Au-delà des murs de L’Attaque des Titans : décryptage intensif par Clément Drapeau
S’il y a bien un titre qui a déchaîné les foules durant cette dernière décennie, c’est bien de L’Attaque des Titans édité par Pika éditions auquel on fait allusion. Ce titre du Bessatsu Shônen Magazine classé shônen au Japon mais publié comme un seinen en France a en effet fait pas mal parlé de lui durant toutes ses années de parution. Que cela soit le manga ou l’animé, d’abord réalisé par Wit Studio avant de passer dans les mains de Mappa, la série aura été au centre de nombreux débats, théories et polémiques en tout genre ! Maintenant que la série est terminée en France depuis le 8 juin dernier, l’équipe de Journal du Japon a décidé de revenir sur le sujet, avant la diffusion de la fin de l’animé grâce à l’ouvrage de Clément Drapeau édité par Third éditions : Au-delà des murs de L’Attaque des Titans – Les chaînes de la liberté sorti le 30 juin. Retrouvez donc une interview de l’auteur pour appréhender son travail sur ce titre et peut-être le rejoindre dans ses propres théories !
ATTENTION : cet article contient de nombreux spoils pour ceux qui n’auraient pas encore lu la fin de la série ou ne seraient pas encore suffisamment avancé dans le visionnage de l’animé !
Présentation du livre Au-delà des murs de L’Attaque des Titans – les chaînes de la liberté
Si vous connaissez déjà le travail de Third éditions et ce qu’ils peuvent proposer niveau livres et sujets, alors cet ouvrage traitant de L’Attaque des Titans ne devrait pas vous surprendre. On y retrouve en effet ce qui fait un peu le sel de la maison d’édition et de ses ouvrages qui décryptent un univers, une thématique ou autre. En somme, la maison d’édition toulousaine propose des livres qui, à l’aide de thématiques, démontrent une théorie, une réflexion ou offrent des clés de réflexion voire de compréhension sur un univers dédié. Souvent les titres sont faits sur le modèle suivant : on parle de l’univers choisi avec une partie historique par exemple, on explique un peu la création derrière, et ensuite l’auteur va décrypter son sujet avec des thématiques bien précises.
Cet ouvrage sorti fin juin au catalogue de l’éditeur ne fait pas exception. Au-delà des murs de L’attaque des titans – les chaînes de la liberté, écrit par Clément Drapeau qui a pu publié ce livre grâce au tremplin de l’éditeur, est exactement dans la ligne directe de ce que souhaite offrir l’éditeur à ses lecteurs. Ici, l’auteur connu en ligne sous le pseudo de Professeur Majax, revient sur cette série hors du commun en offrant des pistes, en essayant de répondre à certaines apportées tout au long de la parution avec le reste de la communauté, et en apportant son regard de professeur de philosophie mais également de passionné. L’ouvrage commence ainsi par un gros focus sur l’histoire de L’Attaque des Titans, en apportant la ligne directe de la chronologie, et non l’ordre offert par le manga. L’auteur remet dans le bon ordre d’après ce qu’on découvre dans les derniers titres. Pour cela, attention à ceux qui n’auraient pas encore terminé ce titre ou qui le découvriraient pour la première fois, il faut avoir lu L’Attaque des Titans en entier, ou avoir tout du moins vu l’animé pour ne pas se faire trop spoiler !
Une fois la chronologie officielle remis dans le bon ordre, l’auteur se propose de remettre en place la manière dont le titre a été créé et imaginé par son auteur, avant d’en décrypter finalement les fondements mêmes et d’offrir un moment de réflexion à la fin. En gros, ce beau livre car c’est ce qu’il est, propose quatre grande parties, morcelées en chapitre, avec son introduction et sa conclusion. L’ouvrage ne possède ainsi aucune illustration, mais bien du texte étayé de nombreuses notes de bas de pages et d’exemples dans les théories citées. Au-delà des murs de L’Attaque des titans – les chaînes de la liberté, pourrait donc peut-être rebuté certains lecteurs par sa densité, et pourtant, il permet d’offrir un autre regard sur cette série fleuve qui aura su faire le bonheur de son éditeur japonais le temps de sa publication : Kodansha.
