Modernité au sein des haïkus avec Pierre Nabhan
Journal du Japon a eu l’occasion de se familiariser avec une autre version des poèmes traditionnels japonais grâce à Pierre Nabhan et son approche moderne du haïku. Après vous avoir fait découvrir différentes facettes de ce poème, notamment récemment avec Pascale Senk, l’équipe vous propose de découvrir un autre acteur du milieu et de vous montre ce que les mots peuvent encore offrir à tout un chacun ! Afin d’en comprendre la démarche, un entretien a eu lieu. Découvrez-le dans la seconde partie de l’article. Bonne découverte !
Critique des deux livres de Pierre Nabhan aux éditions Envolume
Le monde des haïkus est vaste. On vous en a d’ailleurs parlé à maintes reprises sur Journal du Japon, notamment récemment avec un livre de Pascale Senk. Nous avons aussi exploré ce thème de façon plus lointaine, que cela soit avec les classiques du genre comme les poèmes de Bashô, l’un des grands maîtres de haïkus, ou par l’approche par les plus jeunes afin de se lancer dans leur écriture. Enfin, nous avons également remis en contexte ce que représente un haiku et son origine.
Pierre Nabhan a suivi le même cheminement que les différents articles parus à ce jour sur le site. Il acquis les bases du haïku, les concepts, l’esprit. Et de par son appétence pour les mots et le rendu de ces derniers, il a osé lui-même pratiquer. Par cette dernière, ses connaissances en la matière ont évolué et il possède à présent une belle expérience des haïkus. Il en écrit ainsi tous les jours ou presque. Il a fini par choisir de partager son art et sa vision avec le plus grand nombre. Ainsi, vous pouvez retrouver deux livres dont il est l’auteur, composés de nombreux poèmes avisés sur des thèmes bien précis. Les éditions Envolume lui ont en effet laissé carte blanche pour écrire selon ses envies.
Journal du Japon a pu les découvrir. Il s’agit de deux petits livres, au format carré, à la couverture rouge, pour aller avec la collection Carrés haikus, qui propose elle aussi de nombreux ouvrages d’horizons différents. Le premier, intitulé SURVI, anagramme du mot virus, porte comme son nom l’indique sur la pandémie du Coronavirus. Il s’attarde particulièrement sur les instants-clés liés à cette dernière et sur les semaines ayant précédé le confinement, le confinement lui-même, et l’après. Il s’intéresse surtout à ce que cela a pu faire changer dans les esprits de tous. À travers des chapitres, qui sont tout autant de mini-thèmes, Pierre Nabhan offre son avis critique de ce qu’il a perçu de cette période chez lui-même, mais aussi autour de lui : dans son entourage, des proches ou même des connaissances, et chez les autres bien sûr. Un premier recueil de haïkus plutôt grand public, direct et très compréhensible grâce au fil rouge de la maladie.
Le second recueil quant à lui s’intitule BANDES ORIGINALES et paraît plus abstrait dans son approche, plus brut aussi peut-être dans les propositions. Il est là pour offrir une vision sur des bandes organisées, ou se considérant comme telles, leur manière de fonctionner, d’échanger et d’agir vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Et pour cela, Pierre Nabhan n’hésite pas à aller faire vagabonder sa plume du côté de lieux mal famés, voire même secrets. Un ouvrage qui possède davantage de chapitres que le premier recueil, plus courts néanmoins, mais qui offrent toute une palette d’émotions et de ressentis. Un ouvrage plus direct, comme un uppercut en plein visage. On pourrait aussi presque le ressentir en noir et blanc, tel un film d’époque ou un film de genre tant l’action présentée nous les évoque.
Afin de comprendre davantage la réflexion, le cheminement qui a lieu derrière la création de recueils similaires, avec des poèmes à l’origine non occidentaux mais plutôt orientaux, Journal du Japon a pu échanger avec l’auteur pour réceptionner ses impressions via un entretien.
Entretien avec Pierre Nabhan
Journal du Japon : Bonjour Pierre, et merci de prendre le temps de répondre à nos questions.
Pour commencer, pourriez-vous un peu vous présenter à nos lecteurs ?
Pierre Nabhan : Bonjour Charlène, bonjour à la communauté du JDJ.
J’ai plusieurs activités qui sont toutes liées par les mots.
