Ningen Isu, un groupe de hard rock littéraire
ʺNingen Isuʺ… Ces deux mots diront peut-être quelque chose aux lecteurs d’Edogawa Rampo (1894-1965), auteur de romans policiers et père du mouvement littéraire et artistique dit de l’ero-guro nansetsu (érotisme-grotesque absurde). Ningen Isu est en effet le titre original de l’une de ses très nombreuses fictions, parue en français sous le titre de La chaise humaine aux éditions Piquier. Moins connu dans l’hexagone, Ningen Isu est également le nom qu’a choisi de prendre en référence à cet auteur l’un des groupes de hard rock japonais majeur de ces dernières décennies et qui fête cette année ses 33 ans d’existence. Journal du Japon a souhaité faire découvrir à ses lecteurs cette formation atypique de trois musiciens passionnés qui ont su conquérir et rassembler au fil des années des générations d’amateurs de musique.
D’une amitié de collège, à la scène
Ningen Isu, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre qui a eu lieu à la fin des années 70 : celle de Suzuki Kenichi (basse, chant) et de Wajima Shinji (guitare, chant). Déjà passionnés par la musique, les deux adolescents, alors scolarisés dans le même collège d’Hirosaki, font connaissance par l’intermédiaire de l’association locale des fans de rock. Ils échangent leurs disques, commencent à jouer ensemble de la guitare et découvrent ensemble de nouvelles inspirations. Suzuki est fasciné par Kiss, Judas Priest et Saxon, tandis que Wajima apprend en copiant The Beatles, King Crimson, Led Zeppelin ou encore Deep Purplee. Assez rapidement, c’est Black Sabbath que le futur bassiste fait écouter à son ami : tous deux fascinés par ce groupe, ils se promettent de jouer un jour ensemble. C’est chose faite avant même leur entrée à la fac, lorsque les deux adolescents intègrent Shine Shine Dan, un groupe de reprises créé avec d’autres amis du lycée. C’est à cette époque que Wajima commence à se pencher sur la composition musicale et l’écriture de paroles.
En 1987, les deux camarades partent à Tokyo pour leurs études. C’est ainsi que naît officiellement Ningen Isu, avec Kamidate Noriyoshi à la batterie. Deux années plus tard, le petit groupe est remarqué par l’équipe d’Ikaten, une émission télé dédiée au rock qui a fait percer de nombreux groupes de l’époque. Leur passage sur le plateau en janvier 1989 est décisif : des téléspectateurs de tout le Japon voient leur interprétation en direct d’Inju, un de leurs titres les plus connus encore aujourd’hui et qui provient lui aussi d’une nouvelles d’Edogawa Rampo (La proie et l’ombre aux éditions Picquier).
Tous les ingrédients du groupe sont déjà réunis dans cette performance : les références littéraires, l’utilisation du dialecte de Tsugaru, un son à la fois lourd et mélodique sur lequel se cale alternativement la voix grave de Suzuki, ses cris et ses rires sardoniques, avec celle plus claire de Wajima… L’équipe est marquée autant par l’originalité de leur concept (faire du hard rock littéraire) que par celle de leurs paroles et de la manière qu’ils ont de les chanter avec l’accent du nord du Japon.
La tenue de scène de Suzuki fait également beaucoup parler d’elle : le jeune homme s’est taillé pour l’occasion, dans un drap gris, le costume dessiné par Mizuki Shigeru dans son manga intitulé Kitarô le repoussant (aux éditions Cornélius) pour son personnage du Nezumi Otoko (l’Homme-rat) ; costume à la capuche pointue qui ne laisse voir de lui que son visage, ses avant-bras et ses pieds nus. Il gardera ce costume comme tenue de scène pendant quelques années. Aussi déchaînés et expressifs durant le live qu’ils ne sont timides lors des questions qui leur sont posées, cette prestation leur permet de voir leur premier disque sortir par l’émission dès la fin de l’année.
La carrière du groupe est ainsi lancée et malgré plusieurs changements de batteur au fil du temps, Ningen Isu enchaîne à partir de ce moment-là les albums sans jamais laisser passer plus de deux années entre chaque. Leur son hard rock qui côtoie le heavy metal, le doom metal – voire le folk metal lorsqu’ils font intervenir shamisen, flûte shakuhachi ou passages de rakugo dans leurs morceaux – tout comme leurs prestations scéniques où les membres donnent le maximum d’eux même, dans leur virtuosité comme dans leur manière d’incarner physiquement ce qu’ils jouent, contribuent à créer autour d’eux une communauté soudée de fans ravis de pouvoir intégrer dès le début des années 90 le Ningen Isu kurabu, le fan club officiel du groupe.