Et si jamais vous souhaitez en apprendre d’avantage sur la conception de ce dernier et sur la vision même de son auteur alors découvrez une interview inédite réalisée pour l’occasion.
Entretien avec Clément Drapeau au sujet de son livre
Journal du Japon : Bonjour et merci de nous accorder du temps et de répondre à nos questions. Pour les personnes qui n’auraient pas eu l’occasion de se procurer votre livre encore, ou d’échanger avec vous sur internet, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Clément Drapeau : Bonjour ! Mon livre, à l’image de ce que propose Third éditions, est une tentative d’analyse et de décryptage du manga L’Attaque des Titans. Si on revient sur le récit (cette fois remis dans l’ordre chronologique), son but est de proposer des clefs d’interprétations tout en revenant sur la réception de l’œuvre et le parcours de son créateur. Mon objectif a été d’être le plus complet possible, mais il reste sûrement beaucoup de chose à dire.
Quelle est votre relation vis à vis du milieu du manga et de l’animation ?
J’ai découvert l’animation japonaise comme n’importe quel jeune des années 90 : avec le Club Dorothée. Petit, j’étais déjà fasciné par Nadia, le secret de l’eau bleue de Hideaki ANNO (j’avais alors 6 ans, un peu jeune sûrement pour tout comprendre). Faut croire qu’Anno m’a suivi toute ma jeunesse, parce que je découvre à 11 ans Neon Genesis Evanglion qui est alors diffusé sur Canal +. Ce fut un véritable choc qui ne m’a jamais quitté. J’ai été aussi élevé aux classiques comme Dragon Ball, Les Chevaliers du Zodiaque ou Sailor Moon. J’ai fait une grosse pause à l’adolescence pour y revenir plus tard vers 18 ans, notamment grâce à Naruto et le manga de Taiyô MATSUMOTO Number 5. Depuis je n’ai pas quitté le monde du manga et de l’animation japonaise. Avec l’âge, je m’intéresse de plus en plus aux mangas dit de « patrimoine » et à des catégories souvent (et malheureusement) délaissées comme le shôjo ou le josei. J’ai dernièrement découvert l’œuvre de Tomoko YAMASHITA, Entre les Lignes. C’est sûrement l’une des œuvres qui m’a le plus touché dans ma vie de lecteur.
La série de L’Attaque des Titans est un gros morceau dans la dernière décennie écoulée. Comment aborder une telle œuvre quand on sait qu’il y a d’innombrables réflexions autour ? Ce que d’ailleurs vous soulevez plusieurs fois dans votre ouvrage.
L’interprétation et les réflexions autour de L’Attaque des Titans constituent, je trouve, une formidable aventure collective qui a tenu des milliers, voire des millions de personnes en haleine durant une décennie. C’est une magnifique cathédrale interprétative où chacun peut mettre sa pierre. C’est pour cela que dans l’ouvrage, je tiens d’abord à saluer le travail communautaire qui a été fait. Je ne peux décemment pas dire que j’ai tout fait dans mon coin. Si j’ai mon approche qui m’est singulière, elle a été permise par les centaines d’heures de débats et de discussions entre amis ou sur les réseaux sociaux. Par contre, cela demande à un moment d’aller trier les pierres un peu branlantes de l’édifice. Mais ça ne se fait pas d’un revers de la main. Une analyse d’œuvre, c’est penser non seulement avec d’autres personnes, mais aussi contre d’autres. Ainsi, dans mon livre, j’ai bien pris garde à clairement me positionner vis-à-vis de certaines interprétations qui relevaient soit d’une récupération politique douteuse, voire nauséabonde (par exemple, une certaine frange des lecteurs a élaboré une lecture fascisante du manga en voulant justifier le Grand Terrassement et les actions de personnages comme Frock Vorster, qui agit clairement en bon fasciste), soit d’un excès de moralisation. Un article du site Polygon a fait beaucoup de bruit en prêtant un caractère fasciste ou du moins politiquement discutable à l’œuvre de Hajime ISAYAMA. L’auteur y enchaîne les parallèles maladroits et les raccourcis.
