeune fille rêve de se consacrer entièrement à l’étude des plantes et des poisons, elle doit pourtant régulièrement mettre à contribution ses talents de déduction pour enquêter sur les mystères qui se produisent au sein de la Cour Impériale. Si elle se montre peu enchantée par cette obligation, elle finit par s’y résoudre quand elle réalise que sa nouvelle position lui ouvre l’accès à de nombreuses plantes et médicaments qu’elle n’aurait pas pu approcher avec son ancien statut.
Une héroïne forte et attachante
Une des grandes qualités des Carnets de l’Apothicaire repose sur son héroïne, la jeune Mao Mao, qu’il est impossible de ne pas apprécier. Elle constitue une héroïne forte, à qui son père médecin a transmis un fort sens de l’éthique et des responsabilités, et qui poursuit sans relâche la quête de la vérité lors de ses enquêtes. La jeune fille est aussi un personnage véritablement fascinant par le mystère qui entoure son passé ainsi que par sa personnalité.
La jeune apothicaire affiche le plus souvent une attitude pragmatique voire cynique : par son enfance passée au sein du quartier des plaisirs de la capitale, Mao Mao a été confrontée très jeune aux différentes facettes de la nature humaine, y compris les plus sombres. Le passé de la jeune fille l’a endurci au point qu’elle apparaît bien souvent comme plus sage et plus expérimentée que les riches habitants de la cour intérieure du palais. Les détails du passé de Mao Mao constituent d’ailleurs un des points importants de l’intrigue, qui se dévoilent avec parcimonie tout au long du récit : les circonstances de sa naissance finiront par être révélés dans un des arcs les plus émouvants et les plus marquants de la série.
Malgré son intelligence et son côté terre-à-terre, Mao Mao peut son montrer particulièrement excentrique : elle entretient en effet une passion obsessionnelle pour les plantes, mais aussi pour les poisons de toutes sortes, qu’elle a appris à connaître en utilisant son propre corps comme cobaye. Son exaltation pour les substances toxiques les plus dangereuses est à l’origine de nombreux passages très drôles où la jeune fille horrifie son entourage (le plus souvent le pauvre Jinshi) par le plaisir presque enfantin qu’elle retire à goûter du poison. Ces aspects plus légers se complètent à merveille avec ses autres traits de caractère, et font de Mao Mao une des héroïnes les plus attachantes du moment, tour à tout amusante, fascinante et surprenante.
Parmi les autres personnages marquants, citons Jinshi, aussi beau que calculateur, qui apparaît comme le parfait opposé de Mao Mao. Le flamboyant eunuque dispose d’une des positions les plus importantes au sein de la cour intérieure et sait jouer de son charme pour faire chavirer les cœurs des habitants du Palais Impérial. L’évolution de sa relation avec Mao Mao est un des points les plus divertissants du récit : alors que Jinshi a toujours été considéré avec révérence et admiration du fait de son statut et de son jolis minois, il trouve avec Mao Mao une des rares personnes sur qui son charme est inefficace. Jinshi semble fasciné voire enchanté lorsqu’il se trouve exposé au dégoût non dissimulé de la jeune fille à son égard ! Ceci ne l’empêche cependant pas d’admirer l’intelligence et les compétences médicales de la jeune apothicaire, et une relation de confiance où pointe une certaine affection va naître et se développer entre les deux personnages, même si Mao Mao répugne à l’avouer.
Les enquêtes de Mao Mao vont l’amener à côtoyer de nombreuses personnalités, entre les favorites de l’Empereur, leurs dames de compagnie, les eunuques ainsi que quelques personnages extérieurs au Palais Impérial. S’ils ne sont pas aussi développés que Mao Mao ou Jinshi, ces personnages forment au final un casting intéressant que l’on prend plaisir à découvrir tout au long du récit.
Panier de serpents dans la cour impériale
Les Carnets de l’Apothicaire prennent place dans un pays qui n’est jamais nommé, inspiré de la Chine ancienne. Le Palais Impérial constitue le lieu principal du récit, dont on découvre le fonctionnement petit à petit à travers les yeux de Mao Mao. Cette dernière doit rapidement apprendre à vivre dans ce milieu extrêmement codifié, dans lequel chaque lieu est régi par des règles propres, mais où le statut social de chacun joue toujours un rôle prépondérant.
La majorité des enquêtes ont pour cadre le quartier des femmes, au fonctionnement proche d’un harem : ce lieu qui rassemble les courtisanes de l’empereur et leurs domestiques est interdit aux hommes, à l’exception des eunuques chargés de l’administration. Dans ce « monde de femmes régi par des hommes », les courtisanes de l’empereur sont poussées à entretenir une rivalité constante pour gagner les faveurs de celui-ci et écarter les autres prétendantes.
Ce cadre extrêmement riche est une des grandes forces du récit : Natsu HYUUGA s’est visiblement beaucoup documenté sur les us et coutumes de la société impériale chinoise, qu’il a ensuite marié avec sa passion pour la figure historique de Wu ZETIAN (la seule impératrice connue de l’empire du Milieu) et pour les écrits de l’auteur japonais Kenichi SAKEMI (notamment le roman Koukyuu Shousetsu, qui prend place dans une Chine impériale imaginaire). Ce mélange fonctionne du tonnerre et aboutit à un univers cohérent et bien construit, qui permet d’esquisser de nombreuses réflexions sur le microcosme que constitue le Palais Impérial.
