À la marge de Tomohiro Maekawa : mettre en scène les ténèbres
Depuis sa création en 1972, le Festival d’Automne est chaque année l’un des grands moments culturels parisiens, et mélange cinéma, théâtre, musique, danse et arts plastiques. Parmi la multitude d’artistes à l’affiche pour cette édition 2022, il y avait trois Japonais : la réalisatrice Sumiko HANEDA, mise à l’honneur par un cycle consacré à son cinéma et ses influences, et les dramaturge Yuri YAMADA et Tomohiro MAEKAWA. C’est la pièce de ce dernier, À la marge, œuvre fascinante sur le doute et la manière d’y faire face, qui était jouée à la Maison de la culture du Japon, avec cinq représentations inédites ; ses premières à l’étranger. Journal du Japon a assisté à la dernière et vous emmène sur les pas des fantômes que MAEKAWA convoque sur scène avec talent.
Le café des absents
En France, on connaît peu Tomohiro MAEKAWA. Une seule de ses pièces est traduite et publiée chez nous, par Espaces 34 : La Promenade des envahisseurs (trad. Patrick De Vos). C’est d’ailleurs cette même pièce qui nous est parvenue sous une autre forme : un film, réalisé par personne d’autre que l’un des maîtres du cinéma japonais : Kiyoshi KUROSAWA. Il a été diffusé dans nos salles obscures sous le titre Avant que nous disparaissions. Il faut dire que dans son pays, MAEKAWA n’est pas un parfait inconnu. À seulement 48 ans, il est un habitué des récompenses et des prix. L’une de ses œuvres a été montée par Yukio NINAGAWA, regrettée légende du théâtre japonais, et il a mis en scène des pièces dans les plus grands théâtres du Japon, à commencer par le Tokyo Metropolitan Theater.
À la marge, sa dernière création, ne fait pas exception. Acclamée notamment par des réalisateurs comme Kiyoshi KUROSAWA et Ryusuke HAMAGUCHI, la pièce a été un succès critique. Tout en prolongeant les thèmes chers au dramaturge – le surnaturel ou l’occultisme notamment, elle leur donne une portée d’autant plus contemporaine qu’au-dessus de son récit planent les ombres de catastrophes plus ou moins récentes : celle du 11 mars 2011 et la pandémie de covid-19.
Son histoire, du moins le point de départ, tient sur un post-it. Après des années de séparation, un homme et une femme se retrouvent par hasard dans le petit café d’une petite ville reculée. Mais ce n’est pas cette situation initiale qui fait de la pièce ce qu’elle est. Il y a quelque chose d’atmosphérique dans le théâtre de MAEKAWA. Une impression qui prend le spectateur aux tripes dès les premières secondes de À la marge, et qui tient autant aux décors spectraux qu’à l’intrigue morcelée ou le travail sonore soigné, que l’on doit à Takuhei AOKI. Dès ses premières secondes – le défilé des personnages entrant sur scène par une porte penchée, la pièce ne laisse aucun doute. La matière que MAEKAWA travaille n’est pas exactement le réel. Sur scène, un café aux murs verts, les lumières sont fantomatiques, en particulier celles qui filtrent par les shoji[1] du fond du décor. Les tables et les chaises ont l’air de venir d’une autre époque. Et même les personnages qui y sont assis semblent absents d’eux-mêmes.
Enter the void
Il faut dire que c’est précisément l’absence – le vide – qui est au cœur de la pièce de MAEKAWA. Tera et Mei, les deux personnages se retrouvant, sont des membres bien intégrés dans la société. Lui est livreur, elle clerc notariale. Ils mènent des vies rangées et leur conversation, au début du moins, n’est rien de plus qu’un constat de l’ordre qui règne dans leurs existences. Rapidement cependant, quelque chose entre eux semble se dérégler : c’est à ce moment, quand la machine s’enraye, que À la marge déploie sa puissance. Il faut pour cela une sensation de déjà-vu. Ou peut-être une explosion de colère qui jaillit au détour de la conversation : « C’est fini ! », qui donne un aperçu du vide, du manque de sens, qui constelle la vie des deux protagonistes dès que les masques sociaux tombent.
L’une des scènes les plus marquantes du début de la pièce est une accélération soudaine, juste après ce premier dérèglement. D’un coup, sur les planches, les quelques clients disparates se réunissent et deviennent un groupe uni. Un même corps qui fond sur Tera avant de s’effondrer. Or c’est bien cet effondrement collectif qui intéresse MAEKAWA, et c’est surtout là qu’il manifeste tout son art de la mise en scène.
À la marge est une spirale, un enfoncement dans le fantastique, le doute et le manque, et qui pourrait être soit une illumination soit une folie de plus en plus prononcée. Un thème que les dialogues font vivre, mais qui habite surtout la mise en scène et le jeu des acteurs. Mouvements brusques, jeux de lumière, accès de rage, changement d’identité ou même d’âge, MAEKAWA et sa troupe utilisent tous les dispositifs dramatiques à leur disposition pour illustrer la spirale dans laquelle leurs personnages se trouvent. Ainsi, par exemple, quand Tera ou Mei racontent leur histoire, c’est souvent l’un des autres personnages sur la scène qui, quand ils hésitent ou doutent, prend leur parole à sa charge, exprimant à la première personne ce qu’eux ne peuvent pas dire. Un procédé a priori simple, mais qui révèle tout le caractère organique de la mise en scène de MAEKAWA : la forme – l’interaction entre les acteurs et actrices sur scène, devenant un prolongement du fond. Cette idée est essentielle à la pièce d’une réalité autre, indicible et invisible mais bien présente, et qui ne peut être exprimée que par des moyens alternatifs. Marginaux.
