Le Manga est un art : rencontre avec le Ministère des Affaires Culturelles du Japon
Nous vous l’expliquons depuis déjà quelques années : au Japon, le gouvernement sait désormais très bien jouer la carte pop-culture et le mettre en avant à l’international. Les preuves sont nombreuses, comme nous l’expliquions dans notre dossier Soft Power, ou comme l’indique l’évolution de la plateforme Crunchyroll et ses rachats successifs ces dernières années. Alors, quand nous avons eu l’occasion de vous proposer une rencontre directe avec le Ministère des Affaires Culturelles du Japon, et plus précisément la section Arts et Culture qui s’occupe, entre autres du manga… Vous imaginez bien que nous n’avons pas hésité bien longtemps.
À l’occasion de leur venue au Salon du Livre de Francfort, nous vous laissons découvrir cet entretien avec YOSHII Atsushi, Directeur de la Division Arts et Culture au Ministère des Affaires Culturelles et SHIINA Yukari, spécialiste manga de la Division Arts et Culture du même Ministère. Bonne lecture !
Journal du Japon : Merci de nous avoir accordé cet interview. Pouvez-vous vous présenter ?
YOSHII Atsushi (Y.a) : Au Ministère des Affaires Culturelles, je suis responsable de ce que l’on appelle le « Media – Geijutsu». Cela comprend les mangas, l’animation, les jeux-vidéo et tout autre média comme les films. Mme SHIINA est une de nos spécialistes.
SHIINA Yukari (S.y) : Je travaille en tant que conseillère avec lui et suis plus particulièrement spécialisée dans le manga. Je suis chercheuse dans ce domaine. J’occupe ce poste depuis deux ans et demi.
Quelle est exactement votre mission ?
Y.a : Nous établissons des projets autour du domaine des médias précédemment cités et établissons un plan pour promouvoir ce domaine et de superviser ensuite la mise en œuvre. Nous confions à Mme SHIINA ce qui concerne le manga.
S.y : Mon rôle est de vérifier que le projet se passe comme prévu.
Cette semaine, nous avons vu que le Tome 101 de ONE PIECE est devenu le livre le plus vendu en France (interview faite le 29/09/22) :
Y.a : C’est une preuve que le manga est rentré dans les mœurs.
Nous avons appris que c’est la première fois que le Ministère des Affaires Culturelles sera présent au Salon du Livre de Francfort pour mettre en avant des mangas (NDLR : liste des mangas en question en fin d’article). Quelle en est la raison ?
Y.a : Le manga est un pan de la culture japonais dont nous pouvons être fier. En tant qu’industrie déjà, elle est déjà très forte. Ici, nous sommes du Ministère des Affaires Culturelles et c’est vraiment en tant qu’œuvre d’art en tant que telle que nous en sommes fier. Nous pensons donc que nous devons également, à l’international, mettre en avant cet aspect du manga, artistique.
Par rapport à votre présence à Francfort, qu’est-ce qui change comparé à avant ?
Y.a : C’est la première fois que le Ministère des Affaires Culturelles se rend à Francfort.
S.y : Nous avons bien sûr déjà participé à différents événements autour du manga, comme Annecy ou Manga Barcelona. Francfort ce sera une première pour nous même si une telle participation n’est pas une première en soi.
En quoi exactement cette participation est-elle si spéciale ?
S.y : Comme nous vous l’avions dit précédemment, le Ministère des Affaires Culturelles souhaitent amplifier la diffusion de la culture manga vers l’international. Qu’importe le nombre de séries connues au-delà de nos frontières, si ces dernières ne sont pas publiés à l’étranger, ça n’a pas beaucoup de sens.
Afin de promouvoir la culture japonaise, nous allons pour la première fois sur un salon international dans l’objectif de vendre des titres. Nous visons clairement des éditeurs internationaux. Un support pour aider à la publication de titres vers l’international. En tant que Ministère des Affaires Culturelles, nous espérons que les éditeurs internationaux s’intéresse davantage aux mangas.
