[Interview] Corinne Déchelette : Les origamis dans la peau
Corinne Déchelette a deux amours : la peau et le Japon. Docteur en pharmacie et docteur ès sciences en biologie cutanée, elle est à l’origine du concept PEAUrigami®, un mariage original entre pédagogie et art du pliage. Elle est aussi une artiste audacieuse qui vit à cent à l’heure ses passions. Adepte de la sérendipité, rien ne semble arrêter sa créativité ni sa volonté d’explorer la science des origamis.
Une rencontre haute en couleurs, à partager ses rêves de pliages et de Japon.
Sophie Lavaur : Bonjour Corinne, qu’aurais-tu envie de nous dire sur toi ?
Corinne Déchelette : Je suis passionnée par la peau et le Japon. Ces deux passions ont fusionné en 2018, quand j’ai créé le concept pédago-artistique PEAUrigami®, avec des origamis en papier peau. Je ne sais toujours pas pourquoi et comment cette idée m’est venue, c’est probablement l’aboutissement d’un processus inconscient qui a démarré… il y a fort longtemps.
A la base, mon rêve de petite fille était d’être esthéticienne. Au final, j’ai fait des études de pharmacie avec l’idée d’avoir ma propre officine… pour conseiller des produits cosmétiques. Durant mes études à Lyon, j’ai passé ma cinquième année à l’hôpital, au Laboratoire des substituts cutanés dédié aux peaux reconstruites in vitro. Cette expérience a changé ma vie. Depuis, c’est la peau, la peau, la peau.
J’ai orienté toute mes études et ma carrière vers la peau. J’ai commencé par faire de la recherche appliquée au CNRS dans le cadre d’une thèse. J’y ai côtoyé les industries cosmétiques pour qui je testais les produits sur des modèles de peaux artificielles in vitro.
Mon doctorat en poche, j’ai travaillé à Toulouse auprès de Monsieur Pierre Fabre, fondateur du laboratoire dermo-cosmétique éponyme, où j’ai fait toute ma carrière. Jusqu’à l’an dernier, année de création de ma société de conseil scientifique, La peau autrement. Bien évidemment, PEAUrigami® fait partie intégrante de mon offre de services !
Ma passion de la peau couvre toutes les disciplines, que ce soient des sciences exactes ou des sciences humaines. J’ai beaucoup d’idées, je m’investis toujours à fond dans mes projets car j’aime les choses bien faîtes. Quand j’ai une idée en tête, c’est “no limit”, je ne lâche jamais et je vais jusqu’au bout.
Pourquoi le Japon ?
Lors de mes années de recherche au Laboratoire des substituts cutanés, je travaillais en binôme avec une Japonaise, Keiko. Elle m’intriguait beaucoup car je n’avais encore jamais rencontré de Japonais. Il faut se rappeler que c’était il y a plus de trente ans, voyager en Asie n’était pas aussi anodin qu’aujourd’hui !
J’ai passé quatre années à ses côtés, je me suis beaucoup enrichie à son contact car elle m’a ouvert à sa culture tout en m’apprenant des bribes de japonais. Ma première kokeshi, c’est elle qui me l’a offerte (NDLR : Corinne collectionne les kokeshis, elle en compte plus de 230 dans sa pièce japonaise).
Le Japon a grandi en moi au fil des ans et des voyages professionnels. Mon premier séjour au Japon date de 2004, ce fut un choc culturel, tant sur le plan personnel que professionnel.
Un jour, je me suis perdue dans les rues de Kyoto, les téléphones portables n’existaient pas encore (rires !). J’ai demandé mon chemin à un passant, qui a eu l’amabilité de me guider jusqu’à ma destination. Il se trouve que c’était un francophile exacerbé. Il a dessiné sur un petit carnet une carte de France avec toutes les villes qu’il avait visitées. Il lui manquait la région de Bordeaux. Son voyage dans le sud de la France était déjà programmé alors très spontanément, je lui ai dit « Si vous passez près de Toulouse, venez chez moi ».
