Nos vie entre les morts : la vie nous va si bien
Premier roman japonais publié par Blacklephant, Nos vies entre les morts, est un récit prenant sur le quotidien de Noriko, jeune trentenaire tokyoïte exerçant un métier des plus singuliers, celui de s’occuper des kodokushi, les « morts solitaires ». Grâce à l’écriture limpide et somme toute envoûtante de Yuzu MORIKAWA, nous découvrons ses croyances et états d’âmes autour de la mort, du deuil et du souvenir, de la vie, de l’amour et la suivons jusqu’à la voir changer pour le meilleur. C’est un très beau roman qui atteste des ambitions qu’affichent la jeune maison d’édition Blacklephant et qui fait espérer une suite prometteuse à la relation que cette dernière noue avec le Japon, que ce soit sous forme de romans, nouvelles, essais, mangas ou manfras.
Blacklephant : bâtir un lien particulier avec le Japon
Créée en 2021, la maison d’édition, basée dans le Morbihan, vient compléter l’offre culturelle de l’agence de com et société de production Goodman et compagnie. Forte de l’expérience et des valeurs de sa maison mère, Blacklephant est motivée par la recherche de coups de cœur et met en avant l’intuition de son équipe pour dégotter des récits qui proposeront quelque chose de différent aux lecteurs. Ici, pas de recherche de grands noms ou de récits formatés pour être des best sellers mais des auteurs libres et engagés pour la diversité et l’inclusion, et des « ouvrages qui changent le monde », capables d’arrêter le temps et de créer ce cocon hors du temps et de l’espace dans lequel le lecteur découvre, apprend, vibre, explore pour en ressortir plus grand.
L’ouverture sur le monde est une autre des valeurs mise en avant chez Blacklephant et le Japon et sa culture ont logiquement attiré la maison d’édition. D’ailleurs, Nos vies entre les morts inaugure ce rapprochement qui s’écrit avec le Japon. Suivront la publication d’un manfra en trois tomes dès fin 2022, créé par un trio dont l’escrimeur Enzo Lefort, champion olympique par équipe en 2020, et d’autres œuvres d’auteurs japonais dont quelques mangas en cours de négociation.
La vie nous va si bien
Résumé : Elle s’occupe des morts oubliés. A Tokyo, Noriko, 31 ans, travaille pour une entreprise spécialisée dans la remise en état des habitations des kodokushi, ces « morts solitaires » parfois découverts des semaines après leur décès. C’est elle qui décide du devenir de leurs effets personnels, une mission dont elle essaye de s’acquitter le plus humainement possible. Mais peut-on toujours tenir la mort à distance ? Contrairement à son trio de collègues plus jeunes et insouciants, Noriko lutte pour ne pas se laisser hanter par les derniers instants des disparus….Nos vies entre les morts dépeint l’intimité de jeunes citadins d’aujourd’hui, confrontés à l’individualisme et mus par leur désir d’une existence qui fait sens. ».
Confronter les morts et fuir les vivants
Ce livre est une belle lecture, intime et universelle à la fois. Écrit à la première personne, il nous embarque autant dans les actions que dans les pensées de son héroïne, Noriko. L’attachement que l’on ressent et la réflexion que l’on mène se montrent rapidement dès le coin des premières pages. C’est un récit court, sans fioritures, très bien écrit, qui nous tient pendant un peu plus de 200 pages. Il se clôt par une dizaine de pages d’’une playlist internationale, bâtie en suivant les chapitres du livre, qui nous faire entrer un peu plus dans l’état émotionnel et réflexif de l’héroïne et qui est aussi idéale pour découvrir des chansons autant japonaises que d’autre pays.
Parler de la mort pour parler de la vie est un classique de la narration. Ici, cette thématique est modernisée par le jugement incisif et le regard fataliste que Noriko portent sur l’individualisme généré par une société pourtant définie comme moderne et évoluée. Ils font ressortir tout ce que cette société a d’écrasant et d’hypocrite ainsi que l’anxiété qu’elle entraine chez ses membres, les plus jeunes notamment. Choisir le traitement réservé à la mort, qui plus est esseulée, au sein d’un collectif renforce encore plus cet état de fait mais, très vite, ce qui ressort à travers l’analyse de Noriko n’est pas les défaillances d’une société qui, de fait, prend en charge ses morts, mais bien la propre hypocrisie de l’héroïne. Elle qui juge ses compatriotes fuyants et sans cœur face à la mort, ne fait que se regarder elle-même dans un miroir en train de fuir son énorme envie de vivre.