Littérature et metal
L’auteur de La chaise humaine apparaît comme la référence littéraire centrale du groupe. Ses œuvres traversent toute leur discographie et leur album sorti en 2000, Kaijin Nijû Mensô (Le démon aux vingt visages) est entièrement constitué de clins d’œil au maître de l’ero-guro. Dans cet album, les illustrations du livret mettent en scène Suzuki, Wajima et Gôto Masuhiro (le batteur de l’époque) dans des personnages tout droit sortis des romans policiers d’Edogawa Rampo, tandis que la plupart des titres font directement référence à ses œuvres.
Les références littéraires du groupe ne se limitent cependant pas uniquement à cet auteur. Bien d’autres grands noms de la littérature japonaise – mais aussi occidentale – le rejoignent. Dans ses toutes premières années, le groupe a rendu ainsi consécutivement hommage à Dazai Osamu en 1990 avec l’album intitulé Ningen Shikkaku (La déchéance d’un homme), à Sakaguchi Ango en 1991 avec Sakura no mori no mankai no shita (Sous les fleurs de la forêt de cerisiers) ou encore à Akutagawa Ryûnosuke en 1993 avec Rashômon (La porte de Rashô). Passionné de littérature, de science-fiction et d’occultisme, le guitariste et principal parolier de Ningen Isu est également fasciné par les récits de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), auteur d’après lequel il composa musique et paroles de l’un des titres les plus connus du groupe : Uchû kara no iro (La couleur venue de l’univers), qui est le titre japonais de The colour out of the space, célèbre nouvelle de l’auteur américain. Nous pouvons également voir dans leur dernier album en date, Kuraku (Plaisir et souffrances en 2021) une référence à un auteur français, Raymond Radiguet (1903-1923), à qui l’on doit le célèbre roman Le diable au corps, dans leur titre intitulé Nikutai no bôrei (Le spectre au corps). Les mangaka sont aussi à l’honneur, notamment avec Mugen no jûnin (L’habitant de l’infini) un album sorti en 1996 en collaboration avec Samura Hiroaki, l’auteur du manga éponyme. La pochette et le livret sont dessinés par Samura et la plupart des titres font référence à l’histoire de Manji.
L’ensemble de leurs titres ne se rapportent cependant pas à des œuvres littéraires et une large partie d’entre eux sont des créations originales. Parmi elles, se trouvent d’un côté les titres créés par le bassiste et de l’autre, ceux du guitariste. Tournées vers ses centres d’intérêts (le pachinko, les insectes et tout ce qui a trait au Neputa matsuri, le grand festival d’Hirosaki), les chansons de Suzuki sont à la fois sombres et pleines d’humour acerbe, à l’image de Dainamaito (Dynamite), un titre où il rit de l’attrait qu’il éprouve pour la « dynamite », une de ces machines à sous où l’on perd tout son argent. Les chansons de Wajima, elles, sont à la fois plus lumineuses et plus graves, en sens où elles abordent des sujets sociétaux et de grandes questions métaphysiques sur la nature humaine et le tout traversé parfois de questionnements bouddhiques. Il a par ailleurs étudié le bouddhisme à la faculté de Komazawa (Tokyo). Le guitariste a ainsi récemment livré avec Ningen robotto (Les Hommes-robots) une réflexion sur les dérives de la science et le devenir des êtres humains dans une société de plus en plus informatisée et aseptisée.
Du Tôhôku à l’Europe
Le groupe est, à plus d’un titre, imprégné de la culture traditionnelle japonaise et sa réticence à entrer dans le moule d’une culture mondialisée imprégnée par l’influence américaine fait sa force, en même temps qu’elle lui a fermé pendant longtemps les portes de la scène internationale.
Chantant uniquement en japonais, Suzuki et Wajima ne cessent de faire référence à la culture de leur pays natal, que cela soit par l’intégration de mélodies et d’instruments traditionnels dans leur morceaux, l’utilisation d’une imagerie japonisante dans leurs clips vidéos et pochettes d’album, comme dans leurs tenues de scène. Friand de déguisement, Suzuki a joué dans divers habits au fil des années : en Homme-rat, en yamabushi, en tenue de kendô, en simple fundoshi et yukata, tenue de bonze… Depuis de nombreuses années maintenant, l’image du groupe s’est fixée sur un samouraï des temps modernes, Wajima, habillé en kimono, haori et hakama, tabi et zori aux pieds, qui relève ses manches à l’aide d’une cordelette pour jouer de la guitare comme le faisaient les samouraïs sur le point d’entamer un duel, un omamori accroché à sa guitare (qui est quant à elle tenue par une bande aux motifs fleuris traditionnels) ; un bonze obscur, Suzuki, au crâne rasé, visage peint de blanc avec les lèvres et les yeux cerclés de noir, pieds nus sur scène ; tous deux accompagnés par Nakajima Nobu, aux cheveux toujours coiffés à la Elvys Presley, aux lunettes teintées et chemises qui rappellent les tatouages de yakuza.
