Interview Mangetsu : une aventure qui ne fait que commencer !
Parmi les nouveaux arrivés sur le marché du manga français ces dernières années, impossible de passer à côté de Mangetsu, le label Manga des éditions Bragelonne. Presqu’un an et demi après son premier lancement, il était donc plus que temps d’aller à leur rencontre pour échanger avec leur responsable et éditeur, Sullivan Rouaud, un passionné de manga, de comics et du média BD en général. Qui est-il, quelle est la génèse du projet, quelle politique éditoriale, quel bilan de cette première année dans un marché dans un manga en plein essor ?
Toutes ces questions et plus encore, pour une passionnante interview et un éditeur à découvrir !
De Sullivan Rouaud à Mangetsu : la génèse
Journal du Japon : Bonjour Sullivan Rouaud, et merci pour ton temps.
Sullivan Rouaud : Merci beaucoup le Journal du Japon, et bravo pour tout ce que vous faites !
Né en 1988, tu es à la base un assez gros lecteur de comics et de manga, amateur de sentai et de SF en général, aussi. Mais au début de tes années fac (nous sommes vers 2009-2010), tu vas surtout te plonger dans les comics avec des choses comme Civil Wars ou Daredevil au départ et tu finiras même par devenir journaliste sur le sujet (et libraire aussi, à un moment, si j’ai bien compris). Comme tu le dis dans une interview, tu vas te passionner pour les comics – te ruiner en comics même, comme tu ne fais pas les choses à moitié – tant et si bien que, lorsque Bragelonne décide de relancer une collection Comics, HiComics, tu signes en tant que directeur de collection, avec Hi-Comics.
Wow, mais c’est une vraie investigation ! Le Tokusatsu c’est mon enfance (Winspector, Power Rangers), et la SF c’est mon papa depuis tout petit. Effectivement dans mes années FAC (que j’appelle plutôt mes années McDo et coloc’ parce que je ne suis pas beaucoup allé sur les bancs, malheureusement), j’ai plongé la tête la première dans les Comics, que je ne connaissais qu’en surface, notamment parce que j’ai eu la chance de faire un BTS en alternance (toujours sans trop aller à l’école, malheureusement), où je travaillais un peu plus qu’à plein temps dans un Comics Shop à Nantes, À Plein Rêves. Effectivement, mon quotidien c’était de gérer le découvert creusé par mes achats en Comics, et d’en lire un maximum, en plus d’en vendre à des lecteurs de VO et de VF. Et, un tout petit peu avant ça, j’ai créé Comicsblog.fr, qui s’est professionnalisé avec 9emeArt et SyFantasy en 2013, en enchaînant les casquettes de libraire et de journaliste, avant de devenir éditeur quelques années plus tard.
C’est là que tu as “découvert” vraiment le métier, sur le tas. Comme tu es passé par la case journaliste et libraire, tu connaissais déjà un peu, je suppose, l’envers du décor. Mais qu’est-ce qui t’a marqué sur ces premiers mois, qu’est-ce qui a été le plus difficile à ce poste ?
Le plus difficile, c’est de ne rien connaître, mais de devoir vite tout comprendre. Comme j’étais rentré par la toute petite porte, dans une maison où ne pas publier de BD n’était pas vraiment un sujet (merci à Alain Nevant et Claire Deslandes d’avoir poussé pour le retour des Comics après la petite mort de Milady Graphics), et j’ai été un peu lâché dans le bain. Avec le recul, ce sont les situations que je préfère, où il faut s’adapter à beaucoup de choses et beaucoup de gens en peu de temps, et où apprend tous les jours, avec même le sentiment de ne pas encore tout comprendre mais que ça peut suffire pour avancer, et corriger ce qui doit l’être chemin faisant. Je crois que c’est ce sentiment précis qui me pousse à toujours me lancer dans de nouvelles aventures en fait, c’est sûrement un peu maso mais c’est ce qui me permet de tromper l’ennui, je pense.
Après quelques années avec HiComics, Bragelonne lance Mangetsu, sa collection manga, début 2021. Mais en fait c’est une idée que tu avais déjà en tête, pour faire du manga patrimoine, où l’on décèle déjà l’importance de publier des grands auteurs…C’était quoi cette idée de départ et comment s’est-elle développée et modifiée pour devenir Mangetsu ?