La principale est le conseil créatif pour les marques : je suis co-fondateur de l’agence de Branding et Word design JoosNabhan. Nous accompagnons les marques, avec des mots, de la stratégie, à la création de nom, au langage de marque. J’enseigne également mon métier à SciencesPo dans l’English track du Master de l’EMI. Je suis par ailleurs au bureau de l’ADC (Association Design Conseil) pour la promotion des métiers du design en France. J’y anime notamment un podcast sur le design et la créativité : Les Talks de l’ADC.
Et, last but not least, je suis auteur, avec la chance d’avoir été publié par les éditions Envolume, dans la collection Carrés haïkus. Mes deux recueils : SURVI et Bandes originales.
Pouvez-vous également nous dire votre lien avec le Japon ?
Sérendipité ou destin, comme Obélix, je suis tombé dedans quand j’étais petit.
J’ai suivi des cours de japonais dès 7 ans (j’étais dans une école internationale). Ne parlant pas français du tout, notre professeur utilisait des images pour enseigner. C’était une approche très visuelle des mots, bien entendu liée aux idéogrammes. Un des moments marquants reste une sortie dans un yakiniku (restaurant de grillades). J’ai encore l’odeur du soja caramélisé qui me revient.
C’était aussi une époque (les années 80) où nous étions en pleine vague de culture pop japonaise, à la TV, par les jeux vidéo, ou les mangas. Tout en japonais, bien entendu. J’ai d’ailleurs un souvenir très marquant d’Akira, que j’ai lu et vu en cachette.
Depuis, j’ai fait plusieurs voyages au Japon, développé une curiosité et pratique des arts japonais, et par-dessus tout pour la gastronomie japonaise (un peu comme Le Gourmet Solitaire de TANIGUCHI). Le Japon fait aujourd’hui partie de mon quotidien. Et notamment grâce à vous au Journal du Japon.
Comment s’est passée votre rencontre avec les haïkus ? Qu’est-ce qui vous plaît dans ces derniers ?
C’est venu par les cours de japonais et la découverte des Ukiyo-e (estampes japonaises), souvent accompagnés d’haïkus. C’est la force de leur simplicité, la puissance visuelle des mots, cette capacité à saisir le monde présent qui m’ont touché. C’est une forme extrêmement courte mais les possibilités sont infinies. Ma conviction est qu’il y a dans les bons haïkus du « Ki » – l’énergie, le souffle – qui saisit d’un seul coup. Comme un coup de poing au Karaté, ou un trait de pinceau dans la calligraphie.
Quelles sont vos références concernant les auteurs japonais en matière de haïku ?
Ce sont moins les auteurs japonais, que les manières d’utiliser le haïku qui me touchent. Il y a une telle richesse …
Évidemment, ça commence par les grands dont ISSA, KIKAKU, YAYU, SOSEKI.
Mais c’est plutôt avec les auteurs internationaux que j’ai compris que ça pouvait être une forme libre. De Desnos à Kerouac, en passant par Ezra Pound, ou encore les français Dominique Chipot, Nicolas Grenier, Igor Quezel-Péron…
Il y a aussi toutes celles et ceux qui écrivent dans des revues, notamment dans le Journal du haïku, L’Ours dansant. Avec des auteurs de toutes langues. Le haïku est très vivant !
Au-delà des auteurs de haïkus, il y a d’autres formes créatives japonaise qui m’inspirent l’esprit haïku. Les estampes, le manga, le cinéma japonais. Et cette manière très japonaise de saisir le monde suspendu. C’est très Ukiyo-e (l’estampe japonaise), qui veut dire « image du monde flottant ». Avec les haïkus, j’ai l’impression de saisir une image du monde, comme une photo.
Vous avez décidé d’écrire des haïkus dits modernes, voire tout simplement contemporains : pourquoi cette volonté ?
Être témoin de son temps. C’est peut-être une définition convenue, mais à mon sens, être dans l’écrit contemporain, c’est être animé par la volonté de témoigner de son époque. Et le haïku, forme poétique courte, est selon moi parfaitement adapté à l’époque (peu de temps pour lire, devoir dire beaucoup en peu de mots, dans un espace réduit …) Et la contrainte du format rend créatif, et force à bien réfléchir à ce qu’on a à dire. Comme disait Fitzgerald « You don’t write because you want to say something, you write because you have something to say » (Vous n’écrivez pas parce que vous voulez dire quelque chose, vous écrivez car vous avez quelque chose à dire).
D’ailleurs pour vous, quelles seraient les différences notables entre les haïkus traditionnels et les haïkus contemporains ?
Le haïku dit classique est une forme très codifiée ; nombre de syllabes imposées (17), sur trois vers, une à deux images à suggérer, une référence aux saisons, pas de titre, un renversement etc. Mais le simple fait de ne pas écrire en japonais implique déjà de réinterpréter les règles.
