Xenoblade Chronicles 3 : le dernier grand RPG de la Switch
Sorti en juillet dernier sur Switch, Xenoblade Chronicles 3 porte sur ses épaules une double ambition : prouver que la console hybride de Nintendo en a encore dans le ventre avec un vaste monde ouvert qui n’a pas à rougir face aux productions sur consoles de nouvelle génération, et redorer le blason de la série après un second épisode qui avait déçu une partie de son public. Le résultat final est-il à la hauteur de ces attentes ? Nous avons envie de répondre oui, et même plutôt deux fois qu’une : le jeu de Monolith constitue l’aboutissement de la série, un JRPG d’une générosité rare dont on continuera encore de parler pendant des années.
La synthèse de la saga
Née de l’union entre Nintendo et le studio Monolith Software au milieu des années 2000, la saga Xenoblade Chronicles a su s’imposer au fil de ses épisodes comme une des séries les plus marquantes du paysage vidéoludique.
Le titre fondateur sorti en 2010 sur Wii a profondément renouvelé les codes du RPG japonais et mis la dragée haute à tous ses concurrents de l’époque. Monolith a ensuite surpris quelques années après avec le spin-off Xenoblade Chronicles X en 2015, un véritable tour de force technique pour la Wii U ainsi qu’une proposition radicale encore inégalée aujourd’hui. Deux ans après sur Switch, le second épisode de la série semble pourtant avoir déçu une partie du public, décontenancé par ses séquences de fanservice ainsi que par un système de personnages à débloquer proche d’un jeu mobile. De nombreuses mises à jour et une extension particulièrement réussie (Torna : The Golden Country) ont tout de même permis de réhabiliter considérablement Xenoblade Chronicles 2, mais ce dernier n’a jamais pu égaler pour autant l’aura du premier épisode, souvent cité comme le meilleur JRPG de sa génération.
C’est peu dire que ce Xenoblade Chronicles 3 était attendu, tant il cristallisait les attentes des fans de la série tout comme celles des amateurs de JRPG. Malgré cette pression, le titre apparaît au final comme une œuvre extrêmement maîtrisée et finement ciselée par les orfèvres de Monolith. Ces derniers ont réussi à tirer la quintessence de la série pour proposer le bouquet final, qui conclut les thématiques et systèmes de jeu développés par la saga depuis plus de dix ans.
The whole world will be your ennemy
Le pitch de départ de Xenoblade 3 surprend par son côté désespéré, en rupture nette avec le reste de la série. Le monde d’Aionios connait une guerre perpétuelle entre les royaumes de Keves et d’Agnus, dont les ressortissants ont depuis longtemps cessé de s’interroger sur les causes. Il faut dire qu’ils n’ont ni l’opportunité ni le temps d’y réfléchir : endoctrinés depuis leur naissance pour se battre, les combattants des deux camps doivent régulièrement absorber l’énergie vitale de leurs ennemis pour alimenter un « cadran vital » dont l’épuisement est synonyme de mort immédiate. Cela ne contribue toutefois qu’à retarder l’inévitable, car chaque soldat dispose d’une espérance de vie de seulement dix années et pas un jour de plus. L’inéluctable leur est rappelé à chaque instant par un tatouage sur leur corps qui s’assombrit progressivement à mesure que le temps passe et les rapproche de leur trépas. Ce postulat de départ ouvre la porte à de nombreuses réflexions sur la mort, le sens de la vie et la transmission, qui sont centrales dans le récit.
L’intrigue commence lorsque trois soldats d’Agnus et trois soldats de Keves sont chargés par leurs commandements respectifs de participer à une opération visant à récupérer un mystérieux chargement. A la suite d’un affrontement entre les deux groupes pour s’emparer de la cargaison, celle-ci se révèle être un artefact qui entre en résonance avec les six personnages présents et leur confère de grands pouvoirs. Nos six héros acquièrent ainsi la faculté de fusionner pour se transformer temporairement en Ouroboros, des entités surpuissantes à la frontière de l’organique et du mécanique. Mais ces nouvelles facultés leur valent une condamnation à mort de leur hiérarchie, qui les conduit à devenir des fugitifs traqués par les deux camps. Malgré leurs différences de culture, de passé et de tempérament, Noah, Mio, Lanz, Sena, Eunie et Taion vont devoir apprendre à coopérer pour survivre, avant d’entreprendre un voyage les menant à percer les secrets d’Agnus et de Keves et à se révolter contre l’arbitraire du monde d’Aionios.