Pourquoi avoir choisi de mettre en avant des auteurEs de manga ?
S.y : Nous avons parlé précédemment de ONE PIECE. Les mangas qui ont du succès à l’étranger, nous savons tous très bien lesquels ils sont, mais ils ne représentent qu’une partie infirme de ce qu’est le manga. Ce sont essentiellement des mangas de type shônen – action manga qui ont été souvent portés en animation. La France est un peu particulière par rapport à d’autres marchés comme l’américain. Des mangas de type seinen sont aussi des succès.
Mais si on regarde le marché mondial dans son ensemble, on constatera une prédominance du manga shônen qui en soit ne représente qu’une partie infime.
Les mangas dessinés et écrits par des femmes sont rarement publiés en Occident et particulièrement en Amérique du Nord.
C’est une des raisons qui nous a poussé à choisir de mettre en avant des auteures de manga et leur titre, en choisissant des titres qui n’ont pas obligatoirement été sur le devant de la scène.
Il est à noter que de nombreuses auteures de manga ont eu une forte influence dans le manga. (Rumiko Takahashi, Igarashi, Ikeda…)
S.y : Il y a vraiment de nombreuses mangaka qui ont une influence notable sur le manga.
À l’étranger, on voit le manga comme le soft power du Japon. Qu’en est-il au Japon ?
Y.a : Le Premier Ministre Kishida l’a lui-même dit (il a même dit être fan de Akaza de Demon Slayer sur Twitter). Le manga ou l’animation sont la base de notre soft power.
Par rapport à dix ans auparavant, quelle est la différence ?
Y.a : Le fait que les anime en France ou dans d’autres pays à l’international soient vus amène le gouvernement à penser qu’il faille être présent et mettre en avant cette culture et cette industrie.
Récemment des étrangers dessinent des mangas qui sont publiés aujourd’hui au Japon aussi. Pensez-vous qu’ils auront une influence sur la culture manga ?
S.y : De mon point de vue, les cultures de tous les pays s’influencent les unes les autres. Si il fallait donner un titre, je dirais Radiant (de Tony Valente). Il a réussi même à avoir un anime tiré de son manga qui est passé sur la chaine publique NHK au Japon. Il ne faut pas oublier aussi toutes les bandes dessinées (NDLR : au sens de BD franco-belge). Je pense que c’est une influence positive et commune qui s’est enclenchée.
Les gros éditeurs japonais sont arrivés en occident et plus particulièrement en France par leur propre moyen. Aujourd’hui, beaucoup pensent que « enfin » le gouvernement japonais s’implique.
Y.a : Il ne faut pas oublier que nous sommes une institution publique et que si cette industrie a dépassé nos frontières, c’est car c’est un business. Notre point de vue est différent. Nous voyons les animes et les mangas comme un art.
S.y : Nous devons également mettre en avant ce point de vue à l’international. Nous pensons aussi avoir comme mission de faire connaître et aider à l’édition de titres qui auront du mal à se montrer à l’étranger. C’est ce que nous allons faire à Francfort.
Y.a : Pour Francfort, nous avons choisi des titres qui n’ont pas été publiés par de gros éditeurs.
Pouvez-vous nous dire pourquoi avoir choisi ces 6 titres ? Quels ont été votre critères de sélection ?
S.y : Tout d’abord, des titres qui n’ont pas été vendus à l’étranger. Des titres qui ont été hautement reconnus pour leur valeur en national, mais moins connus à l’étranger.
Y.a : Nous n’avons pas choisi des titres qui pourraient être portés par des gros éditeurs. Notre objectif n’est pas seulement de mettre en avant des titres qui se vendront à 100%. Notre mission en tant que Ministère des Affaires Culturelles est aussi de faire connaître la culture japonaise. Raison pour laquelle que nous avons fait certains choix.
S.y : En ce qui concerne Francfort, nous avons comme thème d’approche : « The Deep and Diverse World of Female Manga Artists in Japan »
Pouvez-vous nous en dire plus sur les présentations et panneaux que vous ferez pendant le salon de Francfort ?
