Au coeur du noir, un livre pour découvrir l’importance de cette couleur dans la culture japonaise
Les éditions Sully proposent un livre original et passionnant : la place du noir dans la culture japonaise. Lucien X. Polastron, spécialiste de l’écriture chinoise et japonaise, explore cette couleur sous l’angle de l’encre et de la calligraphie bien sûr, mais pas seulement : dents des femmes peintes en noir pendant de nombreux siècles, cheveux, vêtements, marionnettistes du bunraku, poterie, tatouage, façades des habitations, aliments… Un voyage fascinant au pays du noir !
Un livre pour partir à la découverte du noir au Japon en sept chapitres
Sept chapitres permettent au lecteur de cheminer dans une réflexion historique et philosophique autour de cette couleur. Les connaissances présentées sont illustrées par de belles photos au fil du livre, permettant une visualisation des sujets abordés.
Le livre commence avec le ohaguro qui désigne les dents de couleur noire.
« Déjà certaines statuettes de l’époque dite « des tombeaux anciens » (Kofun, 250-538) semblent agrémentées de cet artifice, donc archaïque. Quoi qu’l en soit, l’ohaguro est entré dans les coutumes de l’aristocratie durant l’ère Heian (794-1185) : à partir du quatrième rang de noblesse, les filles et les garçons pubères ont leurs petites dents peintes en noir et le visage fardé de blanc de plomb, tandis que les sourcils sont rasés et redessinés au milieu du front, comme le raconte au XIème siècle Murasaki Shikibu, auteur du Genji monogatari (Le Dit du Genji) ou bien, dans le même temps, Sei Shônagon.
L’arbitre des élégances qu’est Sei Shônagon, établissant dans ses Notes de chevet un classement des « Choses qui égayent le cœur », hausse « Des dents bien noircies » au cinquième rang de sa longue énumération. Bien noircies, c’est-à-dire que l’application a été d’une grande précision, qu’elle est bien faite. »
Vous découvrirez dans ce chapitre cet art du noir pour les dents mais également les longues chevelures noires et le contraste créé avec la blancheur du visage. Le tout illustré de superbes photos et peintures de femmes japonaises.
Dans le chapitre suivant, c’est le spectre des couleurs japonaises qui est présenté. Partant des temps anciens aux quatre couleurs rouge, noir, blanc et bleu puis évoluant dès 603 lorsque le prince-régent Shôtoku formule une stricte hiérarchisation des couleurs avec « les douze degrés du couvre-chef ». Il y est également question du noir tenue quotidienne des novices du bouddhisme japonais mais aussi des hauts dignitaires de l’Etat.
Ce qui nous conduit tout naturellement au troisième chapitre consacré au noir des étoffes. Un noir intense, absolu, est présenté et c’est fascinant. Un noir éclatant même en plein soleil. Un procédé maintenu secret. Une beauté profonde qui bouleverse ! Les photographies des ateliers en donnent un aperçu qui titille notre curiosité, et on a envie d’aller découvrir ce noir unique de nos propres yeux !
« Le noir est la couleur préférée des Japonais, reconnaît le teinturier Arakawa Tohru, parce que ce n’est pas une couleur mais un idéal esthétique, dont une des fonctions est d’exprimer l’effacement de soi pour montrer du respect à autrui. »
Sont également citées les marionnettistes en noir du bunraku dont parlait si bien Marguerite Yourcenar :
« Tout spectacle de marionnettes prête à des orgies de symbolisme. Nous vivons ; nous nous croyons libres ; les marionnettes sont inertes ; nous voyons à l’œil nu le travail des manipulateurs. Les « hommes noirs » penchés sur elles à la fois comme des bonnes d’enfants et des tortionnaires paraissent incarner le destin et sont comme lui anonymes. »
Le quatrième chapitre Applications coutumières se penche sur toutes les facettes du noir dans l’art, l’artisanat, la culture, le quotidien au Japon : d’un bol raku setoguro à un tatouage, de la façade noire d’une maison (avec une technique de brûlage du bois impressionnante) aux aliments noirs (haricots, sésame…) jusqu’à l’encre et la pierre à encre du calligraphe qui sera l’objet du cinquième chapitre. Le noir est un des piliers de la culture japonaise !
Ce chapitre consacré à l’encre ravira ceux qui veulent en apprendre plus sur ces petits bâtons que les calligraphes frottent longuement sur leur pierre pour créer une encre dans laquelle ils tremperont leur pinceau. La fabrication ancestrale, archaïque est saisie étape par étape et les nombreuses photos prises dans un atelier sont tout simplement sublimes : l’artisan et ses mains noires, les bâtons qui sèchent, suspendus à des cordes, et ces mèches de bougies qui se consument, déposant une couche de suie qui sera le premier ingrédient de l’encre !
Puis il n’y a qu’un pas de l’encre à l’art de la calligraphie (shodô) et du sumi-e (peinture à l’encre) objets du chapitre suivant.