Je refuse les deux extrêmes, tout en assumant une lecture politique du manga, bien qu’il ne se réduise bien sûr pas à cela. J’ai aussi écarté tout ce qui a trait aux théories, très à la mode sur les réseaux sociaux et notamment YouTube. À force de projeter des fantasmes sur l’œuvre et ce qu’elle devrait être, on finit par ne plus la considérer pour elle-même. Non pas que cela ne soit pas intéressant, mais ce n’est pas ma tasse de thé et ne représente pas pour moi un vrai travail d’analyse. Mais je suis heureux parce qu’au milieu des centaines d’interprétations et points de vue, j’ai réussi à dégager le mien de manière clair tout en me nourrissant des échanges avec les autres. Le plus important est d’avoir toujours à l’esprit que dans un travail d’interprétation, on ne peut pas s’ériger comme une vérité absolue. Si d’autres gens ont des interprétations différentes de la mienne, je les encourage à les garder et à échanger, tant qu’on ne fait pas dire à l’œuvre n’importe quoi ou qu’on ne propose pas des contresens.
Quel a été votre processus d’écriture du livre ? Par exemple, aviez-vous déjà vos thèmes en tête ou avez-vous finalement écrit vos idées pour les regrouper ensuite pour les réagencer ?
La clef essentielle, c’est d’élaborer un plan d’ouvrage qui tienne la route et qui soit cohérent. Le plan sert de feuille de route, même si on peut parfois en dévier. Certains chapitres ont changé plusieurs fois de place. Comme c’était mon premier livre, j’ai préféré jouer la sécurité en reprenant une structure assez classique chez Third éditions : Univers, Création, Décryptage et Thématique. Mon seul souci est que je n‘ai pas pu travailler dans l’ordre. Je devais commencer à travailler en décembre 2020 et je savais que le manga ne se terminerait qu’en avril 2021. Ce qui a bien compliqué la tâche. Je ne pouvais pas attendre quatre mois pour écrire. Ainsi, les premiers chapitres ont été les chapitres de la partie création, où je pouvais avancer le temps que le manga se termine. On a construit avec Ludovic Castro, mon éditeur, un plan plutôt détaillé où j’avais une idée précise de ce que je voulais mettre dans chaque chapitre. Néanmoins, il y a eu de très nombreux rajouts en cours de route, au fil de mes lectures. Par exemple, toute la partie sur Le Paradis Perdu ou celle sur la notion de guerrier ont été rajoutées en cours de route. Un peu comme Hajime Isayama : je savais où j’allais mais en me laissant une certaine souplesse. Certains passages ont été ajoutés à la toute fin, notamment celui sur Gaby et Falco dans la section personnage. Les pauvres n’avaient pas leur paragraphe dédié et c’est sur l’insistance de mon éditeur que je l’ai rédigé. Et comme il a eu raison ! C’est maintenant un des passages dont je suis le plus fier.
Pour ce qui est du travail sur des thématiques comme l’histoire, les références religieuses/mythologiques ou le romantisme, je me suis soit laissé guider par les petits cailloux semés par l’auteur au fil des interviews, soit j’ai fait des rapprochements qui m’ont semblé probant selon mes lectures (c’est en lisant une histoire du Japon que le parallèle avec l’île du Paradis m’a sauté aux yeux) et parfois, c’est une intuition très forte que j’ai voulu poussé jusqu’au bout. Cela demande par contre un travail de lecture et de documentation très important comme en atteste la bibliographie. Heureusement, par mon métier d’enseignant, faire de la recherche est quelque chose dont j’ai l’habitude. Et il faut assumer qu’il nous arrive de passer des dizaines d’heures sur des œuvres qui ne nous serviront pas, ou ne trouveront pas leur place dans le livre. Par exemple, j’ai passé 90h sur la trilogie Muv-Luv, qui a très fortement inspiré Isayama. Malheureusement, cela n’aura trouvé qu’une toute petite place dans le livre, en note de bas de page.
Le plus difficile a d’ailleurs été de concilier mes deux métiers d’enseignant et d’écrivain. Je consacrais à peu près 4 demi-journées à l’écriture plus les recherches par semaine.