Et beh, vous avez diablement bien fait vos recherches ! Effectivement, Mangetsu est né d’un prototype qui s’appelait Kurashikaru (nom de code, qui vient de Classical, et qui permettait de faire un tour complet de la sonorité du mot, du Français au Japonais en passant par l’anglais). Ce projet était indépendant, un peu développé sur le pouce avec Rémi No Tsundoku et Karim Talbi, et il a progressivement muté en Mangetsu quand Bragelonne est venu me (re)trouver en 2019, tandis que je travaillais encore un peu en Freelance pour eux sur HiComics. Les deux collections n’ont pas grand chose à voir d’un point de vue éditorial à part le rêve de relancer Junji Ito, et de travailler avec mes amis de Blackstudio, mais ça m’a permis de croire que c’était possible d’essayer de publier du Manga, quelque chose que je ne m’autorisais pas forcément auparavant, parce que je considère que c’est vraiment le niveau Dark Souls du publishing.
Dark Souls, carrément ! Être éditeur de Comics puis être éditeur de manga… C’est être éditeur de BD mais je suppose, du coup, qu’il y a des différences, non ? Lesquelles ?
Sur la big picture, c’est la même chose. Dans le détail, presque rien n’est pareil, à tous les niveaux. Mais là aussi, j’aime bien enchaîner les deux, ça permet de s’adapter constamment à d’autres enjeux, d’autres méthodes de travail, de négociations, de relations, d’échelle de projets. Désolé pour la réponse un peu plate, mais très honnêtement, lister toutes les différences n’aurait rien de passionnant et serait beaucoup trop long, j’en ai peur.
Prenons un exemple alors. Je ne sais pas dans quelle mesure tu échangeais avec les ayants-droits américains et dans quelle mesure tu le fais avec les éditeurs japonais… mais ce que tu avais appris avec HiComics a-t-il pu te servir ou est-ce que le travail avec les éditeurs japonais est quelque chose de vraiment trop spécifique et qu’il a fallu presque tout réapprendre ?
Ce que j’ai surtout appris avec HiComics, c’est l’économie et le cycle de vie d’un livre en publishing sur le marché Français (qui est hautement spécifique, ne serait-ce que grâce à la Loi Lang). Que ce soit en termes de démarchage, d’audace, de patience et d’argent, tout a été très différent avec le Japon. Souvent moins business mais plus pressurisant, des attentes très différentes de la part des ayant-droits, c’est très bateau mais c’est vraiment le reflet de deux cultures qui n’attendent pas du tout la même chose de leurs partenaires en affaire.
Puisque l’on parle d’éditeurs japonais… Les maisons ou collections de manga qui se lancent en France nous disent souvent que l’acquisition des premières licences est un sacré parcours du combattant, qu’ils doivent parfois prendre un peu ce que les boîtes déjà établies n’ont pas voulu… donc j’ai une double question : comment s’est fait le choix des premiers titres ? A-t-il été compliqué d’acquérir tous ceux qui t’intéressaient ?
J’ai eu de la chance, Viz Media, qui représente Shôgakukan et Shueisha, ont tout de suite accepté de me parler, car Bragelonne rayonnait déjà beaucoup, et que j’avais personnellement fait mes preuves sur HiComics, où l’on sortait d’une grosse année sur Locke & Key, de quelques Eisner Awards, d’une sélection au FIBD sur nos titres indés, et que l’on avait prouvé un savoir-faire en matière de publishing BD. Après, c’est clair qu’il faut être patient, que chaque étape a son importance, et qu’on ne mène pas la danse. C’est là où c’est très différent avec le Japon par exemple. On fait son offre de la manière la plus sérieuse, puis on attend. Aux États-Unis, c’est culturellement accepté de faire un mail au milieu de la nuit façon « arrêtez tout, je double mon offre si vous m’assurez que j’ai les droits. ».