Nul besoin d’avoir joué aux deux précédents épisodes pour apprécier le scénario de ce troisième volet. Même s’il reprend une partie des éléments de Xenoblade 1 et 2, les principaux liens scénaristiques entre cet épisode et les précédents se révèlent dans le dernier tiers de l’aventure et n’empêcheront aucunement les nouveaux venus de comprendre et d’apprécier le récit. Les amateurs de la série seront cependant ravis de relever certains clins d’œil, à commencer par plusieurs environnements emblématiques des deux premiers épisodes, mais qui sont ici souvent réduits à l’état de ruine et participent à la mélancolie ambiante du jeu.
Un scénario et des personnages soignés
Il ne sera pas question de spoiler dans cet article, mais il convient de relever la très bonne tenue du scénario. Le titre égrène à travers ses sept chapitres suffisamment de rebondissements et de retournements de situation pour tenir en haleine le joueur, dans un récit qui combine avec brio un aspect intimiste dans le traitement des personnages et une réflexion plus globale sur l’état d’un monde en déliquescence.
La plus grande qualité narrative de Xenoblade Chronicles 3 repose cependant sur son casting des plus attachants, avec un groupe dont les relations évoluent de façon naturelle et progressive au cours du jeu. L’équipe de développement a mis beaucoup d’efforts dans l’attention apportée à chacun des six personnages du groupe et cela se ressent dans des dialogues qui font souvent mouche. Tantôt amusants, souvent mélancoliques, parfois touchants, les échanges entre les protagonistes sont un véritable plaisir à suivre, d’autant plus que la traduction française est impeccable tout au long du jeu (notons que les doublages anglais comme japonais sont également très réussis).
En plus des six personnages principaux, l’équipe se voit complétée par un « héros » (à choisir parmi une vingtaine en tout) qui peut rejoindre le groupe à la suite d’un événement de l’histoire ou en accomplissant une quête facultative. Chaque héros dispose de son propre arc narratif développé à travers une série de quêtes, de façon similaire aux « quêtes de loyauté » de la série Mass Effect. Ces scénarios optionnels sont souvent bien écrits, et contribuent à enrichir l’univers en approfondissant des thèmes ouverts par l’histoire principale. L’ajout des « héros » est globalement un des grands points positifs de la narration du jeu : avec leurs personnalité variées, ils apportent des interactions intéressantes et amusantes avec le reste de l’équipe.
En comparaison des protagonistes, les « méchants » de l’histoire se révèlent un peu en retrait au niveau du charisme et de l’écriture. Ils apparaissent ainsi moins développés que les antagonistes des deux premiers volets, à l’exception d’un duo dont le passé et les motivations sont révélés lors de séquences marquantes qui comptent parmi les plus bouleversantes de l’aventure.
Les événements majeurs de chaque chapitre prennent vie de la plus belle des façons, étant illustrés par des scènes cinématiques d’une qualité époustouflante. Davantage que par leur aspect technique (irréprochable pour un jeu Switch), les cut scenes les plus importantes brillent par un sens de la mise en scène qui n’a rien à envier avec celles des grandes productions du genre, et par un soin du détail poussé à l’extrême. Les développeurs ont par exemple animé parfaitement le mouvement des doigts des personnages interprétant l’emblématique mélodie à la flûte A Life Sent On, jouée par les « passeurs d’âmes » chargés d’accompagner le départ des défunts vers l’au-delà.
Derrière le récit de Xenoblade 3 se cache un appel lancé par ses auteurs aux jeunes générations, les encourageant à forger leur propre chemin et à se délivrer des entraves imposées par ceux qui voudraient imposer l’immuabilité des choses. Comme beaucoup d’œuvres culturelles japonaises, notamment shônen, me direz-vous ? Peut-être, mais ce serait mal connaître Tetsuya TAKAHASHI, le principal artisan de la série des Xeno (Xenogears, Xenosaga, et Xenoblade). Le réalisateur et scénariste aime glisser dans ses œuvres de multiples influences, philosophiques en tête, conférant à ses récits une dimension existentialiste et humaniste d’une rare profondeur dans un JRPG. C’est une nouvelle fois le cas avec Xenoblade Chronicles 3, qui représente à bien des égards l’aboutissement des thématiques chères à son réalisateur depuis Xenogears.
Une réalisation monumentale pour la Switch
Les Xenoblade ont toujours constitué des tours de force technique, repoussant les limites de ce que l’on pensait possible sur des consoles aux capacités limitées par rapport à la concurrence. Xenoblade 3 ne déroge pas à la règle et représente une prouesse pour la Switch : le titre brille par sa distance d’affichage et parvient à conserver une fluidité souvent satisfaisante alors que les personnages et les effets se multiplient à l’écran. Les puristes des 60 images par seconde constantes et de la résolution 4K pourront certes tiquer devant des textures en 720 pixels et des ralentissements lors des affrontements les plus endiablés, mais pour une console qui présentait déjà un retard technique par rapport à la concurrence lors de sa sortie, la performance mérite d’être saluée. Cerise sur le gâteau, ce troisième opus affiche une réalisation graphique tout à fait convenable en mode nomade, ce qui fera pousser un soupir de soulagement à celles et ceux qui ont vécu le mode portable de Xenoblade 2 et sa bouillie visuelle.