Quelle ne fut pas ma surprise, deux années plus tard, de recevoir par fax l’annonce de sa visite. Depuis, j’entretiens une correspondance mensuelle avec Akio-san, nous parlons sans retenue de la culture de nos pays respectifs. Et dans chacune de ses lettres ou colis, il y a toujours un petit origami plié…
Le Japon m’a transformée, je lui dois beaucoup car sans lui, j’aurais été sans doute une autre personne.
Et donc, ta passion pour les origamis vient de lui ?
En partie oui. Il y a tous ces origamis reçus dans mes correspondances, que j’ai gardés. Et puis, il y a une tonne de papiers à origami présentés en éventail et achetés lors de mon premier voyage car je trouvais cela très beau. Ils sont exposés dans ma pièce japonaise depuis vingt ans.
Il y a quatre ans, j’ai commencé à plier ces papiers…
… et nous en venons à la genèse de ton concept PEAUrigami®
PEAUrigami®, c’est une longue histoire de sérendipité.
Durant mes nombreux voyages professionnels à travers le monde, j’ai pris plein de photos de peaux, grâce à un microscope clipsé sur mon téléphone. J’avais en tête de faire une carte du monde avec ces gros plans de peaux, pour l’exposer dans le laboratoire où je travaillais.
Je les ai fait imprimer au format carré par erreur. Cela m’a agacée car j’avais moins de surface à exploiter. Dans mon énervement, j’ai plié une photo en quatre, et cela m’a fait penser à un origami.
Je ne sais pas pourquoi j’ai continué à plier ces tirages, et comme le papier photo était trop épais, je fais une réimpression sur un papier plus fin.
Cet été-là, je n’étais pas partie en vacances, j’avais du temps. J’ai regardé des tutos sur YouTube pour trouver de nouveaux modèles. Certains origamis m’ont fait penser à la forme des fibroblastes (nda : cellules constituant la principale catégorie cellulaire du derme, partie profonde de la peau) et des mélanocytes de forme étoilée. Cette découverte a piqué ma curiosité et m’a poussée à chercher d’autres similitudes.
J’ai rapidement découvert que la structure des origamis avait des ressemblances architecturales avec la peau et j’ai eu l’idée d’expliquer sa physiologie en utilisant mes origamis en papier peau comme média. Pour la faire courte, j’ai passé mon été à créer un cours de biologie cutanée en pliant mes photos de peaux.
J’utilisais mon billard comme table de travail pour visualiser les formes qui me manquaient et compléter ma recherche. C’est un ami, en voyant tout cela, qui m’a suggéré de contacter la galerie culturelle de ma petite ville, Rabastens. Par chance, un artiste venait de se libérer pour exposer au début de l’hiver suivant.
Cette perspective m’a stimulée. Comme je fais les choses bien, j’ai acheté des cadres, écrit des légendes et peaufiné mon concept. J’avais le nom PEAUrigami® en tête, j’ai déposé la marque, histoire d’aller au bout du truc.
Et cerise sur le gâteau, l’exposition a été référencée dans la liste des manifestations en lien avec l’initiative Japonismes 2018. J’avais candidaté sans trop y croire, après avoir vu l’appel à projet dans la brochure lors d’une longue attente à Orly pour raison de grève. C’était assez incroyable !
Durant l’exposition, j’ai fait des visites guidées, animé des cours d’origami et rencontré beaucoup de monde. Une dame a souhaité acquérir une de mes œuvres pour une amie dermatologue, cela m’a interpellé. Du coup, j’ai communiqué auprès des professionnels de mon réseau. L’un d’entre eux, le Dr Paul Young m’a acheté un tableau pour l’exposer dans son cabinet, marquant les débuts de ma vie d’artiste et d’une belle amitié.
Et depuis, expositions et publications s’enchaînent…
Oui, les aventures humaines se succèdent et j’ai l’honneur d’en faire partie.