Je grossis le trait volontairement mais ça m’est arrivé, sauf que j’étais de l’autre côté de la négociation, celle où j’attendais avec mon petit budget. C’est surtout ça qui est la vraie difficulté de HiComics et Mangetsu, j’ai toujours opéré avec de petits budgets, équivalents à une équipe qui ne veut pas descendre en deuxième division, mais avec l’ambition de jouer les places européennes… et c’est ce qu’on fait. Je ne sais pas si j’aurais les mêmes résultats avec le budget des plus grosses maisons, que ce soit en acquisition ou en marketing, de toutes façons. J’aime bien la fluidité des petites structures qui grossissent, c’est un bon moyen de combattre l’immobilisme et d’oser, je pense.
Mais sinon c’est vrai que j’ai eu plusieurs coups de chances, qu’on me fasse confiance à la fois sur Junji Ito et Ao Ashi est, avec du recul, quelque chose d’absolument dingue dans la perspective de lancer une collection dans un marché que l’on disait aussi bouché.
Ligne éditoriale et identité
Puisque l’on parle de titre, basculons sur la ligne éditoriale de Mangetsu. Quelle est-elle ?
Elle est plurielle, généraliste comme on dit de manière un peu barbare. HiComics est engagé socialement, voire même politiquement. Pas vraiment ostensiblement, car je trouverais ça vulgaire et que ça écraserait la formidable créativité des auteurs sous des motifs quasi-marketing balourds, mais avec les années, ça a fini par se voir et je l’assume pleinement en revanche.
Sur Mangetsu c’est différent, mais parce que le Manga est différent. On peut aussi bien publier des choses qui questionnent la moralité individuelle profonde, que des séries d’action qui réécrivent l’histoire, que des séries de sport qui font vibrer et se lever le matin, et j’en passe des dizaines. C’est la magie du Manga. J’essaie d’être le plus ouvert possible quand j’en lis, et j’ai la chance d’être à la fois bon public, volontaire avec les parutions mainstream et les mastodontes du marché, tout en ayant les yeux tournés vers l’indé’ et « les autres titres », et de dénicher des pépites un peu sous les radars, même s’il y en a de moins en moins vu la compétition féroce pour aller les chercher. J’essaie de faire en sorte que ça se ressente, de lancer des auteurs inédits sur le marché Français, de me faire plaisir en travaillant avec des légendes du média – et il y en a une autre qui arrive bientôt – et d’être le reflet du plaisir que l’on prend à publier des titres aussi variés.
Je garde précieusement le souvenir de mon ancien moi pour qui éditer ne serait-ce que quelques pages de Manga professionnellement, et ce malgré le fait que ce n’est finalement que de l’achat de droit, était un rêve inatteignable dont j’ai réussi à me rapprocher… jusqu’à passer de l’autre côté du miroir. Mais aujourd’hui encore, je ressens un profond honneur à l’idée de publier des auteurs Japonais, et à me mettre à leur service livre après livre.
Mangetsu en japonais d’ailleurs c’est pleine lune… Pourquoi ce nom et qu’est-ce qu’il nous dit, justement, sur cette ligne éditoriale, sur votre philosophie ?
J’aime énormément le symbole de la Lune, du pouvoir qu’elle exerce sur toute chose de manière si discrète, fugace, dans la nuit. Le nom de Waning Publishing, ma toute petite structure d’auto-édition, vient de la Waning Moon, la Lune décroissante.
Et puis, l’omniprésence de la Lune en Manga, sa portée universelle, sa faculté à être si belle en dessin […]. Quand j’ai appris que le nom était si proche de celui de Manga, avec ses 4 premières lettres, que ça sonnait si bien, en trois syllabes, j’avais l’impression d’avoir gagné à la loterie.
Toi qui es un gros lecteur d’indépendant en Comics, comment as-tu construit ton offre entre truc pointus, originaux et plus mainstream ? Dis autrement, quel est ou quels sont les publics cibles de Mangetsu ?