De ce qu’on a compris, vos études et votre propre métier vous permettent d’avoir une approche suffisamment critique sur la série et ce qu’elle peut véhiculer. Comment rendre un décodage accessible au grand public tout en gardant votre côté philosophe voire historien ?
Comme en classe, le but est d’être le plus didactique possible afin d’amener le lecteur d’un endroit à l’autre sans le perdre. Cela implique selon moi trois choses : ne pas prendre pour acquis ce que peut savoir le lecteur, ne pas renoncer à un vocabulaire technique (il y en a beaucoup dans ma quatrième partie) tout en l’expliquant au fur et à mesure (d’où la profusion de notes) et surtout, le plus important, ne pas insulter l’intelligence du lecteur. La question du nihilisme chez Nietzsche ou la notion de devoir de mémoire sont compliquées ? Ce n’est pas grave. On chemine ensemble étape après étape, du plus simple au plus compliqué de manière progressive. Cela implique d’être le plus clair, le plus cohérent et le plus pédagogue possible. Je pars du principe que mon lecteur peut comprendre. À moi de faire en sorte que cela lui soit accessible. C’est finalement un travail très similaire à la préparation de cours. Il faut éviter d’être jargonnant ou faire compliqué pour faire compliqué. D’ailleurs, compliqué ne veut pas dire complexe. J’estime qu’on peut avoir un propos complexe tant qu’on fait l’effort de clarté. Pour le côté philosophique, il y a beaucoup trop de préjugés sur cette discipline. Ce n’est pas quelque chose de facile. Loin de là. Par contre, ce n’est pas non plus quelque chose d’insurmontable. Tout le monde peut lire de la philosophie. Par contre, on ne commence pas par la Phénoménologie de l’esprit ou Le Sophiste. C’est comme si vous vouliez faire un marathon sans que vous ne vous soyez jamais entraîné avant. Il faut aussi éviter les arnaques intellectuelles. Ce n’est pas parce qu’on sort des mots savants que c’est savant. Mon rôle en tant qu’enseignant (et d’écrivain pour le livre), c’est de rendre accessible des choses complexes et de donner les outils pour qu’ensuite, le lecteur/élève puisse se débrouiller tout seul et aille plus loin selon son bon plaisir.
Dans le livre, le but n’est pas de faire un cours de philosophie ou de prendre l’œuvre comme prétexte pour parler de philosophie. Tout ce qui relève de la philosophie, de l’histoire ou de la littérature est là pour éclairer l’œuvre et mettre des mots sur les concepts qu’elle convoque. Il faut savoir d’ailleurs que ce n’est pas une démarche hors sol, car dans les universités japonaises, le programme de philosophie se concentre essentiellement sur la philosophie occidentale. D’où sa popularité là-bas.
Vous signalez à la fin de votre livre que vous remerciez notamment vos élèves. Quel genre de débat avez-vous mis en place avec eux et que vous ont-ils apporté pour l’écriture ?
Ah ah ! C’était surtout pour m’excuser du retard concernant les copies. J’ai essentiellement des classes de terminales et j’avais une classe supplémentaire cette année. J’avais quatre classes d’environ 35 élèves plus un groupe de spécialité HLP (Humanité, Littérature, Philosophie) de 20 élèves. Pour préparer les épreuves, ils ont fait pas mal d’épreuves type bac. 4 x 35 avec une moyenne de 10 à 15 minutes par copie : ça prend pas mal de temps, surtout quand on écrit un livre. Disons que je n’ai pas été le plus rapide pour rendre les devoirs cette année (mais ils ont été rendus, et les élèves ont eu leur bac, qu’on se rassure). Mais pour tout vous avouer, il y a eu une certaine porosité entre le cours de spécialité terminale et le livre. Je ne sais plus ce qui est venu avant : le passage du livre ou le cours. On y traite des sujets comme le romantisme ou la violence, ce qui était parfait. Les échanges ont moins porté sur le manga lui-même que sur les concepts utilisés.