Après le vernissage de l’exposition, j’ai fait un post de remerciements sur LinkedIn. A ma grande surprise, j’ai eu un commentaire fort élogieux de la responsable communication de la European Society for Dermatological Research (nda : la ESDR est un grand congrès européen de recherche sur la peau). Je l’ai contactée dans la foulée et de fil en aiguille, j’ai pu présenter PEAUrigami® au congrès ESDR 2019 où les plus grands experts mondiaux de la peau ont pu découvrir mon concept, dont un grand nombre de scientifiques Japonais habitués du congrès.
Puis j’ai participé à l’EADV de Madrid, l’autre grand congrès européen sur la peau.
Avec l’aide de l’équipe organisatrice, nous avons créé une œuvre collective à partir des photos des peaux des participants : les dermatologues venaient voir l’exposition, se prenaient en photo, nous pliions ensemble, cela a été un moment exceptionnel.
Avec mon premier acheteur, le Dr Paul Young, spécialisé dans la détection des mélanomes, nous avons mené une étude sur vingt de ses patients pour étudier au travers de l’approche PEAUrigami® comment l’art pouvait servir la prévention en dermatologie. Cela a abouti à une publication scientifique que nous avons co-signée.
De là, j’ai coordonné avec un autre ami dermatologue, le Dr Patrick Moureaux, par ailleurs médecin écrivain et essayiste, un ouvrage collectif La peau, une œuvre d’art en soi(e) qui a reçu le prix 2020 Suzanne Rafflé de Chevaniel du groupement des écrivains médecins. J’en suis d’autant plus fière que l’illustration de couverture est une de mes réalisations.
Puis, des origamis de peaux, tu es passée aux kimonos en origamis
Durant cette même période, j’ai été contactée via Facebook par l’association Aux couleurs du monde, qui préparait l’exposition Le fil bleu, de l’Occitanie au Japon, autour des savoirs faire du pastel occitan et de l’indigo japonais.
L’idée était d’expliquer ces deux traditions teinturières avec des origamis. Je me suis plongée dans l’étude du pastel et de l’indigo, pour pouvoir décliner mon concept sur ce thème.
Anita Henry participait à cet événement, elle exposait des kimonos teints à l’indigo de sa collection privée. Nous avons sympathisé, et c’est en discutant qu’a germé l’idée de travailler ensemble autour du dialogue entre papiers pour origamis et motifs de kimonos.
Notre projet d’exposition, Kimono, sentir la saison sur soie était programmé au Musée du pays rabastinois en 2020. Il a été reporté pour cause de Covid, mais nous avons tenu à publier le livre éponyme, ensuite traduit en anglais et en espagnol.
L’exposition a finalement eu lieu ce printemps, elle se termine fin octobre, il est encore temps de la voir.
Qu’est-ce qui te plaît dans cet art du pliage ?
Tout ce qu’il est possible de faire à partir de beaux papiers. Pour le livre et pour l’exposition Kimono, sentir la saison sur soie, j’ai dû plier plus de six cents kimonos. À chaque fois, c’était un petit plaisir et un grand émerveillement, car il n’y en a pas deux pareils.
L’origami, c’est un monde dans lequel on peut créer une infinitude de formes en 3D à partir d’une structure mono-dimensionnelle. C’est une discipline hautement technique, enseignée dans les écoles polytechniques. Aucun logiciel n’a encore réussi à modéliser comment, en partant d’une simple feuille de papier carrée 15×15, on peut inventer des pliages chaque jour. Et puis, quand on déplie un origami, on découvre des réseaux, c’est de la géométrie fractale qui a inspiré beaucoup de technologies spatiales et de miniaturisation.
Je parle des origamis comme d’une science exacte, de la même façon que je le fais avec la peau. En plus, c’est un art très tactile, une création au bout des doigts : je touche un beau papier avec ma peau et je le plie avec mes doigts.