À partir de là, à mon sens, il y deux grandes différences : l’intention et la forme.
L’intention, de vouloir témoigner de son époque, saisir son temps, pour le rendre intemporel. La deuxième sur la forme. En s’amendant des règles strictes, entrer dans une recherche créative formelle. Pourquoi pas en associant d’autres mediums, en écrivant toute une histoire sous forme de haïkus, un dialogue, en le faisant entrer dans des univers inattendus, voire inappropriés (comme pour mon recueil Bandes originales).
Mais toujours conserver l’esprit du haïku, dans l’instant et dans l’époque.
Comment se lance-t-on concrètement dans l’écriture de haïku ? Quelle en serait la réflexion à obtenir derrière, ou comment réussir à en écrire, quels en sont les codes ?
Comme tout travail d’écriture, il faut d’abord et avant tout en lire et en écrire souvent, afin de trouver sa voix. Comme dans tous les arts.
Le raccourci serait de dire qu’il faut respecter les règles « conventionnelles ». À mon sens c’est l’erreur assez classique qui fait qu’on se concentre plutôt sur la forme que sur l’intention. C’est un leurre. La réalité, c’est que la forme simple, comme toute forme simple, est le résultat d’un travail de fond très sophistiqué.
Mon premier conseil, serait avant tout d’avoir quelque chose à dire. Vouloir témoigner de quelque chose. En évitant les lieux communs. Autre limite, attention de ne pas philosopher. Partez d’un vécu, de l’expérience, du réel. C’est toujours plus saisissant que l’imaginaire.
Même d’une expérience toute simple comme boire un café ou thé, prendre le métro. Notez autant le contexte que tous les petits détails. Que se passe-t-il exactement à cet instant, selon différents points de vue.
Puis à partir de vos notes, se demander si vous avez quelque chose à dire, qui n’a pas déjà été dit.
Est-ce que lorsqu’on est français, avec des codes de poésie très différents, on crée forcément des haïkus différents des japonais ?
Ils seront différents dans la forme, la langue, le rapport au réel. Donc oui, ce sera très différent, notamment dans la manière de recevoir un haïku. Mais j’ai le sentiment que sur l’intention, l’envie de saisir son époque, on retrouve la même volonté, le même élan.
Votre premier livre de haïku porte sur la pandémie du coronavirus, et particulièrement sur la première vague qui a touché la France et le monde dans son ensemble. Pourquoi ce choix ?
C’est moins un choix qu’une nécessité. Je me suis senti presque obligé d’être le témoin de mon époque. Je ne me suis pas mis à écrire à cette occasion. J’écris tous les jours depuis plus de vingt ans, ce qui me permet d’avoir des notes du quotidien, de l’actualité. Pris dans ce phénomène planétaire sans précédent pour ma génération, le projet de SURVI a pris forme petit à petit, à partir de mes notes…
Et pourquoi le mot « SURVI » en titre de ce premier livre ?
Dans Virus, il y a Survi(e). Il y a un peu cette conception que l’homme est un virus qui a survécu à tout. Avec le coronavirus, se repose entre autres la question « que faisons-nous là, sur cette planète ? ». Chacun a sa réponse. Mais surtout on retrouve ce fondamental, qui est que chacun s’adapte. Je me suis donc intéressé avec SURVI, à toutes les manières que les gens ont eu de s’adapter, et survivre à ce phénomène planétaire soudain. Mes haïkus sont ainsi tous basés sur des témoignages de connaissances, de ma famille, des interviews de personnes aux quatre coins de la planète. Chacun a géré différemment l’arrivée de la pandémie. SURVI se veut être le témoin de ce phénomène profondément humain.
Ce dernier est d’ailleurs construit suivant plusieurs chapitres distincts : les « alertes », « les premières mesures », le « confinement » et la « liberté conditionnelle ». On y sent entre autres une certaine désillusion. Quel message souhaitez-vous passer exactement via chacun de ces chapitres qui forment un fil conducteur unique ?
Ces chapitres suivent la montée en puissance de la pandémie. Mon recueil est chronologique, des premiers signes de la pandémie, au confinement et retour à la normale (ou l’anormal…). Où que nous soyons, nous avons tous et toutes vécu cette chronologie. Nous pouvons donc tous nous y retrouver.