Mais avant d’être un groupe japonais, le trio dont les deux membres fondateurs viennent d’Hirosaki porte en lui l’identité du Tôhôku (nord-est de l’île d’Honshû), et plus particulièrement celle de la préfecture d’Aomori. À l’image du titre Aomori Rokku Daijin (Le ministre du rock d’Aomori en 1993), Ningen Isu fait souvent référence à cette région, que ce soit à travers le destin tragique de ses jeunes filles jadis vendues à la capitale en même temps que les pommes locales en raison de la pauvreté de ce territoire (Ringo no namida, Les larmes des pommes en 1989), par la beauté du célèbre Neputa matsuri, où Suzuki dit se rendre chaque année sans faute, ou encore par le fait de chanter régulièrement dans le dialecte local, le Tsugaru.ben, rendant ainsi le sens des paroles obscur à la majorité des Japonais.
Il n’est dans ce contexte pas étonnant que le groupe apparaisse dans l’adaptation cinématographique que Yokohama Satoko a fait de Itomichi, un roman de Koshigaya Osamu qui suit la vie d’une lycéenne d’Aomori, née d’un père professeur de Tsugaru.ben et d’une mère joueuse de shamisen. Dans le film, l’héroïne prénommée Ito se rapproche d’une jeune fille aussi esseulée qu’elle à l’école et qui a sans cesse ses écouteurs dans les oreilles. Lorsqu’elle lui demande ce qu’elle écoute, celle-ci lui répond : « – Ningen Isu ! Tu connais ? Les musiciens viennent d’Hirosaki ! », tandis que le titre Eden no shôjo (La jeune fille de l’Éden) apparaît en fond musical. Une fois rentrée chez elle, Ito se met à reprendre au shamisen l’air de la musique tandis que quelques temps plus tard apparaît l’affiche de la tournée de 2019 de Ningen Isu dans la chambre de son amie.
Malgré ce caractère identitaire, le groupe n’en est pas moins tourné vers l’extérieur. Les idoles des trois musiciens viennent pour la plupart du continent américain et européen. Après que Wajima ait pu rencontrer et réaliser une interview de Tony Iommi, le guitariste de Black Sabbath en 1994 pour le magazine Young Guitar, puis que le groupe ait eu l’occasion de jouer sur la même scène que Black Sabbath en 2013 à l’Ozzfest Japan, c’est en juin 2020 que les membres de Ningen Isu réalisent à nouveau l’un de leurs rêves : effectuer une tournée européenne. Ils se rendent ainsi dans le pays de Black Sabbath avec une date à Londres, précédée de deux dates en Allemagne, à Berlin et Bochum.
Véritable tournant dans leur carrière, cette tournée leur a permis d’élargir considérablement leur auditoire. Constatant à cette occasion que leur titre le plus connu sous nos latitudes était Mujô no sukyatto (Les scatts impitoyables en 2019) et que le public européen scandait le refrain « shabadabadia shabadabadia » dès les premières notes, les membres ont commencé à inclure dans leur album suivant des chansons qui comportent des refrains faciles à retenir et à prononcer pour des non-japonisants, et ce notamment avec Toshishun (2021), dont le clip vidéo comporte pour la première fois un générique écrit en anglais. Lors des dernières tournées, le concert final était par ailleurs rediffusé en direct, moyennant paiement, et accessible depuis l’étranger, tandis que le site du fan club officiel a été refait cette année de manière à être accessible depuis tous les pays.
Leur carrière internationale ayant été freinée en raison de la crise sanitaire de ces dernières années, nous pouvons tout de même espérer un redémarrage d’ici peu avec une nouvelle tournée européenne qui les amènerait peut-être cette fois-ci dans le pays du Hellfest !
Les trois membres ont beau avoir passé le cap des 55 ans, le groupe n’en continue pas moins d’enchaîner créations et tournées, et tandis que de nombreuses formations de metal ralentissent le tempo au fur et à mesure des années, le son de Ningen Isu se fait de plus en plus lourd, sans en perdre pour autant son aspect mélodique. Lors de leur passage à Fukuoka le 12 septembre de cette année, dans le cadre de leur tournée des 33 ans intitulée Yami ni ugomeku (Grouiller dans les ténèbres), Wajima a déclaré vouloir continuer de jouer jusqu’à ses 70 ans au moins et a laissé entendre qu’un nouvel album serait prévu pour 2023 ! De quoi ravir les fans qui, faute de pouvoir hurler en raison des mesures sanitaires ont salué son intervention par une salve d’applaudissements.