Sinon, on discutait beaucoup avec certains élèves lors de la diffusion de la partie 2 de la saison 4. C’était le traditionnel débriefing du lundi. Sinon, je tenais un club manga avec deux autres collègues pour les élèves. Il n’y a rien de plus vivifiant que d’échanger avec des ados sur leur lecture ou leur visionnage. Ils ont souvent un point de vue différent et frais qui mérite amplement d’être écouté.
Quelle a été l’approche la plus dure pour vous à mettre en place dans votre réflexion : celle où par exemple, vous devez obligatoirement aller à contre-courant, quitte à vous mettre à dos peut-être une partie des aficionados de L’Attaque des Titans par rapport à vos propos ?
J’ai déjà évoqué les lectures fascisantes ou les accusations de fascisme plus haut. Dans ce contexte, j’ai dû aborder la question de l’antisémitisme de l’œuvre. Est-ce que les références à l’oppression juive à travers le peuple Eldien qui est un ancien peuple oppresseur n’est pas une position politique douteuse ? J’ai essayé d’être le plus délicat possible. Mais je pense que l’essentiel est de montrer que la référence n’a pas valeur de parallèle, et qu’à partir de celles-ci, on peut construire des situations qui ne renvoient finalement pas à une oppression précise. Parce que les Eldiens condensent à la fois des références au peuple juif mais aussi au nazisme. Tout le monde a vu chez les Mahrs des nazis alors qu’ils sont clairement associés au fascisme italien de Mussolini. Le but était de faire un peu le tri pour remettre de l’ordre dans tout ça. Je m’oppose ainsi frontalement à l’article de Polygon que je trouve dans le fond assez navrant intellectuellement dans sa démarche, mais aussi contre ceux voulant dans SNK un éloge du nationalisme héroïque où l’on peut perpétrer un génocide au nom de la patrie sans aucun problème.
Ceci, c’est pour les extrêmes. J’ai dû aussi débunker pas mal de préjugés très populaires sur l’œuvre, souvent relayés par des youtubeurs peu scrupuleux. Ainsi, beaucoup parle de l’adaptation animée comme la version définitive de l’histoire. Sauf que JAMAIS Isayama ne dit cela. Et pourtant certains prétendent le contraire en faisant dire autre chose à l’auteur. Mais je pense que l’un des préjugés les plus ancrés dans la communauté est la vision d’Isayama comme d’un auteur génial qui aurait tout prévu. Ainsi, beaucoup résume l’œuvre à des foreshadowings (éléments qui annoncent la suite du récit ou certains rebondissements de l’intrigue) tout en oubliant qu’une œuvre n’est pas un plan, mais quelque chose d’organique qui change avec les ajustements de l’auteur. Malheureusement, encore une fois, certains youtubeurs ont réussi à faire croire que tout était un potentiel foreshadowing, là où un auteur peut juste réutiliser un élément qu’il avait sous la main.
Mais je pense que ce qui pourrait déplaire le plus, c’est ma critique envers l’adaptation de Wit Studio tandis que j’aime énormément celle de Mappa. Wit a réalisé un travail technique remarquable, mais en terme d’écriture et d’adaptation, il y a beaucoup à redire. Je n’aime pas les chara-designs, ni l’accentuation de la féminisation de certains personnages, là où chez Isayama, c’est moins évident. Le pire est en terme d’adaptation de certains personnages ou même de ton. Je trouve que le travail de Tetsurô ARAKI, le réalisateur en charge de l’adaptation chez Wit, a recodé SNK en une œuvre plus shônen là où L’Attaque des Titans en version papier est quelque chose de très froid et âpre. Je préfère largement l’approche de Yûichirô HAYASHI chez Mappa, que je trouve plus proche de l’œuvre d’origine, que cela soit en terme de ton ou de chara-design. En plus, j’aime beaucoup leur proposition en terme d’adaptation. Alors, certains ont décidé de vouer un culte à Wit et de livrer Mappa aux gémonies par principe que la technique était moins bonne. On s’est même retrouvé avec certains influenceurs/youtubeurs qui ont déclaré en direct durant un live : « Mappa a tué SNK ». C’est stupide. Et il est vrai qu’on note certains problèmes sur la première partie de la saison 4, dus à l’organisation interne du studio (la pandémie a bon dos) et des rythmes de travail souvent infernaux. Mais c’est vite oublier la version TV de la première saison où certains épisodes ont accusés eux aussi d’importants problèmes de finitions et où les conditions de travail pour les animateurs étaient aussi atroces. Mais les gens semblent l’avoir oublié. Qu’on préfère Mappa ou Wit, cela relève des goûts personnels. Personnellement, je préfère le premier, mais le but n’est pas d’alimenter les disputes de chapelles sur les réseaux sociaux, mais de rétablir certains faits. Il semble en tout cas que la partie 2 ait fait l’unanimité. Par contre, je pense que concernant les films live, tout le monde tombera d’accord tellement ils sont ratés.
