Rencontre avec Nathalie Lejeune, traductrice de Blue Period
Depuis 2018 le Prix Konishi récompense la traduction de manga japonais en français. Après avoir interviewé son coordinateur et présenté la sélection de l’année 2022, nous avons eu la chance d’interviewer Nathalie Lejeune, traductrice lauréate de l’édition 2022 pour le manga Blue Period.
Plongée introspective dans le monde des écoles d’arts japonaises
Présentation et résumé
Blue Period est publié depuis 2021 chez nous aux Editions Pika dans la catégorie seinen, et au Japon depuis 2017. Il compte 10 tomes en France à l’heure où nous publions ces lignes. Il est écrit et dessiné par Tsubasa YAMAGUCHI, auteure que l’on connaît en France principalement pour son adaptation en manga du film de Makoto SHINKAI : Elle et son chat. Le manga est régulièrement salué par la critique et les lecteurs, il a notamment gagné en 2020 le Taisho Award et le prix du Manga Kondasha. Enfin, la série a bénéficié d’une adaptation en série animée de 12 épisodes par le studio Seven Arcs, disponible sur Netflix.
YAMAGUCHI nous conte ici l’histoire de Yatora, un lycéen banal de 17 ans. Yatora a une vie d’ado classique : il aime sortir, regarder le foot et boire des bières avec ses potes. Au lycée, ce dernier a une image de voyou un peu désinvolte mais ce n’est pas pour autant qu’il délaisse les études ; il se positionne parmi les meilleurs élèves de sa classe. Ainsi Yatora se contente jour après jour de sa routine confortable sans réels rêves ou passions. Jusqu’au jour où, passant devant le local du club d’arts plastiques, il est frappé par le tableau d’une de ses camarades. Une nouvelle émotion naît en lui, mais il manque encore de clefs pour appréhender cette nouvelle sensation.
La naissance d’une passion
A partir de ce moment, Yatora va peu à peu être attiré par le monde de la peinture, d’abord prudent face à cette nouvelle passion, pour finalement s’y plonger corps et âme. La première partie du manga (qui correspond également à l’adaptation en anime) nous entraîne aux côtés de notre héros depuis ses débuts au club d’arts plastiques, en passant par la prépa, jusqu’au climax : l’épreuve d’entrée de la prestigieuse et très sélective Tokyo University of the Arts : Geidai.
Procédé narratif régulièrement utilisé mais qui fait toujours mouche, surtout dans le cas d’œuvres thématique comme celle-ci, l’auteure choisi un héros parfaitement néophyte dans le domaine afin que ses connaissances progressent en même temps que celles du lecteur. Ainsi, on commence au niveau zéro avec l’explication des couleurs primaires par sa prof de lycée. Yatora va alors tâtonner, chercher son style, expérimenter différentes techniques, etc. Puis, une fois en prépa, on fait face à des questions plus philosophies : qu’est-ce qu’un artiste, qu’est-ce qu’une œuvre ? Quelle intention je mets dans ma toile ? Notre héros va devoir y faire face tout en gardant en tête son objectif ultime : entrer à Geidai. On a alors là un début de critique du monde de l’Art qui continuera à traverser l’œuvre par la suite ; sur l’ambivalence entre une nécessité de se transcender et se renouveler en tant qu’artiste tout en restant dans les canons des écoles d’art afin de parvenir à y entrer.
Un autre procédé, cette fois-ci graphique, qui vient renforcer l’aspect pédagogique de l’œuvre, mais également l’immersion, c’est l’incorporation de véritables toiles d’étudiants en art au fil des chapitres. On peut d’ailleurs voir leurs noms crédités en bas de page. Les commentaires et descriptions d’œuvres sont alors plus réalistes.
Mais la force principale de cette œuvre réside dans le point de vue omniscient adopté par l’auteure, qui nous fait partager constamment les pensées, les peurs, les prises de conscience du héros. Ce n’est bien sûr pas innocent d’avoir pris cette période charnière de la fin de l’adolescence où nos questionnements sont les plus forts et l’on « cherche sa voie ». Ainsi chacun pourra y trouver ce qu’il veut, si ce n’est pas l’art, le parallèle avec votre propre passion vous fera immédiatement vous sentir proche de Yatora. Il sera d’ailleurs confronté à toutes les épreuves auxquelles un débutant de 17 ans peut faire face ; la principale étant la question de la légitimité et de trouver sa place parmi ses camarades, parfois des « génies » qui semblent avoir un don inné pour ce medium, ou tout simplement des bosseurs, comme lui, mais qui ont un temps d’avance ayant commencé plus jeunes. Le reste de la galerie de personnages est elle aussi hyper variée, crédible et intéressante. Chaque autre élève à ses propres rêves, sa propre idéologie, sa propre technique, … On découvre parfois au détour d’un chapitre, les activités des professeurs en dehors de leur métier d’enseignant : sont-ils ‘côtés’ dans le monde de l’art ? Quel genre d’œuvre réalisent-ils ? D’ailleurs, si tout l’écosystème des écoles d’arts japonaises et la pression du concours d’entrée semblent si réelles et tangibles pour le lecteur, c’est certainement, car l’auteure y a elle-même été élève ! Enfin, on voit également le point de vue des personnages extérieurs à ce milieu : comment les amis et la famille de Yatora accueillent-ils cette nouvelle passion soudaine ? Tous ces éléments en font, au delà d’un bon shônen sur l’art, un très bon slice of life étudiant.