Yami ni ugomeku, chronique d’un concert
Journal du Japon s’est rendu au concert donné dans la ville capitale de Kyûshû et voici notre retour sur cette belle soirée de fin d’été.
18 heures, le merchandising du groupe et de sa maison de disque installé à côté de l’entrée du Drum-be 1, célèbre salle de concert de Fukuoka, s’apprête à plier bagage pour s’installer à l’intérieur. De l’autre côté de la route se trouve un petit parc déjà noir de monde : plus de la moitié des personnes portent un tee-shirt de Ningen Isu, il n’y a pas de doute, le fan club est venu en force ! Parmi eux se trouvent autant de jeunes que de représentants de la génération des membres et les trois quarts environ sont des femmes. À 18h30, le staff commence à former des files d’attente dans le parc, en fonction du numéro de ticket de chacun, afin que nous entrions un à un dans la salle, sans bousculade. Une fois passées les portes nous attend la prise de température et la désinfection des mains, suivies par le contrôle des billets et le paiement de l’incontournable taxe qui accompagne tout concert japonais : le ticket pour la boisson. 600 yens pour avoir accès au bar, pass que l’on ne peut refuser de payer, même si on a prévu sa bouteille d’eau dans le sac.
Nulle fouille à l’entrée, des casiers sont disponibles dans le couloir, mais il est possible de rentrer avec toutes ses affaires dans le lieu de concert. La salle est pleine, comme c’est le cas pour l’ensemble des dates de la tournée. Chacun se répartit de façon à former des lignes quadrillées (pogo et autre circle pit sont tacitement proscrits), parler aux personnes alentours et crier est toujours interdit, tandis que le port du masque reste obligatoire, mais les concerts ont désormais de nouveau le droit de s’effectuer debout, et non plus assis, ce qui est une belle avancée ! Les membres apparaissent sur scène à l’heure de début prévue, sous un torrent d’applaudissements et l’on entend même quelques cris discrets…
Pendant 2h30, Ningen Isu enchaînera 18 titres, dont la grande majorité provient de leurs premiers albums. Dès l’ouverture, Suzuki annonce avoir sélectionné une vingtaine de titres pour leur passage sur l’île de Kyûshû, tous plus sombres les uns que les autres – ce qui est normal au vu du titre de la tournée – ajoute-il avec un grand sourire mordant dont il a le secret. Wajima remercie de nombreuses fois le public d’être venu en si grand nombre malgré la chaleur, remerciant le staff d’avoir mis la climatisation sur scène pour ce groupe du nord qui n’est pas habitué à la chaleur subtropicale du mois de septembre. « C’est incroyable, on dirait qu’ici, c’est encore l’été ! ». Comme à leur habitude, les membres font quelques pauses en restant sur scène, durant lesquelles ils discutent entre eux de choses et d’autres, faisant réagir le public par les interactions souvent comiques ou incongrues du guitariste et du bassiste. Le batteur, qui se fait appeler Aniki et lance toujours au milieu des concert un « Aniki o yonde kureeeee » (« Appelez-moi Anikiiiii »), auquel les fans répondent avec vigueur, lance cette fois-ci – covid oblige – « Appelez-moi Aniki au fond de votre cœur » ! Après un solo ravageur, la prestation de Nobu sur Kumo no ito (Le fil de l’araignée) est incroyable : le batteur chante en même temps qu’il joue de la batterie, dans une association parfaite voix/instrument.
Également batteur dans le groupe Domingos, il dit avoir commencé à combiner chant et batterie qu’à partir de son entrée dans Ningen Isu, en 2004. Également en pleine forme, Wajima ne cesse de bondir d’un coin à l’autre de la scène et ravit ses admirateurs par un solo joué avec la guitare dans le dos, puis entre les dents, à la Jimi Hendrix ! Ce qui est plus rare, Suzuki l’accompagne quelques secondes en plaçant sa basse dans son dos, l’air de dire « Moi aussi je peux le faire », ce qui ne manque pas de déclencher l’hilarité dans la salle…
Bref, une belle prestation, où les membres ont donné le meilleur d’eux-mêmes, dans une ambiance détendue et avec un public composé essentiellement de fans de longue date du groupe. Les deux spectatrices avec lesquelles nous avons pu échanger quelques mots avant et après le concert vivent loin de Fukuoka et ont traversé le Japon sur la semaine pour suivre le groupe sur une partie de sa tournée ! Une preuve que Ningen Isu a su se poser au fil des années comme une formation majeure dans le milieu de la scène metal japonaise.