Vous le soulevez à de nombreux moments mais au final, cette série existe certes par un coup de pouce du destin réalisé par le tanto de Hajime Isayama à l’époque qui a cru en son potentiel, mais surtout de par sa communauté et la « hype » qu’elle a pu provoquer sur son passage. La preuve la plus flagrante en serait que le mangaka lui-même aurait modifié plusieurs moments de son œuvre en conséquence pour répondre aux lecteurs. Pensez-vous vraiment que l’auteur ait pu être lui-même pris dans les chaînes d’un libre-arbitre non assumé ?
Tout ce que je peux dire, c’est ce que déclarent Isayama et Shintaro Kawakubo, son tanto, en interview. On sait ainsi que Sasha devait mourir plus tôt mais finalement, devant les pleurs de Kawakubo, Isayama a changé son fusil d’épaule…pour lui offrir une mort absurde et tout aussi traumatisante. On sent que des pistes ont été posées mais qu’elles n’ont pas été exploitées. Par exemple, le lien de Mikasa avec les Azumabito a été finalement abandonné en cours de route ou les personnages introduits durant l’arc Mahr ont eu moins de temps d’antenne, car l’arc n’avait pas autant été apprécié que cela par le public japonais. C’est dommage. Le grand problème d’Isayama, c’est que c’est un auteur qui, certes, met en place de très nombreuses subversions dans son récit et qui a un côté sale gosse par moment. Non seulement, il aime bien prendre ses spectateurs dans le sens contraire du poil, mais en plus, il a un humour particulièrement décalé. On se retrouve ainsi avec un humour parfois très bas du front, voire scatophile, de manière très sporadique. Par contre, c’est aussi quelqu’un de ma génération qui a grandi avec les réseaux sociaux. À force de lire les retours sur internet sur ces chapitres, je pense qu’il a perdu pieds, car il semble finalement assez sensible à la critique. Pour le reste des possibles modifications, comme la fin, tout reste conjecture et je ne préfère pas me lancer comme certains dans des hypothèses douteuses, voire une rhétorique complotiste.
Aurait-il pu d’après vous se sentir enfin libre à la fin de la série malgré les quelques regrets et maladresses reconnus par lui-même ?
Il disait lui-même en interview vouloir être délivré de L’Attaque des Titans. Il y a sûrement un soulagement, quoiqu’il arrive, lorsqu’on clôt une œuvre sur laquelle on travaille depuis 11 ans. Il y a bien entendu des regrets (surtout quand on voit les réactions vis-à-vis de la fin), mais c’est bien une délivrance. J’ai hâte en tout cas de voir ce qu’il pourra proposer pour la suite de sa carrière, s’il reprend les crayons.
Que pensez-vous de la place du lecteur dans une œuvre ? Peut-on dire qu’aujourd’hui, un artiste soit obligé de construire quelque chose en fonction de son lectorat ?