Elle dont le travail est d’organiser le nettoyage des lieux de vie pour en effacer toute preuve d’un décès, elle qui a senti la mort, en a vu les traces dans des univers solitaires, tente désespérément de gérer le deuil pour permettre aux décédés de laisser une preuve de leur passage. Mais est-ce nécessaire, voire obligatoire ? Est-ce que le propre d’une vie est de prouver qu’elle a été ? La mort la tourmente, malmène ses croyances, gratte lentement mais sûrement le masque qu’elle s’est créé. Derrière sa recherche effrénée de professionnalisme et son attitude froide se dissimule sa propre angoisse face à la mort, certes, mais surtout face à la vie. Par peur de souffrir, de ne pas savoir ou vouloir se relever face aux épreuves ou encore d’attirer le malheur si elle cède à la joie et au bonheur, Noriko choisit de ne pas vivre et d’enterrer profondément en elle ses sentiments et envies.
Vivante !
Mais confrontée quotidiennement à la mort, elle maintient difficilement ses fausses certitudes et quand par hasard, la chair nue d’un homme tout ce qu’il y a de vivant entre dans son champ de vision, tout cède; son désir s’allume et prend le dessus : Noriko devient vivante. Et même si elle lutte hypocritement contre cet appel de la chair, et par la suite contre celui de l’amour, il lui est impossible de résister : ce qu’elle veut c’est lui, chaque centimètre du corps de cet homme sur elle, en elle.
L’écriture, précise, claire et affûtée de Yuzu MORIKAWA fait parfaitement ressortir les chamboulements psychologique et physique par lequel passe Noriko. Et c’est grâce à elle que nous savons sans aucun doute que lorsque Noriko accepte une liaison qu’elle prétend sans sentiments et sans partage, en se convaincant faussement qu’elle ne répond qu’à son désir égoïste, elle se ment à elle-même et teste ses propres croyances et limites. Et cette sorte de nœud de fantasmes, de réflexions et de nuits chaudes de sexe et d’amour va révéler toute sa duplicité à Noriko qu’elle va d’ailleurs se prendre en pleine face. Imppossible de continuer à l’ignorer, impossible de continuer comme avant.
D’autant plus que c’est une histoire d’amour qui est en train de naître et que son partenaire assume clairement. Paniquée, Noriko se retrouve partagée entre la peur de quitter ce qu’elle connaît et le besoin d’être aimée et surtout d’aimer pour se laisser embarquer dans les montagnes russes de la vie. Parce qu’en réalité, mieux vaut avoir mal que de ne rien ressentir du tout. Car était-elle vraiment protégée jusqu’à présent ? Est-ce qu’une vie sans encombre, des plus confortables l’attendait vraiment avec le schéma qu’elle s’obstinait à suivre ? Etait-ce la vie qu’elle voulait vraiment ?
S’ouvre alors à elle, dans la seconde partie du livre, un cheminement vers la prise de risque et le changement : changer de boulot, changer de vie. Cela s’avèrera difficile pour Noriko car les vieux réflexes et habitudes ont la peau dure, et plus d’une fois, un sentiment mêlé de frustration et de compréhension envahira le lecteur face à ses tergiversations. Au final, elle laissera les morts qui lui ont appris la préciosité de la vie quelle qu’elle soit pour rejoindre les vivants et celui qui lui a prouvé l’importance d’être soi, c’est douloureux mais c’est indispensable.
Nos vies entre les morts est une lecture qui ravira celles et ceux aimant les histoires douces-amères, baignées dans un quotidien des plus simples mais où l’introspection et la psychologie donnent lieu à une belle évolution des personnages. Récit court et prenant, écriture claire qui sonne juste, un rythme d’une grande fluidité avec en bonus une playlist fournie. Que demander de plus ? C’est une lecture idéale à embarquer le temps d’un week-end ou même, en cette période de rentrée, lors des trajets quotidiens. Attention cependant à ne pas rater votre arrêt.