Le récit du manga est structuré sous la forme d’une succession d’enquêtes entrecoupées de scènes de vie quotidienne au sein du de la cour intérieure du palais. Mao Mao est régulièrement amenée à faire la lumière sur des événements mystérieux prenant place au sein du quartier des femmes, tels que des décès ou des maladies étranges. Si les premières enquêtes paraissent indépendantes, il apparaît ensuite qu’un certain nombre d’entre elles sont en réalité liées et constituent des morceaux d’un puzzle plus vaste, à la façon des jeux de piste des meilleures séries de mystère.
Les enquêtes de Mao Mao dévoilent aussi de nouvelles facettes de la vie au palais, qui laissent poindre une certaine dimension sociale dans le récit. Les enquêtes de la jeune apothicaire la conduisent en effet à exposer des lourds secrets parfois enfouis depuis plusieurs décennies : le Palais Impérial est une prison dorée qui exacerbe les passions et peut conduire ses résidents au pire, de la tentative de meurtre au suicide.
Souvent marquées par la tragédie et les regrets, les enquêtes de la série donnent parfois au récit un ton mélancolique qui contraste avec un sens de l’esthétisme poussé à l’extrême au sein de la cour intérieure, dont les habitants les plus influents sont vêtus des plus beaux atours. Ne croyez pas pour autant que la lecture des Carnets de l’Apothicaire soit déprimante : au contraire, les séquences riches en émotions côtoient des séquences plus légères et humoristiques, et le titre est capable de créer une grande diversité d’émotions au sein d’un même tome.
Une adaptation manga extrêmement soignée
Les dessins de NEKOKURAGE donnent vie de la plus belle des façons au monde des Carnets de l’Apothicaire : les personnages comme les décors sont extrêmement détaillés, notamment au niveau des vêtements et des bijoux. Alors que la série compte de nombreux dialogues, Itsuki NANAO et NEKOKURAGE parviennent à intégrer ces derniers de façon naturelle parmi les illustrations, ce qui permet de conserver la fluidité de la lecture et de préserver l’élégance des dessins.
Sans trahir les illustrations d’origine de Touko SHINO dans le light novel, NEKOKURAGE apporte aux personnages un trait plus rond et plus énergique qui accompagne à merveille les moments de comédie (notamment dans la représentation des expressions de Mao Mao) comme les scènes les plus dramatiques. Notons également les superbes couvertures des tomes du manga, dont les couleurs magnifiques se combinent au sens du détail remarquable des tenues de l’héroïne pour créer un rendu splendide.
Le light novel
Le premier volume du light novel est disponible depuis le 25 août dernier aux éditions Lumen. Ce label de la maison d’édition indépendante AC Média (qui regroupe également Ki-oon et Mana Books) se spécialise dans les genres de l’imaginaire, de l’aventure et du thriller pour un public jeunesse et jeunes adultes. Les éditions Lumen n’en sont pas à leur coup d’essai en matière d’œuvres japonaises, ayant déjà publié le light novel King’s Game de Nobuaki KANAZAWA ainsi que des adaptations en roman des univers de Final Fantasy VII et de A Silent Voice.
Ce premier tome de plus de 500 pages reprend les deux premiers volumes du visual novel japonais; il fait l’objet d’une édition extrêmement soignée, accompagnée de trois jolis marque-pages ornés de plantes médicinales chères à Mao Mao et d’un splendide recueil d’illustrations en couleurs de Touko SHINO à la fin de l’ouvrage.
Le contenu de ce premier tome couvre environ les 8 premiers volumes de l’adaptation manga, de l’arrivée de Mao Mao à la cour intérieure du palais à l’affaire des roses bleues. La lecture de ce premier tome s’avère très agréable, y compris pour celles et ceux qui connaissent déjà l’histoire. Le roman nous amène en effet régulièrement à découvrir les pensées et les réflexions des personnages, et non pas seulement celles de Mao Mao. En révélant ainsi les points de vue de plusieurs intervenants sur les événements du récit, le light novel amène ainsi un niveau de lecture supplémentaire par rapport au manga. Mais la principale différence par rapport à ce dernier provient du rythme : le roman s’appesantit un peu moins sur les événements de la vie quotidienne pour favoriser les enquêtes de Mao Mao, qui s’enchaînent d’ailleurs rapidement au fil de chapitres assez courts.
Au final, la lecture de ce premier tome se révèle très agréable et constitue un excellent moyen de découvrir la série pour les amateurs de light novels, ainsi qu’un parfait complément pour les lecteurs du manga.
Que ce soit en manga ou en roman, les Carnets de l’apothicaire constitue une véritable perle par son cadre fascinant et son héroïne qui compte parmi les plus attachantes du moment. Nous recommandons vivement cette série aux amateurs de mystère mais aussi à celles et ceux qui recherchent un titre qui sort des sentiers battus.