Je pense sérieusement que le public, notamment les fans, peuvent être les meilleurs alliés, mais aussi les pires ennemis d’un artiste. Pour moi, la création artistique ne doit absolument pas répondre aux demandes d’un public et le public n’a pas à réclamer ceci ou cela d’une créatrice ou d’un créateur concernant son œuvre. Soit on fait de l’art, soit on fait un produit. Bien sûr, le système éditorial du manga, concernant les grands magazines, ou même les studios de cinéma, sont souvent dans un exercice d’équilibriste compliqué entre les deux. Mais à force de vouloir répondre à une demande, on ne fait plus de l’art. On ne laisse plus l’œuvre aller où elle veut. J’aimerais que le public, avant de juger l’œuvre selon ses attentes, juge l’œuvre pour elle-même. À vouloir contenter tout le monde, on ne satisfait personne. Et surtout, on ne crée plus rien. On se contente de tout lisser en répondant à un cahier des charges. Le public finit par agir comme des consommateurs. Je ne veux ni d’un lectorat consommateur, ni d’un artiste qui répond à une commande. Je préfère me laisser porter et voir ce qu’il a à proposer. Malheureusement, avec les réseaux sociaux, tout le monde peut jouer aux prescripteurs et se prendre pour un expert. Certains prétendent parfois mieux comprendre l’œuvre que l’artiste qui la crée. On marche sur la tête. D’où le désamour que j’ai pour la pratique de plus en plus répandue de la théorie. Cela a fait des ravages pour Game of Thrones (au-delà des critiques justifiées) ou L’Attaque des Titans. On ne laisse plus l’œuvre venir. On attend d’elle quelque chose. Et après, on joue les déçus. Je ne suis pas contre la théorie, parce que c’est un exercice intéressant. Mais pour bien théoriser, il faut d’abord comprendre ce que raconte l’œuvre. Pas l’inverse. Par exemple, toute une partie de la communauté a voulu voir une romance entre Historia et Eren, qui serait le père de l’enfant. En est sorti tout un tas de proposition d’analyses de l’œuvre à partir de ce postulat. D’une part, ils ont été particulièrement déçus, de l’autre leurs analyses ont été invalidées dans leur majorité. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs.
À ce propos, depuis la fin de la série qui a beaucoup déçu, on voit pulluler plusieurs tentatives de réécritures de la fin. Comme les auteurs veulent absolument faire la fin comme eux la voyaient, cela en fait des fanfictions qui ne sont là que pour remplir un cahier des charges et contenter leurs fantasmes sur ce que l’œuvre aurait dû être. Ça donne souvent des trucs plutôt mal écrits, voire balourds, avec un soupçon de révisionnisme.
À côté de ça, il y a quand même une communauté créative très importante autour de SNK, que cela soit autour des fanarts, des fan-fictions ou même de la création musicale ou animée. Je trouve cette émulation très belle, et cela a entretenu une véritable vitalité créative dans la communauté. On dit qu’une œuvre n’appartient plus à son auteur une fois que le public se l’est accaparée. C’est très vrai. Il y a eu des créations assez formidables, et c’est même quelque chose qu’invite à faire Isayama.
La fin vous satisfait-elle suffisamment ?
Disons que je lui reproche un enchaînement de maladresses dans l’exécution et que son ambivalence m’a valu quelques nuits blanches. Mais j’apprécie beaucoup ce que ça raconte dans son fond. Au passage, j’aime énormément les pages ajoutées dans l’édition reliée, qui ont le mérite d’éclaircir le propos de l’auteur.
Quel personnage vous a le plus marqué ? Ou bien plutôt lequel a fait le plus écho en vous et pour vous ?
Sans hésiter, Hansi et Jean. Je me sens très proche de ces deux personnages. Hansi incarne des valeurs, aussi bien intellectuelles que morales, qui me parlent et me touchent. C’est sûrement le personnage qui m’inspire le plus et que j’admire. Je pense que ça se voit dans le paragraphe que je lui aie consacré. Je trouve Isayama particulièrement doué pour les personnages d’adultes trentenaires. À côté de ça, Jean me parle aussi énormément car c’est un personnage qui doute en permanence. S’il fait les choses, c’est toujours en se posant la question de la légitimité de ce qui est fait. Isayama le place toujours dans une situation où il doit choisir entre la voie de facilité (l’égoïsme, la lâcheté, le fascisme) et la voie difficile (le devoir moral, l’humanisme). Jean finit toujours par prendre les bonnes décisions, bien que ce soit les plus dangereuses. C’est un personnage très humain qui n’a finalement rien de particulier, mais qui n’hésite pas à mettre sa vie en jeu pour faire le bon choix.