Ceci dit, j’y aborde de nombreux thèmes, au-delà du virus en lui-même. Entre autres, la solitude, la famille, la liberté, le travail, l’enfance, la vieillesse, la culture, la politique, les violences conjugales etc. Tous ces sujets, qui ont été exacerbés. Il y a plutôt un retour au réel qu’une désillusion.
Votre second livre quant à lui, semble plus éclaté dans sa construction : il n’y a plus de fil unique comme le précédent (qui était clairement la Covid). Était-ce pour effectuer un nouveau virage dans vos réflexions ?
Tout à fait : dans Bandes originales, il n’y a pas de linéarité, mais des figures et archétypes qui questionnent la délinquance et la criminalité. C’est un projet que j’ai commencé il y a plusieurs années mais qui n’a vraiment pris corps qu’avec les haïkus, et la rencontre avec mon éditeur Envolume.
À l’origine, j’avais une question : peut-on faire de la poésie de tout ? Notamment avec la peur, le crime, la délinquance, la mort ?
Il existe par exemple des haïkus de guerre (Un excellent recueil sur la première guerre mondiale – En pleine figure).
Je me suis donc lancé dans le sujet, avec une masse assez considérable de notes, de documents d’archives, de témoignages. J’ai eu une approche presque journalistique, pour être au plus près du réel. Ce qui a émergé, au-delà du thème, ça a été de parler des profils psychologiques de ceux qui sont étiquetés comme délinquants ou criminels. Donc moins des faits criminels, que de leurs univers.
Ici aussi, vous avez réalisé plusieurs chapitres : « favela kids », « hauts voleurs », « vrais faussaires », « hommes de main », « hacker’s connection », « prohibition kings », « doping people », « rider’s club », « passeurs tout-terrain » et « fidèles et gourous ». Autant le premier livre était dans l’esprit grand public, autant celui-ci fait plus intimiste car plus direct parmi les haïkus. Est-ce dû à une idée de vouloir confronter ces différents sujets aux yeux de tous ?
Oui, on pourrait dire que Bandes originales est un recueil de genre. Au même titre qu’il y a des films de genres. Mais il se trouve qu’il a été très plébiscité, Il a d’ailleurs donné lieu à des collaborations avec des artistes, pour illustrer certains haïkus. Quelques illustrations et clips vidéos courts sont visibles sur mon instagram (@Pierre_Nabhan), et d’autres seront bientôt visibles dans des magazines début 2023.
Et pourquoi ce titre de « BANDES ORIGINALES » ? Une référence à des films de genre éventuellement ?
C’est ça. Il y a un côté Tarantino ou Kitano, pour rester japonais. J’y parle de gangs et de bandes organisées. En étant au plus près de leurs paroles, de leurs mots. Donc, en bande originale … Chaque chapitre a presque sa musique de mots. Les hackers ont un jargon que les hommes de main n’ont pas. Ça a fait partie de ma recherche, de parler avec la langue originale de ces univers. Ça permet de plonger dans ces mondes, au plus près du réel… (ndlr : ci-dessous le teaser du livre)
En définitive, on sent fortement que vous sembliez investi lors de l’écriture de ces haïkus qui sortent réellement de l’ordinaire par rapport aux poèmes traditionnels. Prévoyez-vous un troisième ouvrage sur le sujet ?
Depuis SURVI, j’ai encore davantage le souhait d’être le témoin de mon époque. Plusieurs projets sont effectivement en cours, toujours sur des thèmes d’actualité, notamment un thème « chaud » pour notre avenir à tous… Mais plus seulement sous forme de livre. Les réseaux sociaux ont cette capacité à ancrer dans l’instantané. L’IA aussi permet d’explorer des nouvelles formes. Je suis au croisement de ces mondes. Il y aura du nouveau dès le début 2023, à suivre sur mon compte instagram @pierre_nabhan
Si l’un de nos lecteurs, français plutôt, souhaitait se lancer dans l’écriture des haïkus, quels conseils lui donneriez-vous ?
Allez-y ! Avec une recommandation pour démarrer, écrire à partir de son vécu. Sans se brider. L’écrit touche quand il est authentique. Que ce soit son propre vécu, ou celui dont on a été témoin. C’est ce qui selon moi permet de créer un lien entre l’auteur et le lecteur.
Enfin, qu’aimeriez-vous dire comme dernier mot à nos lecteurs ?
On se lève avec
Le Journal du Japon
On s’élève avec
Doumo arigatou Journal du Japon.
Merci à vous !
Retrouvez l’actualité de Pierre Nabhan sur son instagram, mais aussi sur le site des éditions Envolume.