Cet aspect technique soigné donne au jeu les moyens de ses ambitions, en affichant sans chargement des environnements démesurés qui pourraient se révéler écrasants s’ils n’étaient pas aussi agréables à parcourir. La série Xenoblade a toujours été célébrée pour l’immensité de ses vastes biomes et le sentiment de liberté grisant que l’on ressent à les parcourir, et sur ce point, cet épisode n’est pas en reste, d’autant plus qu’il place la verticalité au cœur de l’exploration. Celle-ci récompense régulièrement le joueur curieux par du loot mais aussi et surtout par des panoramas à couper le souffle. S’il est peut-être moins marquant que celui du premier Xenoblade, le monde d’Aionios n’en reste pas moins un formidable terrain de jeu, rendu vivant par les innombrables personnages non joueurs (PNJ) qui peuplent les différentes colonies faisant office de villages dans Aionios.
En plus de fournir des points d’expérience, l’accomplissement des quêtes annexes améliore l’entente du groupe avec les PNJ, mais aussi entre ces derniers. L’ensemble des liens entre les habitants d’Aionios est ainsi représenté par un « sociogramme » qui symbolise la popularité de l’équipe auprès des habitants du monde, ainsi que les liens des personnages entre eux. Ce sociogramme grandit au fur et à mesure de la progression du joueur dans le jeu, et se révèle extrêmement satisfaisant à compléter. Il participe à renforcer grandement l’immersion dans le monde d’Aionios et donne au joueur le sentiment de se battre pour un monde peuplé de gens qu’il a appris à connaître.
La beauté visuelle n’est pas qu’une affaire de technique, et Xenoblade Chronicles 3 l’a bien compris avec une direction artistique particulièrement soignée. La modélisation 3D des personnages rend honneur au travail de Masatsugu SAITO, dessinateur des personnages de la série depuis le second volet. Le style de ce dernier a d’ailleurs changé depuis le deuxième épisode : l’apparence des personnages est plus sobre et beaucoup moins chargée sur le plan du fanservice, ce qui est cohérent avec l’univers et les thématiques du titre. Les illustrations originales du character designer sont de plus brillamment traduites dans le jeu, avec des personnages qui crèvent l’écran. C’est particulièrement le cas pour les protagonistes, qui ont fait l’objet d’un travail monumental dans la retranscription de leurs émotions, avec un grand soin apporté aux expressions du visage.
Pour conclure sur la réalisation globale, il serait criminel de ne pas évoquer l’aspect musical dans un titre estampillé Xenoblade. Une fois encore, ce troisième opus se montre digne de ses aînés : avec la bande originale du titre, c’est comme si Monolith et Nintendo avaient donné carte blanche à la dream team de compositeurs rassemblant Yasunori MITSUDA, Kenji HIRAMATSU, Manami KIYOTA, le groupe ACE et la nouvelle venue Mariam ABOUNASSR. Doté d’une qualité de production phénoménale, le résultat final est amené à entrer dans les annales de la musique de jeu vidéo, avec une succession de morceaux marquants, qu’ils soient mélancoliques, tragiques ou épiques.
Le meilleur des deux mondes
Toute appréciée qu’elle soit, la saga Xenoblade est parfois raillée pour son côté « MMORPG offline » dans ses mécaniques, davantage basées sur des jauges qui se remplissent de façon automatique (mécaniques de cooldown) que sur l’action. Xenoblade 3 répond en partie à cette critique, en développant des éléments inspirés des volets précédents pour renforcer le dynamisme des affrontements. Cela se traduit notamment par des bonus récompensant le bon timing dans l’enchaînement des attaques et la constitution des combos, ainsi que par la possibilité de changer instantanément de personnage contrôlé au sein de l’équipe. Il en résulte des combats plus riches et moins automatiques que par le passé, dont la nouveauté majeure repose sur la possibilité de fusionner les héros par paire pour les transformer en Ouroboros. En plus de permettre des attaques spectaculaires, cette transformation ouvre une période d’invulnérabilité bien pratique lors des affrontements les plus tendus tout en facilitant l’exécution des combos.
Le revers de la médaille, c’est qu’entre les sept protagonistes à l’écran, leurs adversaires, et le déluge d’effets visuels liés aux attaques spéciales et aux transformations, il arrive que la lisibilité en prenne un coup. Ceci nous permet d’ailleurs d’évoquer l’éléphant dans la pièce : l’interface, particulièrement chargée. Si les premières vidéos du jeu laissaient craindre que cette interface ne rende les affrontements beaucoup trop confus, le résultat final reste plutôt lisible dans la grande majorité des cas, d’autant plus qu’il est possible de retirer l’affichage de certains éléments. En bref : même si ça n’est pas évident au début, on finit par s’y faire !