Sinon, on pourrait ajouter des personnages comme Livaï, Erwin, Reiner, Armin, Mikasa, Ymir ou Peak, que j’aime aussi beaucoup. Et certains avec peu de temps d’apparition comme Karl Fritz, Uli Reiss ou Willy Teyber ne cessent de me fasciner.
Pensez-vous qu’étudier cette série en cours au lycée pourrait apporter des pistes nouvelles de réflexion pour expliciter certains thèmes forts voire susciter un intérêt nouveau pour la philosophie ou les études culturelles ? La culture japonaise aurait en effet beaucoup à apporter niveau thématique, réflexion…
Alors, c’est une question délicate. Je pense que c’est très bien d’aller chercher les élèves sur leur terrain, mais tout le monde ne lit pas forcément de mangas ou regarde des animés. C’est un risque de se couper d’une partie des élèves qui ne sont pas familier avec cette culture. De plus, il y a tellement de chose au programme à leur apprendre, et je pense qu’il y a aussi un devoir à leur transmettre d’une culture dite « classique » qu’ils ne trouveront pas forcément ailleurs. J’ai adopté la démarche de les faire travailler en périphérie, via des exposés, sur des œuvres cinématographiques qu’ils ne fréquentent pas forcément ou bien placer de temps en temps une référence à une œuvre japonaise. Je n’aime pas cette dispute autour de la culture légitime. Mais il y a une culture qui peut être parfois moins accessible qu’une autre. Mais cela ne doit pas prendre trop de place au sein du cours. Il y a le bac à la fin de l’année ! On peut cependant leur montrer que les outils méthodologiques que l’on acquiert pour analyser un texte ou construire une problématisation sont utilisables sur les œuvres qu’ils fréquentent, voire même que les thèses qu’ils apprennent peuvent leur ouvrir un niveau de lecture supplémentaire. Par contre, on a mis en place au lycée un club manga avec un collègue. Je crois beaucoup dans les clubs. Tout le monde y est le bienvenue et on peut échanger sur nos animés ou mangas préférés en toute sérénité.
Pour terminer cette série de questions : pourriez-vous nous parler de vos échanges avec Third éditions pour réaliser un aussi beau livre (choix de la couverture où sont représentés notamment les symboles phares de la série, choix du titre, du format, etc.) ?
Je suis resté en contact permanent avec Ludovic Castro, mon éditeur, qui a été d’une aide cruciale grâce à ses conseils précieux tout au long de la rédaction. On échangeait sur ce qu’il fallait ajouter ou enlever, voire déplacer. Le travail d’éditeur est essentiel car c’est longtemps votre premier et seul retour. Pour la couverture, je n’ai pas eu mon mot à dire. Mais Third a eu l’excellente idée de confier le travail à France Mansiaux qui a fait une couverture tout bonnement incroyable. C’est simple, je suis tombé amoureux de son dessin au premier coup d’œil. J’adore comment elle a réussi à condenser tous les symboles du manga. J’aime beaucoup aussi la couverture de la version First Print, créée par Dike Ruan, qui est dessinateur de comics. En sachant qu’Isayama s’inspire beaucoup des comics américains, cela boucle la boucle.
Finalement, ma seule contribution graphique aura été le petit coquillage à la fin du dernier chapitre. Mais j’y tiens !
Enfin, auriez-vous un dernier message à apporter aux lecteurs de votre livre ou à nos propres lecteurs pour les pousser à vous lire ?
Pour mes lecteurs, merci de m’avoir lu malgré la taille du livre. Je parle/écrit beaucoup trop ! Pour les autres, n’ayez justement pas peur de la taille.
Merci beaucoup !
Pour retrouver le travail de l’éditeur autour de la série, avec le livre et des émissions dédiées, rendez-vous sur son site internet pour davantage d’informations. Pour suivre l’auteur du livre, n’hésitez pas à aller jeter un œil aux deux chaînes YouTube où il participe : Vox Teachers et Manga Alliance. Enfin, retrouvez-le sur son compte Twitter pour vous tenir au courant de son actualité.