« En Chine ou au Japon, les connaisseurs anciens jugeaient un artiste selon un double critère : il doit avoir de l’encre et, s’il en a, il doit avoir du pinceau. A-t-il l’un sans avoir l’autre, il n’est pas un artiste accompli. « Avoir de l’encre » signifie dominer la substance au point d’en rendre les nuances et les tonalités expressives, d’en faire exsuder la spiritualité. « Avoir du pinceau », c’est posséder une main structurante, manier l’outil avec une souplesse et une fermeté sans failles. Bien évidemment, la maîtrise très rare de « l’unique trait de pinceau », discernable dans les tracés de la peinture, s’acquiert par la pratique de la calligraphie. La peinture des lettrés, c’est la calligraphie se déguisant en image. »
On découvre au fil des pages de nombreux maîtres calligraphes, moines bouddhistes, artistes contemporains. Les calligraphies photographiées qui illustrent le propos permettent d’appréhender les différents styles et traits qui s’emparent du papier. Sont même présentés deux artistes occidentaux, Fabienne Verdier et André Marfaing.
Le dernier chapitre prend une dimension spirituelle et universelle. Partant de l’ombre dans les maisons japonaises (et de L’éloge de l’ombre de Tanizaki) puis dérivant vers le zazen, la méditation, le vide… Car finalement le noir est à la fois le vide suprême (trou noir, matière noire, énergie noire), mais bien plus :
« Aussi le piéton terrestre est-il invité à déguster les supputations de la science en marche comme relevant de la poésie pure.
C’est pourquoi il trouvera bénéfique de se rapprocher aussi de la pensée japonaise, dont le pinceau tourne autour des mêmes trous, matières et énergies. La face cachée du noir y avoue ce qu’elle peut être : une source d’illumination. »
Un livre pour voyager, découvrir, penser, pour voir cette couleur avec des yeux nouveaux !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Lucien X. Polastron, le Japon et le noir…
Journal du Japon : Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de Journal du Japon (en particulier votre relation avec le Japon) ?
Lucien X. Polastron : Quand j’étais journaliste globe-trotter (aujourd’hui écrivain seulement) j’ai découvert Tokyo au cours d’un stop-over autour de 1980. Déjà familier de la Chine et des Chinois, ce qui m’a marqué en premier c’est la qualité de silence de la ville dans le quartier le plus central, autour de l’Imperial Hôtel : on se serait cru un dimanche ! Et l’impression a été confirmée même à Shinjuku, où la foule glisse sur elle-même sans agressivité. Mon exploration a commencé là, pour m’enfoncer de plus en plus loin des grandes cités, en quête de tous les détails infinitésimaux qui font la qualité de la vie nippone. C’est donc une philosophie de la nature et l’humilité devant les choses que j’ai fini par cerner.
Comment est née l’idée de ce livre ?
Elle coulait de source avec l’encre, si je peux dire. Spécialisé dans l’étude des outils de l’écriture chinoise et japonaise, la suprématie de la couleur noire dans la calligraphie et la peinture monochrome m’a paru offrir de belles échappées à l’imaginaire, spécialement quand on broie l’encre noire dans l’encrier noir.
Et quand, en 2009, a été publiée l’histoire du noir par Michel Pastoureau où il annonçait qu’il ne traiterait pas de la vision asiatique de cette couleur, je me suis senti invité à le faire à sa place, vu que l’optique extrême-orientale à ce sujet me paraît plus enrichissante que la nôtre.
Est-ce que ce noir vous a « saisi » dès votre premier voyage au Japon ?
Ce qui saisit le premier regard au Japon, c’est plutôt le bariolage et le pimpant. Je dirais plutôt que le noir se cache dans des pratiques intimes, nobles et secrètes, qu’il m’a fallu débusquer une à une pour parvenir à l’impression de cohésion par la non-couleur qui s’en dégage.
Avez-vous pu expérimenter le port d’une étoffe au noir absolu ? Si oui, quelles sensations cela vous a-t-il procuré ?
Oui, et j’ai vivement ressenti cette impression à la fois de porter une cuirasse sans poids et de m’effacer aux yeux d’autrui. J’ai plus tard découvert que le styliste Yamamoto disait à peu près la même chose : le noir vous protège et n’agresse personne.
Quelle est la place du noir dans votre quotidien ?
Elle est prépondérante depuis l’enfance : un espace noir effraie autant qu’il attire ; par voie de conséquence mes premiers écrivains favoris comptaient parmi eux Edgar Poe, Nathaniel Hawthorne, Bram Stoker, etc. C’est-à-dire le genre appelé « roman noir » dans le domaine anglais (nous disons plutôt « gothique »), dont j’ai toujours conservé le goût. Et puis si vous voulez une petite confidence, c’est en costume noir que je me sens le plus à mon aise.
Journal du Japon remercie Lucien X. Polastron pour sa disponibilité et ses réponses.
N’hésitez plus, découvrez toutes les facettes du noir et son importance dans la vie quotidienne japonaise depuis des siècles dans ce livre passionnant !