Je n’ai jamais trop eu de public cible, c’est plutôt ma chance, parce que je pense que ce serait le meilleur moyen de me mettre les pieds dans le tapis. Je sais parfois quel public va être intéressé par telle ou telle série, mais ce n’est jamais « tout le public » dans ma tête, et tant mieux car ce serait un vœux pieux. À vrai dire, j’ai surtout la chance qu’on me laisse les coudées franches d’un point de vue éditorial, et qu’à l’exception d’un titre la première année de HiComics, j’ai toujours pu choisir ce que je pouvais publier. Évidemment, on m’a refusé des choses trop pointues, et j’en suis encore un peu triste, mais ma chance c’est qu’il y a tellement d’excellents titres qui ne demandent qu’à être publiés pour être découverts, que je peux vite essayer de rebondir d’un point de vue professionnel et sentimental.
Pour en finir avec le lancement et l’identité de Mangetsu, une petite question un peu désagréable : en 2020, en pleine genèse de Mangetsu, le marché du manga est en pleine ascension, alors que répondrais-tu à ceux qui pensent que, à l’époque de votre lancement, c’est de l’opportunisme et de l’appât du gain plutôt que de la passion ?
Pas grand chose.,A vrai dire personne ne m’a fait cette remarque, dieu merci, parce que je pense que ça se voit que notre passion n’est pas surjouée. Évidemment que pour le groupe qui possède Bragelonne, publier un genre en pleine ascension, c’est limiter les risques. Mais il y a aussi beaucoup de groupes qui se sont cassés les dents sur le sujet, et si ça n’avait pas marché, Mangetsu ne serait qu’un lointain souvenir aujourd’hui, je ne suis pas dupe. Pour le bien de mon quotidien, je préfère voir le verre à moitié plein en me disant que ça me permet de faire mon travail plus sereinement et de prendre plus de risques, même si ça c’est le rôle de l’éditeur, qui est toujours attentivement observé au moindre dérapage.
Je le sais pour travailler sur HiComics, dans un genre (la BD américaine) qui est en souffrance à plusieurs niveaux (éditorial, artistique, financier), il vaut mieux travailler avec un média qui a le vent en poupe que l’inverse. Mais ça c’est le ticket pour rentrer dans la ligue, car après ça il faut encore s’entraîner, progresser et gagner ses combats. Et à la moindre défaite, tout est remis en question. Mais c’est le jeu, j’aime bien ce défi.
Et puisque je sors le mot-clé passion, j’ai deux autres questions : ta rencontre avec le Japon se fait par les anime et les sentai je crois : quelles sont les séries qui ont marqué ton enfance, et pourquoi, si tu t’en souviens ?
Oof, c’est une super question mais elles sont très nombreuses, des plus évidentes (Saint Seiya, Dragon Ball, Batman, Tintin) aux plus générationnelles (Biker Mice From Mars, les Street Sharks, Hé Arnold, les Raz’mokets, etc.) en passant par un méli-mélo d’animation américaine et japonaise sans trop faire la distinction à l’époque. Mais j’ai grandi à l’époque bénie du Club Dorothée et des animes en clair quand t’arrivais à en attraper, surtout pour nous autres qui n’avions ni Canal+ ni le câble… j’ai des souvenirs trop précieux d’Escaflowne, de Gundam Wing, d’Evangelion que j’avais vu par petits bouts ça et là, etc. Captain Tsubasa aussi, qui fait partie intégrante de ma vie et de mon amour du foot, les OAV Tekken, Gunnm et Street Fighter, Ghost in The Shell et Akira, les deux plus gros chocs d’animation de ma vie, qui m’ont longtemps été un peu interdits… c’est trop dur de tout citer !
Ce dont je suis sûr, c’est que Tengen Toppa Gurren Lagann est la plus grande série de tous les temps par contre.
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Et ensuite, j’ai cru comprendre, et ton parcours le prouve, que tu es passionné par le média BD en général : tu saurais nous dire pourquoi ?
J’ai intellectualisé la chose très tard dans ma vie, en en discutant avec Bastien Vivès et Mateus Santoulouco, je crois. C’est tout simplement parce que tout est possible en BD. Un papier, un crayon, une personne, c’est parti. Les contraintes sont réduites au minimum, dans tout. La seule limite, c’est nous-mêmes, qu’il s’agisse d’auto-censure thématique, de blocage, de niveau de dessin. La clé est dans ce crayon qui nous sépare du papier, qui suffira comme support pour être partagé. Il y a quelque chose de profondément magique là-dedans, qui a été poussé à des niveaux extraordinaires par des artistes qui le sont tout autant, et qui remonte vraiment à l’instinct naturel et primaire des hommes pour le partage des histoires. Même quand le langage était limité, on dessinait de manière séquentielle pour se faire comprendre et/ou laisser des traces. C’est encore vrai aujourd’hui, et c’est un art qui peut embrasser une pluralité totale, de style, de genres, de thèmes, d’approches, de formats. C’est de la magie.
