Le Pont flottant des rêves : Corinne Atlan, la langue japonaise et la traduction
Si vous lisez de la littérature japonaise, vous êtes probablement déjà tombée sur son nom dans les premières pages ou au dos d’un livre. Corinne Atlan est en effet depuis des décennies une traductrice talentueuse et renommée. Elle publie cet automne un livre merveilleux qui nous plonge au cœur du cheminement d’une traductrice, d’une voyageuse, ainsi qu’au cœur de la langue japonaise, de ses subtilités et de sa beauté. Passionnant !
Un parcours de voyageuse traductrice…
Ce livre est un parcours de vie au milieu des mots. De sa toute petite enfance en Kabylie où elle baigne dans une langue inconnue à son amour pour le latin et l’anglais découverts en classe de Sixième puis le grec ancien en Quatrième (avec en parallèle l’allemand qu’elle apprend seule dans les livres de ses frères) en passant par la linguistique et le japonais à l’INALCO sans oublier le népali en autodidacte ainsi que le sanskrit et le tibétain, les langues sont une passion pour Corinne Atlan.
« Je ne me sens véritablement exister que lorsque plusieurs langues dialoguent en moi. Je n’ai jamais compris comment il était possible de vivre dans une seule culture, tourné vers un seul horizon, et faire partie de ceux que Nancy Huston nomme joliment « les monolingues impatriés ». Je ne comprends pas non plus la notion d' »intégration », si elle exige d’un exilé ou d’un descendant d’exilé de renoncer à l’autre langue, l’autre culture qu’il porte en lui. À quoi peut-on s’intégrer, que peut-on intégrer, si l’on est privé d’une partie de soi-même ? C’est tellement important, de savoir d’où l’on vient. Les langues ne s’excluent pas l’une l’autre, elles se renforcent : en parler plusieurs donne le goût de nommer les choses. »
La traduction est venue naturellement. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle a toujours eu la passion du décryptage. Puis cette activité s’est faite dans une mise en mouvement comme un train qui s’ébranle (pareil au Transsibérien qui la conduira au Japon), qui se met en route vers une destination inconnue. Les paysages défilent, s’impriment, les langues s’écoutent, se vivent.
Traduire c’est d’abord « se laisser traverser », c’est lire un texte « comme un devin lit l’avenir ». Une fois qu’on s’est bien laissé « envelopper » par cette autre langue, on peut revenir au français devenu « langue d’écriture » pour offrir le texte au lecteur.
Traduire c’est interpréter : « On est obligé d’interpréter, et je ne suis pas loin de penser qu’une traduction est une interprétation, rien de plus, rien de moins. Rien n’est fiable, rien n’est fidèle, hormis le texte original, et parfois, face à lui, la langue française, pourtant si riche, me paraît déficiente. Lire est une chose (s’imprégner, ressentir, absorber), traduire en est une autre (choisir, trancher, voire retrancher). »
Traduire c’est faire des allers et retours : « Renoncer à la langue maternelle, puis y revenir : la traduction est, dans tous ses aspects, un mouvement d’aller et retour perpétuel. Il n’y a nulle part où se poser. On est en permanence dans l’entre deux. »
La littérature est mondiale : « Il n’y a pas au fond de littérature « traduite », juste une littérature mondiale. Et la question du lien entre vie, enfance et écriture est aussi au centre de l’activité de traduction. »
Un amour profond de la langue et de la culture japonaise
Aux réflexions passionnantes sur l’art de la traduction, Corinne Atlan mêle de nombreux éléments sur les spécificités de la langue et de la culture japonaise, sur les découvertes qu’elle a faites, sur les émerveillements qu’elles ont suscité en elle. C’est émouvant et fascinant.
De la construction de la phrase aux onomatopées, du style de Murakami à la composition des kanji, elle présente au lecteur toutes les subtilités, toutes les beautés de la langue japonaise !
