Shinzô ABE : des funérailles nationales loin de faire l’unanimité
Le 8 juillet 2022, Shinzô ABE a été assassiné à Nara, alors qu’il prononçait un discours de soutien pour le candidat Kei SATO. Passé le choc et l’incompréhension suscités par ce tragique événement, l’État a décidé d’honorer l’ancien Premier ministre japonais – détenteur du record de longévité à ce poste – en lui organisant de très coûteuses funérailles nationales. L’opinion publique s’enflamme immédiatement, entre voix de soutien et opposition ferme. Voyons pour quelles raisons cette décision divise les Japonais.
Des funérailles d’État pour un homme politique controversé
Shinzô ABE est l’homme politique japonais le plus connu au Japon et à l’étranger, du fait d’une longévité qui l’a vu rester au pouvoir pendant 8 ans et demi, en 2006-2007 et entre 2012 et 2020. De fait, son assassinat en juillet dernier a suscité une onde de choc internationale et a ébranlé le Japon, dans un pays où les homicides à l’arme à feu restent rarissimes. Rapidement, l’actuel Premier ministre Fumio KISHIDA a décidé de manière unilatérale de lui organiser des funérailles nationales. Si, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les membres de la famille impériale et les Premiers ministres avaient le droit à cet honneur, ce décret a disparu en 1947 et seul Yoshida SHIGERU y a eu droit en 1967, pour son rôle capital dans la reconstruction du Japon d’après-guerre.
Mais, alors, qu’est-ce qui peut justifier une telle organisation pour Abe ? Pourquoi cela suscite boycott et controverses ? De nombreuses raisons s’entremêlent et elles font de cet événement une bonne base d’analyse de la société japonaise en 2022.
De la tragédie au symbole
L’assassinat d’un dirigeant politique reste un fait rare et marquant, d’autant plus dans un pays considéré comme relativement sûr. Quand la victime est l’homme politique japonais le plus important des 15 dernières années, connu notamment pour son programme économique baptisé Abenomics qui promettait de relancer l’économie nippone, le retentissement généré par l’affaire n’en est que plus fort. C’est en partie pour cela que Fumio Kishida ne tarde pas à vouloir en faire un symbole, arguant qu’un tel meurtre, survenu en plein rassemblement de campagne électorale, était une attaque directe « aux fondements de la démocratie japonaise », et qu’il fallait donc lui rendre un hommage digne de ce nom pour envoyer un message fort à ceux qui voudraient s’attaquer à la démocratie.
Pourquoi Abe a-t-il droit à des funérailles nationales ?
En plus de la symbolique liée au personnage et à sa fonction, Fumio Kishida a justifié sa décision d’organiser des funérailles d’État pour Shinzô Abe par trois autres raisons principales.
La première, c’est la longévité au pouvoir de l’ancien Premier ministre, qui reste l’homme politique à avoir servi son pays le plus longtemps depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On l’a dit : il est connu de tous au Japon et constitue certainement la figure politique la plus célèbre hors des frontières du pays.
Ensuite, Kishida a évoqué l’influence majeure d’Abe en matière de diplomatie, avec une fermeté appréciée face aux menaces de la Corée du Nord, des tentatives de négociations avec la Chine, la Corée du Sud ou la Russie concernant les îles Kouriles, ou encore ses tractations avec Donald Trump pour conserver le soutien militaire des États-Unis face aux menaces alentours. Il salue également son implication lors de la phase de reconstruction du pays, après la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011.
Enfin, le Premier ministre a évoqué les nombreux messages de condoléances venus des quatre coins du globe, ce qui démontre l’importance d’Abe à l’international et pour l’image du Japon. Les funérailles d’État seraient donc une belle manière de les remercier pour ces messages de soutien, mais également une façon de permettre à de nombreuses personnes du pays de venir rendre un dernier hommage.
Tout semble concorder, si on se fie aux messages politiques de Fumio Kishida. Pourtant, dès l’annonce de cette volonté d’organiser des funérailles payées par l’État, les critiques fusent autant de la part des partis d’opposition – on rappelle que Shinzô Abe était membre du Parti libéral-démocrate (PLD) comme Kishida actuellement – mais également d’une large partie de la population nippone qui s’offusque d’une telle entreprise.
Une décision qui fait polémique
Plusieurs points ont été soulevés par les opposants à ces funérailles, issus du peuple et des différentes organisations politiques du pays.
La première concerne l’absence de base légale à l’organisation de funérailles d’État, dénoncée par Kenta IZUMI, le chef du principal parti d’opposition (le Parti démocrate constitutionnel, CDP) qui a affirmé que la décision a été prise sans support légal et par la seule volonté du gouvernement en place.