Mateus a cette case vide de BD tatouée sur la main droite. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit « tu connais un endroit où tout est possible autant que dans ce petite espace ? »
Mangetsu : 16 mois de manga, pour commencer…
Maintenant parlons de vos titres. Quand je regarde votre catalogue à l’heure actuelle il y a quelques évidences de thématiques et d’auteurs : le sport d’abord, avec le manga par lequel tout a commencé, Ao Ashi, et maintenant Deep 3, sur le basket. Ce n’est pas évident pourtant le sport, c’est parfois un engagement assez lourd sur la tomaison, plusieurs éditeurs s’y sont déjà cassé les dents… Pourquoi avoir commencé par ça et, 12 tomes plus tard, quel premier bilan pour Ao Ashi ?
Ao Ashi est un vrai succès du marché Français, on doit pas être loin des 100 000 exemplaires vendus si ce n’est pas déjà dépassé. Je ne connais que les chiffres de lancements, après ça me lasse un peu… ce qui est un peu bête, parce que le lancement ne veut parfois pas dire grand chose, mais passons. Le sport c’est une autre passion, c’est un art à part entière, où là aussi les expressions sont multiples, et les valeurs partagées. Comme en BD, il y a cette idée forte de Zone d’Autonomie Temporaire à laquelle je tiens beaucoup, et c’est le meilleur moyen de s’exprimer physiquement, socialement, d’aider, de soutenir, de progresser, de vibrer. Ceci dit c’est vrai pour beaucoup de disciplines : Fermat No Ryouri de Yûgo KOBAYASHI, l’auteur d’Ao Ashi, a beau parler du destin croisé d’un cuisinier et d’un mathématicien, j’y retrouve les mêmes valeurs, le même feu intérieur, la même passion, parfois dévorante. Le sport c’est hyper narratogène, et bien raconté, ça peut donner de vrais chefs d’œuvres de BD. Et puis, encore une fois, sans le Manga de baseball, le shônen n’existerait sûrement pas de la même manière aujourd’hui, car tout ça est profondément lié à la source des histoires et de leurs personnages.
Vos titres qui nous plongent dans l’histoire du Japon aussi : Chiruran, Le mandala de feu (coup de cœur de notre rédac’ chef celui-là), Butterfly Beast, Mibu Gishi Den bientôt… Le Shinsengumi et la période Edo sont-ils des viviers sans fin ?
Je parlais de narratogénie, là ça se pose. Comme les pirates, les templiers, les incas, et tant d’autres, le Japon féodal est le lieu de tous les possibles, des destins les plus valeureux, des histoires les plus tragiques. Et puis, esthétiquement, c’est à la fois un puit sans fond, que l’on peut s’amuser à remixer, mais également un genre qui se savoure dans sa tradition la plus stricte et la plus pure. Peu de genres peuvent en dire autant je pense. Après, il faut bien raison garder et voir la couche d’histoire adossée à la réalité, mais quel terrain de jeu, quelle histoire ! D’ailleurs on tourne souvent autour du Shinsengumi chez Mangetsu, mais j’aimerais explorer d’autres époques du Japon féodal, un peu plus loin dans l’Histoire. Et mes amitiés à votre rédac’ chef, le Mandala de Feu est un chouchou perso’ aussi.
Quel accueil pour ses titres d’ailleurs, sur le plan critique comme commercial ?
Globalement très bon ! Chiruran est un très gros succès surprise, on ne va pas se mentir. Je savais que la série avait un gros potentiel, mais elle fait des chiffres comparables à ceux de Ao Ashi, c’était inespéré. Butterfly Beast a globalement très bien marché, peut-être un peu moins sur le deuxième volume et c’est bien dommage, car je le trouve personnellement meilleur avec tout cet arc sur les missionnaires Portugais. Le Mandala de Feu est un peu en retrait, c’est un secret bien gardé.