La découverte de la langue japonaise : « Il y avait dans la langue même une sorte d’inversion des valeurs qui me réjouissait : plus de sujet obligatoire, le verbe à la fin et tout le reste y raccrochant ses wagons de façon presque ludique à l’aide de particules grammaticales aux allures de petits crochets, un suffixe indiquant le conditionnel en guise de futur (n’est-ce pas logique ?), une seule forme de passé (le passé n’est plus qu’un rêve), mais une quantité de suffixes verbaux très précis pour nuancer la réalité présente : fait rapporté, constaté, ressenti, vague impression ? Sans compter bien sûr l’infinie variété du vocabulaire et de la syntaxe en fonction du degré de déférence ou d’humilité que l’on souhaite exprimer. »
Et la culture japonaise : « Le décalage permanent avec ce que l’on m’avait appris jusque-là m’enchantait; Les saisons n’étaient plus quatre mais au moins cinq en tenant compte de la « pluie des pruniers » (la saison des pluies), traditionnellement vingt-quatre et même soixante-douze avec toutes les subdivisions. Aucune superstition n’entachait le chiffre treize, mais le quatre, homonyme de « mort », était banni. Noël se fêtait en amoureux et le nouvel an était l’occasion de grandes réunions de famille. Au réveillon on se contentait d’une soupe de nouilles, plat qu’il convient, par politesse et pour ne pas se brûler, d’aspirer à grand bruit. Au printemps on festoyait sous les cerisiers en fleur des parcs mais aussi des cimetières, car la mort avoisine toujours la beauté. La langue, la culture, l’histoire, les traditions, j’absorbais tout avec enthousiasme. »
Mais traduire le japonais s’avère au final bien difficile, surtout quand on n’a pas baigné dans cette culture depuis la naissance. Allusions cachées, métaphores, jeux de mots, proverbes… autant de subtilités complexes difficiles à transposer.
Malgré les difficultés, c’est un amour profond du Japon et de sa langue qui nous est livré dans ces pages. Un vrai bonheur de lecture pour celui qui aime ce pays et tente d’apprendre sa langue !
Un livre comme un voyage, sur un pont flottant au milieu des brumes, que nous vous conseillons vivement !
« Il y a bien longtemps – aussi loin que mes souvenirs remontent -, j’ai trouvé refuge dans la lecture et la littérature. Puis ce fut dans l’entre-deux de la traduction, ce pont flottant au milieu des brumes, sur lequel je me sens plus à ma place qu’enracinée sur n’importe quel sol. »
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
À noter la sortie ce 20 octobre d’un recueil de haïkus en édition bilingue chez Folio, traduit par Corinne Atlan. Plus d’informations sur ce recueil sur le site des éditions Folio.
Entretien avec Corinne Atlan
Corinne Atlan : Il y a tellement à dire sur la traduction ! Le petit livre paru chez Inventaire/Invention en 2005 ne prétendait pas épuiser le sujet : c’était le texte d’une conférence que j’avais donnée à l’Institut Français du Kansai en 2003 pendant ma résidence à la Villa Kujoyama. Comme ce texte est maintenant disponible en ligne (https://www.tokyo-time-table.
Il n’y avait chez moi aucun livre concernant le Japon ou l’Asie, mon attrait pour la littérature japonaise est venu plus tard, quand j’ai commencé l’étude du japonais à 17 ans : j’ai dévoré tout ce qui était traduit à l’époque, à commencer par les Notes de chevet de Sei Shonagon, Pays de Neige de Kawabata ou encore Je suis un chat de Natsume Sôseki, des livres que j’aime toujours autant aujourd’hui. J’ai découvert aussi Akutagawa, Mishima, Tanizaki… avec le sentiment extraordinaire de découvrir un nouveau continent fascinant, dont j’ignorais tout jusque-là. Par la même occasion j’ai découvert l’univers de la traduction car je lisais bien sûr ces textes en traduction française.
Beaucoup de titres à mes débuts : La Fin des Temps de H. Murakami, La Favorite de Inoue Yasushi, il me semblait que traduire créait une forme d’intimité avec ces auteurs que j’aimais, sensation que je n’avais jamais ressentie jusque-là. Il y a eu aussi Les Bébés de la consigne automatique de R. Murakami, un travail très enthousiasmant et de longue haleine, ou encore le Bouddha Blanc de H.Tsuji qui a obtenu le prix Femina étranger en 1999 : j’avais travaillé de tout cœur sur ce livre auquel je croyais énormément. Mais toutes mes traductions m’ont marquée : toutes ont été des aventures magnifiques, des rencontres ou des retrouvailles avec les univers d’auteurs que j’admirais, qu’il s’agisse de textes proposés par des éditeurs ou choisis par moi-même.
J’ai un peu de mal avec l’univers du manga, où dessins et textes sont intimement mêlés. En revanche, j’aime beaucoup les livres illustrés pour enfants, et j’en ai traduit une quinzaine, pour L’école des Loisirs ou pour Kaléidoscope. Il y a des auteurs-illustrateurs formidables comme Tomoko Ohmura ou Shinsuke Yoshitake.
Lire, lire, lire, lire ! (de la littérature japonaise mais aussi française, traduite, mondiale.) La curiosité et le goût pour les textes sont primordiaux.