Ensuite, c’est le coût exorbitant de l’organisation des funérailles qui est pointé du doigt. Selon les dernières estimations, l’État débourserait environ 1,6 milliard de yens, soit environ 12 millions d’euros pour l’événement, qui nécessite une sécurité accrue et l’accueil des représentants de pays étrangers. Une facture qui passe mal, à l’heure où la crise économique n’épargne pas l’archipel. Si l’inflation reste modérée (+2 % en août 2022, avec une estimation à 2,3 % en 2022/2023), le yen n’a pas été aussi bas depuis 1998 et les consommateurs sont inquiets. Après la tenue de Jeux Olympiques coûteux déjà très controversés et largement dispensables pour 70 % de la population, c’est un nouvelle dépense qui va à contre-courant des véritables besoins des ménages japonais, d’autant plus que ces fonds seront prélevés dans le fonds de prévoyance annuel, utilisé normalement pour les cas d’urgence liés aux catastrophes naturelles – les typhons, les tsunami ou les tremblements de terre – fréquents dans le pays. Récemment – durant le weekend du 18-19 septembre 2022 – c’est le typhon Nanmadol qui a causé plusieurs décès et entraîné plusieurs centaines de blessés à Kyushu.
La dernière raison de cette forte opposition se trouve dans l’image discutée que peut avoir Shinzo Abe auprès de ces concitoyens. Considéré comme sympathique, drôle et capable d’endosser des rôles étonnants (comme celui de Mario lors de la cérémonie de fin des Jeux de Rio en 2016), il possède un parcours émaillé de scandales en tout genre : scandales financiers en rapport à l’organisation de réceptions pour ses partisans, accusations de corruption, vente au rabais de terrains de l’État à un gérant d’écoles nationaliste proche d’Abe et de son épouse Akie, ou le refus de reconnaître les crimes du Japon en Corée du Sud ou en Chine. Il déclenchera d’ailleurs un regain de tension avec ces deux pays en visitant le très controversé sanctuaire Yasukuni en 2013.
Par ailleurs, il n’a jamais caché ses penchants nationalistes ni sa volonté de réformer la constitution pour permettre aux Forces japonaises d’autodéfense d’effectuer des tirs de prévention contre des ennemis et d’intervenir à l’étranger. Le projet n’a jamais pu être mené à terme face à l’hostilité de l’opinion publique, mais il a marqué les plus pacifistes qui lui reprochaient cette propension à vouloir refaire du Japon une nation guerrière.
Enfin, même après son décès, les polémiques se poursuivent, avec notamment ses liens supposés et semble-t-il établis avec la secte de l’Église de l’Unification, connue également sous le nom de Secte Moon. Le meurtrier de Shinzô Abe a évoqué les rapports de sa victime avec cette organisation pour revendiquer son acte, expliquant que sa mère se serait ruinée en versant de grosses sommes d’argent à l’organisation. Sa première cible n’était pas l’ancien Premier ministre, mais un cadre de la secte Moon dont le siège se trouve non loin du lieu de l’assassinat. La personne en question étant absente, il aurait alors reporté sa colère sur Abe, avec l’issue tragique que l’on connaît.
L’opinion publique divisée sur la question
Cette affaire a entraîné un clivage au Japon, avec une population divisée sur la question. Selon les derniers sondages publiés par les grands quotidiens du pays, près de 60 % des Japonais seraient contre l’organisation de ces coûteuses funérailles nationales, pour les raisons évoquées ci-dessus. Toutefois, il est intéressant de voir que les critiques proviennent principalement des seniors – même membres du PLD – alors que les plus jeunes semblent soutenir l’initiative.
Des soutiens chez une partie des plus jeunes
Chez les 18-29 ans, les funérailles d’État de l’ancien Premier ministre sont bien accueillies et même saluées, pour une génération qui estime avoir pu retirer des bénéfices de la politique économique mise en place par Abe durant ses mandats. Le chômage était tombé sous les 3 % et la croissance en hausse, après les années difficiles qu’a connu le pays au cours des années 90.
Certains constatent qu’il est parvenu à redonner la place due au Japon en tant qu’acteur international majeur, quand d’autres affirment qu’il a offert stabilité et sécurité au pays. Pour certains de ces soutiens, ses positions solides face à la Chine et ses revendications font de lui un homme à honorer, bien loin des envies pacifistes de leurs congénères plus âgés et marqués par la guerre, ses horreurs et ses conséquences.
Il n’y a pas non plus de consensus chez cette jeune génération, puisque des voix dissonantes déplorent les dépenses faramineuses alors que le pays a essuyé plusieurs typhons violents les semaines précédentes, et que l’argent aurait pu être bien mieux employé. D’autres sont en colère face à un gouvernement qui, encore une fois, prend des décisions sans consulter le peuple.