Quant à Mibu Gishi Den, c’est un honneur indescriptible que de publier l’immense Takumi NAGAYASU, et on vous prépare une jolie fabrication comme on en a le secret pour fêter ça.
Puisque l’on parle de manga avec des combats épiques, je bascule sur MONSIEUR Tetsuo Hara. Que lui vaut l’honneur d’une collection ?
Il y a un monde dans lequel nous publions Hokuto No Ken dans quelques mois, pour les 40 ans de la série. Et il y a le nôtre, dans lequel nous sommes passés à quelques centimètres de ce rêve. Ça n’empêche pas la fierté de publier Keiji, Soten No Ken et bientôt Ikusa No Ko (et même quelques autres titres de l’auteur), parce que je suis admiratif de l’influence et du travail de Hara-sensei, mais la collection Tetsuo HARA était surtout là en préparation pour Hokuto No Ken, qui ne sera finalement pas publié chez Mangetsu.
Dans une interview à Manga-news tu expliquais que l’un de tes souhaits était de publier de grands auteurs mais comment on fait pour essayer d’unifier, de regrouper les titres ? Ceux de Hara comme ceux de Itô sont aussi chez d’autres éditeurs de manga français…
C’est là où le travail de l’éditeur intervient ! Je suis là pour essayer de collecter des droits, bâtir les collections les plus pertinentes, et servir notre meilleur travail au service de ces légendes vivantes.
Je viens de le citer Itô-sensei : pourquoi, lui aussi, a-t-il sa collection chez Mangetsu ?
J’espère que la collection parle d’elle-même. Ito-sensei est l’un des rares auteurs qui peut se targuer de faire partie de deux panthéons de son vivant : celui de l’horreur, et celui du Manga. Quand on a la chance de présider à la publication des titres d’un tel géant, lui créer une collection à sa taille, c’est presque un détail.
Les grands auteurs que l’on vient de citer ne sont pas forcément synonyme de carton en termes de vente… Qu’en est-il pour ces deux là ?
Junji ITÔ est l’un des plus gros succès du marché du Manga en 2021 et en 2022. Et mon petit doigt me dit que ce sera encore plus gros en 2023.
Quant à Tetsuo HARA, c’est beaucoup plus compliqué chez nous, nous voyons les fidèles lecteurs au poste très tôt à chaque sortie, puis c’est malheureusement le calme plat. C’est dommage parce que Keiji est un vrai bijou du Shônen Jump et de la culture Manga, et Sôten No Ken se lit vraiment sans déplaisir, c’est un bonbon d’action et de série B qui s’assume totalement et qui ne prend pas son lecteur pour un demeuré. Mais c’est la vie, Hara-sensei n’a jamais été considéré à la hauteur de son immense influence en France, j’essaie d’apporter ma petite pierre à l’édifice mais ça fait partie de ces combats qu’on ne remporte pas à chaque fois.
Une politique d’auteur c’est aussi porter des talents plus récents. Allez, au hasard, Daisuke IMAI et Toshiya HIGASHIMOTO ?
Absolument. Deux auteurs au talent infini, deux contemporains, deux maîtres de leurs médias et de la narration. Nous passons après Sakka et Vega, mais je ne vais quand même pas bouder le plaisir de pouvoir les publier sur Pakka et Les Enfants d’Hippocrate, qui sont deux merveilles, tout simplement. Je ne suis pas très sélection, prix, etc., mais je nourris secrètement l’espoir de voir au moins une de ces deux séries dans les listes de fin d’année, car elles le méritent sans aucun doute. Et les deux partagent l’une des toutes meilleures traductrices de France, la géniale Miyako Slocombe.
Ce sont deux auteurs de votre collection LIFE, dédiée au genre tranches de vie. C’est une tendance assez intéressante du manga sur le marché français…le mot life est d’ailleurs repris pour une autre collection chez Kana, aussi tranche de vie mais plus tourné josei. Ce n’est pas nouveau au Japon pourtant, qu’est-ce qui fait son potentiel chez nous, selon toi ?