Y.s : Il y aura quelques planches des artistes ainsi que quelques informations comme le profil de l’artiste et une brève biographie. Et des informations sur le titre. Le tout en format B0 par artiste. Nous envisageons aussi de faire des présentations de chaque œuvre. Le but est de vraiment montrer aux éditeurs la valeur de ces titres.
Afin d’encore plus aider à la promotion et le développement de ces titres, n’avez-vous jamais pensé à faire traduire ces titres depuis le Japon, ne serait-ce qu’une partie ?
S.y : Nous avons au niveau des romans déjà des approches où nous épaulons financièrement la traduction du titre pour le faire découvrir en distribuant aux éditeurs des brochures. Nous pourrions faire la même chose pour les mangas dans le futur.
Y.a : En ce qui concerne cette traduction, le Ministère des Affaires Culturelles apportent un soutien financier. Le roman est bien moins traduit à l’international que le manga. Ce n’est qu’une goutte d’eau comparé au manga. Selon les développements qui suivront, nous pourrions être amené à faire la même chose pour le manga.
Avez-vous l’intention de mettre en avant également des vieux titres mangas par exemple des années 70 qui n’ont jamais été publiés ou bien dont les droits sont totalement libres de tout éditeur ?
Y.a : Mettre en avant en tant que tel n’est pour l’instant pas une de nos priorités. Nous privilégions la conservation et la numérisation de ces titres. Nous soutenons par exemple l’initiative du musée du manga de Kyoto. La priorité pour les vieux titres passe d’abord par cette étape. C’est encore un peu tôt pour faire un pas vers l’international.
S.y : Nous savons que certains vieux titres ont été publiés à l’étranger. Si telle n’est pas notre priorité pour le moment, cela pourrait le devenir dans le futur. Pour les titres plus anciens, nous soutenons au musée d’art d’Akita, le Yokote Masuda Manga Akita Art Museum, où nous avons ouvert un comptoir pour récupérer et conseiller au sujet des originaux (gengas).
Les estampes auront influencé les impressionnistes qui auront influencé à leur tour le manga qui aura influencé les jeunes auteurs étrangers qui dessinent maintenant des mangas. Dans ce va-et-vient, quelles influences impacteront le Japon, quelle est la suite ?
S.y : On peut voir qu’aux USA, que je connais particulièrement bien, les mangas numériques à lecture verticale deviennent populaires. La Corée du Sud a une forte offre de manga de ce type. Par exemple une compagnie coréenne a mis en place une plate-forme anglaise où l’ont peu lire des titres qui viennent du monde entier, et un des mangas les plus vendus a été écrit et dessiné par une mangaka de Nouvelle-Zélande. On n’a pas idée d’où l’influence va pouvoir venir. Les influences sont de plus en plus difficiles à comprendre. Je ne pense pas pour autant qu’il y aura une uniformisation, mais plus une inter-influence qui laissera tout de même de la place pour la culture de chacun.
Tant mieux, et merci pour votre temps.
Pour finir cette interview, voici la liste des titres mis en avant à Francfort :
Goodbye Hello World de KITAMURA Minami chez mpress.inc
A Lens So Far Away (Omoeba Tokuni Obscura) de KUTSUSHITA Nugiko chez Akita Publishing Co., Ltd.
A Smart and Courageous Child (Kashikokute Yuuki Aru Kodomo) de YAMAMOTO Miki de Leed Publishing Co., Ltd.
Memoirs of Amorous Gentlemen de ANNO Moyoco chez Shodensha Publishing Co., Ltd.
Since I Could Die Tomorrow (Ashita Shinuniwa) de KARI Sumako chez OHTA PUBLISHING COMPANY.
All the Things My Father Lost (Chichi no Nakushimono) de MATSUDA Hiroko chez KADOKAWA.
Propos recueillis et traduits par Emmanuel Bochew. Un grand merci à lui et à nos deux interlocuteurs pour leur temps.