Au niveau des systèmes de jeu, jamais un Xenoblade n’aura été aussi souple dans ses mécaniques, conçues ici pour laisser au joueur le maximum de liberté et de possibilités. Cette liberté s’illustre notamment dans le système de classes : après quelques heures de jeu, il devient possible de changer librement la classe et le rôle de chaque personnage, à la façon des jobs de certains épisodes de Final Fantasy. Comme dans tout bon système similaire, le jeu récompense alors l’investissement dans une classe en permettant de débloquer des compétences (actives ou passives) qui resteront utilisables après un changement de classe.
On se prend alors très vite au jeu de débloquer chacune des classes pour démultiplier les possibilités de personnalisation de son équipe. Le système des « héros » joue ici un rôle clé, car en débloquant ces derniers, il devient possible d’attribuer leur classe aux autres personnages moyennant un peu de grind de points d’expérience. L’imagination prend alors le pouvoir : il est tout à fait possible de créer une formation composée uniquement de personnages spécialisés en attaque pour détruire toute opposition au plus vite, ou au contraire de jouer la sécurité en conservant un quota raisonnable de defenseurs et de soigneurs dans l’équipe.
Les amateurs de bidouillage et de maximisation de leurs personnages en auront pour leur argent avec le post game, qui donne l’occasion de se lancer dans des défis considérablement plus corsés que les combats de l’aventure principale. Ce post game donne surtout l’occasion de prendre sa revanche face aux colosses de niveau démesuré qui se promenaient en toute décontraction dans les environnements du début du jeu.
Un jeu trop riche pour son propre bien ?
Aussi brillant soit-il, Xenoblade 3 connaît cependant certains écueils qui pourraient l’empêcher de séduire au-delà des connaisseurs de JRPG. Ces limites sont bien souvent le pendant des qualités du jeu : sa grande générosité en matière de contenu se traduit ainsi par une soixantaine d’heures minimum pour boucler le scénario, et facilement le double pour frôler le 100%. Xenoblade Chronicles 3 affiche une durée de vie presque insolente qui renvoie à l’âge d’or du JRPG dans les années 90, époque où une centaine d’heures de jeu était un attendu plutôt qu’un défaut potentiel. Une extension narrative majeure prévue d’ici la fin 2023 (intégrée au sein du passe d’extension proposé à 30 euros) viendra également enrichir encore la durée de vie du jeu.
Dans la même logique, Xenoblade 3 réclame un investissement conséquent ainsi qu’une certaine implication, liée à la profusion d’éléments (de systèmes de jeu comme de raccourcis à la manette) qui s’empilent régulièrement au cours de l’aventure. N’espérez pas pouvoir reprendre le jeu facilement après une pause de plusieurs semaines tant les subtilités de gameplay sont nombreuses. Monolith a cependant eu la bonne idée d’intégrer un volumineux glossaire détaillant les mécaniques de jeu, qu’il est possible de pratiquer à la façon du mode entraînement d’un jeu de combat; ce qui n’est vraiment pas du luxe.
L’autre reproche concerne les enchaînements, des séquences qu’il est possible de déclencher en combat pour déchaîner une succession d’attaques sur un pauvre adversaire sans qu’il ne puisse réagir. Présentes depuis le premier volet, ces phases sont ici enrichies par un sens de la mise en scène impressionnant, les attaques ultimes des personnages s’enchaînant dans un fracas d’explosions et de super attaques à la façon des limit breaks de Final Fantasy. Le problème, c’est que ces séquences deviennent vite obligatoires pour écourter la durée des affrontements face à des boss dotés de barres de vie indécentes, particulièrement dans la seconde moitié du jeu. De plus, ces animations ne peuvent être écourtées ou passées : la lassitude finit par se faire sentir lorsqu’on assiste pour la trentième fois à une attaque spéciale. Ceci reste cependant un détail qui ne remet pas en cause la grande qualité globale du jeu, d’autant plus que le souci pourrait facilement être corrigé par le biais d’un patch.
Avec sa réalisation irréprochable, son gameplay très solide et son ébouriffant sentiment de liberté, Xenoblade 3 constitue l’œuvre somme de la série. Derrière ses petites faiblesses se dissimule une œuvre majeure du JRPG, à la fois généreuse, tragique, émouvante, exaltante, voire même intimidante parfois. Xenoblade 3 est au final une des plus grandes aventures de la Switch qui mérite fortement d’être vécue, y compris par les nouveaux venus.