En vérité, je n’aime pas trop les genres, c’est le meilleur moyen de réduire un propos. Chez nous, la collection Mangetsu LIFE est très large, et j’en suis conscient. Si j’avais la chance de publier Inio ASANO, il s’y trouverait peut-être, par exemple. Ce que je sais, c’est que l’époque où le Manga n’était vu qu’au travers du prisme du shônen d’action est révolue, et c’est là, la bonne nouvelle. Le public a envie d’autres histoires, d’une autre ampleur. Je n’ai pas envie de dire « plus intime » parce que c’est un cliché qui revient trop souvent, mais de trouver d’autres émotions, d’autres ambiances, d’autres façons de voyager dans l’imaginaire des auteurs.
Même question que pour les autres d’ailleurs : comment se porte cette collection en terme de ventes ?
Moins bien que shônen et seinen, globalement. Mais nous avons un peu abordé la collection différemment cette année, avec le lancement coup sur coup de trois séries à fort potentiel, avec Les Enfants d’Hippocrate, Pakka et The Ice Guy & The Cool Girl. Les trois connaissent des débuts moins tonitruants que le reste de notre catalogue, mais l’accueil critique est excellent, le signe qu’il faut baisser la tête et continuer à travailler pour les mettre dans les mains des lecteurs. Les Enfants d’Hippocrate est mon chouchou de 2022 par exemple, et je me battrais pour que les gens lui laissent sa chance.
Enfin, parce que je n’ai pas tout cité, quelle a été ta plus belle surprise sur cette année et ta déception, en terme d’accueil, sur cette première année ?
Ma déception, c’est de ne pas avoir réussi à signer Hokuto No Ken, car j’avais prévu des choses complètement dingues autour de la série. À peu près du même ordre que ce qu’on peut faire sur Junji ITÔ aujourd’hui. Ma plus belle surprise ? Je ne peux pas encore en parler mais ça le concerne lui aussi, donc je vais dire Junji ITÔ qui accepte de réaliser une couverture pour Mangetsu, et Hideo KOJIMA qui accepte de signer une préface pour nous, et pour son ami.
Au final, quel bilan tires-tu 1 an et quelques mois après les débuts de Mangetsu ?
Que ce n’est que le début. On vient de signer beaucoup de titres, dont quelques chefs d’œuvres absolus, parfois signés de grands noms très identifiés, parfois pas du tout. Mais il y a notamment deux séries dont j’ai du mal à croire que nous avons les droits. Pas d’enflammade, ce n’est pas la dernière bombe du Shônen Jump ou quoi, mais ce sont vraiment deux titres que je vais être très, très fier de publier, au même niveau que Junji ITÔ et Ao Ashi pour vous donner une idée. Évidemment je les aime tous, encore une fois j’ai la chance de tous les choisir, mais il y a parfois certains petits rêves qui se réalisent, et là j’ai la chance d’en avoir deux. Maintenant, rien n’est fait, et la route est très longue jusqu’à en faire des succès, même si ce n’est pas ce qui m’importe le plus en réalité.
Pour finir justement, qu’est-ce qui nous attend chez vous : nouveaux titres, nouvelles collections peut-être, dis-nous tout !
Héhé, malheureusement on se parle quelques jours après une Pleine Lune, il faut attendre encore un cycle avant que je puisse en parler. Ce que je peux vous dire, c’est que l’annonce du mois à venir va vous faire trembler de peur, et qu’en novembre, je devrais pouvoir vous annoncer une des deux séries citées ci-dessus.
Encore merci pour ton temps.
Encore merci à vous pour vos questions, c’était un plaisir d’y répondre. Et merci aux gens de nous avoir lus, prenez bien soin de vous.
Vous pouvez retrouver les titres de la collection Mangesu sur leur site web, ou les suivre sur You Tube, Instagram, Twitter et Facebook. Sullivan Rouaud est aussi sur Twitter.
Pour en savoir plus les titres de Junji ITÔ ou de Tetsuo HARA, jetez aussi un oeil à nos articles dédiés :
Remerciements à Sullivan Rouaud pour son temps ainsi qu’à Stéphanie Moennard pour la mise en place de cette interview !