Comme je le disais, j’ai appris toute seule. Lors d’un séjour au Japon, mon ami Akio-san m’a fait la surprise de me présenter un instructeur de la Nippon Origami Association (NOA). Il a juste eu le temps de me montrer quelques pliages complexes car je devais prendre le train. Et il m’a parlé de la NOA et de la possibilité d’en être diplômée.
Je me suis aussitôt inscrite à l’association. Depuis, chaque mois, je reçois un journal avec plein de modèles, et il y a toujours une publicité pour devenir instructeur en origami.
L’idée a cheminé, j’ai passé l’examen l’année dernière par correspondance, je m’étais mise au défi de l’avoir. Il y avait cent modèles imposés, à plier puis à envoyer au Japon, pour être examinés par un comité. Les Japonais sont très tatillons, j’ai dû en refaire une vingtaine. Je me revois à trois heures du matin, à plier encore et encore, sans jamais renoncer….
Concernant les origamis, qui serait ta référence ?
Probablement l’artiste japonaise Tomoko Fuse. Elle crée des formes géométriques immenses, à la frontière entre architecture et origami, de vraies performances. Magnifique !
Dans le journal de la NOA, il y a régulièrement des modèles qui représentent Madame et Monsieur l’Empereur du Hina Matsuri, cela me fascine. Je ferai un jour une exposition sur ce sujet mais avant, j’ai beaucoup de travail de documentation.
Quelle est la part de Japon dans ton quotidien ?
Il y a du Japon dans toutes mes journées.
Je continue d’étudier le japonais, je manque de temps mais je saurai parler japonais un jour !
Je plie régulièrement, avec toujours un projet d’exposition en tête. Et puis le Japon est présent dans mon travail, avec PEAUrigami® et l’animation de mes comptes Instagram où je suis beaucoup de plieurs japonais.
Il y a également chaque mois ma correspondance avec Akio-san et la lecture du journal de la NOA et d’autres ouvrages. En ce moment, je lis le Dictionnaire amoureux du Japon de Richard Collasse, une merveille.
Et maintenant ?
En Octobre prochain, je vais animer une exposition interactive PEAUrigami® au congrès 2022 de l’ESDR à Amsterdam. Et en mai 2023, se tiendra à Tokyo son équivalent au niveau mondial, j’ai mon billet d’avion et je compte bien y exposer mes origamis de peaux, pour boucler la boucle en quelque sorte !
Cet été, j’ai visité l’école musée d’origami de Saragosse en Espagne et j’ai un accord de principe pour exposer au printemps 2023 mon travail de ces dernières années.
Et j’ai déjà en tête mon prochain thème, PEAUrigami® Hanami. Ce sera pour 2023 également, quelque part dans ma région, mais je n’en dis pas plus.
Il existe cinq types d’origamis, les essentiels, les modulaires, les organiques, les sculpturaux et les géométriques. J’ai l’impression d’avoir ouvert une sixième voie, celle des origamis pédago-artistique où les origamis sont utilisés comme média pour transmettre des connaissances. Cette idée me passionne et je compte bien continuer dans ce sens.
Merci Corinne d’avoir pris le temps de nous raconter ton aventure créative, nous avons hâte de découvrir la suite.
Vous pouvez suivre Corinne sur Instagram @Peaurigami et @Peaurigami_matsuri.
L’exposition Kimono, sentir la saison sur soie est à découvrir au Musée du pays rabastinois à Rabastens jusqu’au 20 octobre 2022.
Le livre de Corinne Déchelette et d’Anita Henry Kimono, sentir la saison sur soie est disponible à Paris aux musées Guimet et du Quai Branly, aux musées d’Art Asiatique de Nice, Georges Labit à Toulouse… et en librairies : Junku (Paris), à la librairie Ombres Blanches (Toulouse), chez Cultura (Balma), à la librairie Mollat et à la Maison du Japon (Bordeaux), chez Bookstore (Biarritz) et à la Librairie Jean Jaurès (Nice). Ou, demandez à votre libraire de le commander sur la Place des libraires.
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