Apocalypse Now
Dans ses meilleurs moments donc, la mise en scène de MAEKAWA suffit, par elle-même, à emporter le spectateur. Il y a quelque chose d’hypnotique dans le balai de ses personnages, dans la façon organique dont leurs présences se répondent, et dont ils glissent, naturellement, d’un point à l’autre de la scène. Mais derrière cette maestria du metteur en scène, il y a aussi une écriture ciselée, qui, de détour en détour, aborde des thèmes toujours plus captivants. Pêle-mêle, À la marge parle autant de ce que nous avons déjà évoqué – le vide et l’effondrement collectif – que de la mémoire, de l’identité ou encore même de la capacité à faire face à la nouveauté. Son art, néanmoins, est de ne jamais le faire frontalement, d’évoquer sans dire, de suggérer sans montrer. Bien sûr, il y a des répliques marquantes qui frappent le spectateur aussi sûrement que la mise en scène. Parmi elles, on retient cet aveu d’un fils au sujet de sa mère atteinte d’Alzheimer : « Petit à petit, ma mère n’était plus ma mère », mais aussi les échanges entre Mei et un jeune garçon, Santa. Mais c’est quand le dramaturge laisse planer le doute qu’il touche son public avec le plus d’intensité.
D’ailleurs, il y a un procédé au cœur de l’œuvre qui, justement, profite de cette absence de repère. Un grondement sourd et profond qui revient tout au long de la pièce. Certains personnages s’en inquiètent, d’autres s’y sont faits. Chacun y entend, en somme, ce qu’il veut : un phénomène naturel, le bruit du tonnerre ou celui des ténèbres qui envahissent, au mi-temps de la pièce, la maison de Mei. À la charge du spectateur, alors, de donner du sens à ce bruit inquiétant qui ponctue la représentation. Dans tous les cas, d’un point de vue diégétique, ce grondement divise et devient symptomatique des enjeux de la pièce, qui met en scène des personnages tous aux prises avec une même interrogation : que faire face à l’inconnu ? S’y habituer, essayer de l’expliquer, s’y abandonner ? C’est à cette question qu’À la marge s’intéresse, et c’est en ce sens que c’est un récit hanté par le covid et mars 2011. À mesure que l’intrigue avance, Tera devient capable de voir l’invisible. A l’inverse, Mei est aveuglée par les ténèbres dans lesquels elle est plongée. Deux positions opposées qui néanmoins les poussent à faire un même geste de remise en cause de leur réalité précédente, à interroger leurs certitudes, quitte à passer pour des fous. Évidemment, il s’agit du point de bascule de la pièce, qui plonge largement, en même temps que ses deux protagonistes, dans un fantastique sans retenue. Un garçon venu du néant, une grand-mère redevenue la jeune fille de ses 17 ans, un magicien assassin, sont autant de personnages qui rodent « à la marge » du réel qui profitent de sa fracture et contribuent à l’élargir.
Et puis, au terme des deux heures de la pièce, il y a ce final véritablement terrifiant. Un moment de pure angoisse et d’obscurité, une table rase littérale et figurée après laquelle néanmoins, MAEKAWA offre une ultime lueur d’espoir à son public. Il fait du néant un outil de création et laisse les spectateurs sur ces mots : « Fais-en quelque chose de beau. » À n’en pas douter, il y a quelque chose dans ce final de profondément méta. C’est une célébration de l’imagination (du théâtre donc) qui permet d’éclairer l’obscurité, de mettre en forme ce qui n’en a pas et de dire ce qui ne peut l’être. Mais c’est aussi et même surtout une belle façon de conclure en célébrant le décalage de ces personnages qui, après s’être enfoncé dans l’obscurité, après avoir perdu leur place dans le monde et s’être retrouvés « à la marge ». Ils trouvent alors au cœur de ces ténèbres et de la peur qu’elles inspirent, un outil pour réécrire un nouveau monde, moins vide que celui qui était le leur au moment d’entrer dans le café.
Au fond, À la marge est un objet difficile à commenter, et nous n’en avons saisi que des fragments qui échouent largement à retranscrire l’impression que fait la pièce de MAEKAWA. Sans jamais trop en dire, sans jamais aborder frontalement les thèmes qui la constituent, elle est aussi d’une limpidité désarmante. L’histoire de deux âmes qui, confrontées à des situations nouvelles et terrifiantes, se mettent à douter. Et c’est certainement ce qu’il faut en retenir et ce qui en fait une œuvre contemporaine importante. Au lendemain d’une épidémie dont les répercussions se font encore sentir sur notre quotidien, MAEKAWA invite autant à accepter la nouveauté qu’à continuer à la questionner. Il propose le doute comme nouveau paradigme : une raison d’espérer et surtout, une force créatrice.
[1] Panneaux coulissants recouverts de papier de riz translucide.