Et un fort rejet chez les plus anciens
Pour les Japonais actifs plus âgés et pour une grande partie des seniors, l’organisation de ces funérailles est tout bonnement scandaleuse. Nombre de ces citoyens ont grandi avec l’idée d’un Japon pacifiste, qui protège la paix à tout prix et qui ne prend pas part aux conflits. Les ambitions belliqueuses d’Abe sur le sujet ne lui ont donc jamais été pardonnées et ces opposants estiment qu’il ne mérite pas les honneurs qu’on lui fait. De plus, les liens dévoilés entre son parti et la secte Moon font jaser et certains considèrent que de telles funérailles reviennent à tolérer voire normaliser la présence de l’institution dans le monde politique. Enfin, parmi les citoyens contre la tenue d’une telle cérémonie, l’idée qu’il ne s’agit que d’une manœuvre politique de Kishida pour regagner en popularité est bien ancrée et agace au plus haut point.
Ce rejet a donné lieu à diverses manifestations, après l’annonce de l’organisation des funérailles, mais également le jour même, avec plusieurs centaines de personnes réunies pour faire part de leur indignation. Parmi eux, un ancien professeur à la retraite nommé Sakurada aura des mots assez durs pour l’ancien Premier ministre, quand un journaliste l’interroge sur les raisons de sa présence à la manifestation : « Il n’était un bon exemple pour personne. Nous voulons moins d’hommes politiques comme Abe dans le futur ».
Début septembre, une pétition demandant l’annulation de la cérémonie a récolté 404 258 signatures, ce qui pour ses instigateurs prouve que les Japonais sont attachés à la vraie démocratie et refusent qu’on leur force la main. Elle n’a toutefois eu aucun effet concret, au grand dam des signataires. Plus choquant, un septuagénaire a tenté de s’immoler par le feu le 21 septembre dernier près de la résidence du Premier ministre à Chiyoda (Tokyo). Sur un papier retrouvé par la police sur place, on pouvait lire : « Je suis résolument contre ». Un geste fort qui témoigne de la colère provoquée par cet hommage national, qui n’a toutefois pas empêché le gouvernement de mener le projet à son terme.
Les funérailles de Shinzô Abe, un dernier adieu entre colère et recueillement
Les débordements sont rares au Japon et les funérailles de Shinzô Abe, qui se sont tenues le 27 septembre 2022, se sont déroulées dans le calme, malgré la présence de manifestants aux abords du Nippon Budokan. C’est dans cette enceinte que se tiennent généralement les tournois d’arts martiaux majeurs (de Judo, Kendo, Karaté, Aïkido, Kyudo), des concerts d’artistes de renom et les cérémonies officielles.
Pour l’occasion, 6 000 invitations ont été envoyées – soit trois fois plus que pour les funérailles de la Reine Elizabeth II qui se sont tenues le 19 septembre dernier – avec finalement 4 300 participants. Parmi eux, de nombreux représentants politiques locaux, des membres de la famille impériale (mais pas l’Empereur, par souci de neutralité) et 700 dignitaires étrangers venus saluer une dernière fois Shinzô Abe. Parmi eux, des visages connus comme celui de Kamala Harris (Vice-présidente américaine), le Premier ministre australien Anthony Albanese, William Lai (Vice-président de la république de Taïwan), le Premier ministre Sud-Coréen Han Duck-Soo, ou le Président vietnamien Nguyen Xuan Phuc. Pour la France, Emmanuel Macron a chargé l’ex-Président Nicolas Sarkozy de représenter le pays.
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La sécurité aux alentours du Nippon Budokan a été renforcée, avec la présence de plus de 20 000 officiers mobilisés pour l’occasion. De quoi encadrer les manifestants, fouiller les invités et s’assurer que personne ne puisse commettre le moindre acte malveillant. Ce qui est arrivé à l’ancien Premier ministre a laissé des traces et il est probable que ce genre d’initiatives se démocratise à l’avenir.
Malgré les polémiques, des milliers de Japonais se sont rassemblés aux abords des lieux pour suivre le cortège et rendre un dernier hommage à Shinzô Abe. De longues files d’attente se sont formées et de nombreuses personnes sont venues déposer des gerbes de fleurs jusqu’à tard le soir, bien après l’heure initialement prévue, sur les deux autels installés spécialement dans le parc voisin de Kudanzaka.
Malgré les controverses et une opinion publique très divisée, le Japon a rendu un dernier hommage à son homme politique le plus important des quinze dernières années. Derrière la polémique, on entrevoit certaines cassures entre le gouvernement et le peuple, ainsi qu’un choc des générations qui montre l’évolution des mentalités dans le pays. Reste à voir quels enseignements tirera le gouvernement actuel de cette épreuve clivante.
Sources :
- Japon : la diplomatie proactive de Shinzo Abe : Tokyo, entre Pékin et Washington, Céline Pajon dans Ramses 2018
- https://www.japantimes.co.jp/news/2022/09/06/national/abe-state-funeral-cost-increase/
- https://www.japantimes.co.jp/news/2022/09/21/national/abe-funeral-young/
- https://www.nippon.com/fr/news/fnn20220921420184/
- https://www.nippon.com/fr/news/yjj20220831n003587/
- https://www3.nhk.or.jp/nhkworld/en/news/20220927_17/
- https://japannews.yomiuri.co.jp/news-services/washingtonpost/20220928-61000/