Rencontre avec Nathalie Lejeune, traductrice du manga
Traduction et Prix Konishi
Journal du Japon : Bonjour Nathalie et merci pour votre temps. Pour commencer pourriez-vous vous présenter et revenir sur votre parcours de traductrice ?
Nathalie Lejeune : Bonjour et merci à vous ! J’ai une formation en traduction, mais j’ai commencé assez tard, car j’ai exercé un autre métier avant. Aujourd’hui encore, je ne traduis pas à temps complet. Je suis arrivée dans le milieu du manga un peu par hasard et j’ai découvert un univers riche et en constante évolution. Je m’amuse beaucoup à traduire des œuvres de genres très différents !
Le prix Konishi est encore tout jeune, mais on peut déjà remarquer parmi les lauréats des éditions précédentes, que vous êtes la plus jeune gagnante. Tous les autres ont commencé leur carrière au minimum dans les années 90 ou 80 et sont donc des traducteurs très chevronnés. Dans ce contexte, comment avez-vous reçu le prix et qu’est ce que cela représente pour vous ?
Lorsque j’ai appris que Blue Period avait été sélectionné pour le prix, j’ai été très surprise et très honnêtement, je ne pensais pas le gagner. Parmi les autres nommés, il y avait de grands noms de la traduction, comme vous dites, des professionnels vraiment aguerris dans l’exercice ! Je me souviens encore de l’appel de l’éditeur qui m’a annoncé la nouvelle, je n’en revenais pas. C’est réellement un honneur et une grande fierté.
Nous avions déjà interviewé le coordinateur du prix, monsieur Toutlemonde. A présent, nous aimerions connaître l’avis d’une traductrice et lauréate concernant ce dernier. Est-ce que, en dépit de son arrivée récente, ce prix revêt déjà une réelle symbolique dans le milieu de la traduction ? C’est l’assurance de la reconnaissance par ses pairs ? Le symbole des efforts qui ont payé (esprit shônen !!) ? La garantie de signer des contrats plus intéressants ?
Je pense que pour la profession, c’est non seulement un coup de projecteurs, mais aussi une fenêtre d’expression. Grâce à ce prix, on permet aux traducteurs de parler de leur travail, de le valoriser aussi, comme vous le faites actuellement sur votre site. Le prix a une certaine résonance dans le milieu, mais je ne pense pas qu’il serve à obtenir de meilleurs contrats. L’expérience reste le vrai gage de qualité.
Généralement, trouvez-vous que les traducteurs reçoivent peu de considérations, autant de la part du public, que des éditeurs, avec le nom en petit à la fin de l’ouvrage dans les caractéristiques techniques ? Le prix Konishi peut-il amener à faire changer les mentalités sur ce point selon vous ?
La plupart des éditeurs reconnaissent le travail des traducteurs qui ont fait leur preuve, mais ce métier reste encore très discret et sous évalué. Et encore, en France, on a la chance que les traducteurs d’œuvres littéraires soient considérés comme des auteurs. Quant au public, il porte un regard différent, beaucoup plus centré sur le contenu de l’histoire, le dessin. C’est un consommateur qui apprécie le produit fini. Je pense que le prix Konishi aidera certainement à donner de la voix aux traducteurs et à offrir une certaine légitimité à la profession.
Blue Period
Comment s’y prend-on pour traduire un manga « thématique » comme Blue Period ? Est-ce que vous faites des recherches à l’avance ? Lisez-vous des ouvrages sur l’histoire de l’art en japonais peut-être ?
Je ne traite pas Blue Period différemment des autres œuvres que je traduis. Je lis l’ouvrage au préalable et fais mes recherches lorsque c’est nécessaire. Je ne sais jamais quels artistes, œuvres, courants, ou concepts vont être abordés et l’art pictural est un domaine beaucoup trop vaste pour que je sois calée sur le sujet avant de m’atteler à la traduction d’un tome. Le plus difficile dans cette série n’est pas tant la partie qui se rapporte à l’Histoire de l’art, mais plutôt les pensées et les appréciations, avis, opinions des différents personnages car c’est très subjectif.
Quelle est votre opinion sur l’œuvre en tant que lectrice mais aussi traductrice ? Ainsi, pensez-vous qu’il faut aimer un manga pour le traduire, et surtout bien le traduire ?
Je trouve que c’est une série vraiment passionnante. Yamaguchi sensei a le don pour captiver le lecteur. Yatora dit à un moment qu’il aime les gens (et aime les peindre), mais je pense que c’est également le cas de l’auteure. Les personnages sont tous très travaillés et font évoluer le héros. Ils ne sont pas de simples personnages secondaires. J’aime aussi beaucoup traduire la série car elle est enrichissante, tant sur le plan instructif qu’émotionnel. On apprend énormément en travaillant sur cette œuvre. Par contre, je ne pense pas que cela influe sur la qualité de mon travail. Selon moi, ce qui aide réellement à bien traduire, ce sont les textes bien écrits, peu importe le contenu.
Yatora, le personnage principal, a une personnalité très complexe et ambivalente : c’est un bucheur, beau gosse, un peu bad boy, qui se préoccupe beaucoup du regard des autres. J’imagine que cela peut impliquer des différences dans la manière de traduire ses paroles (orales) et ses pensées personnelles (qui sont un aspect très important du personnage !) ? De même, j’imagine qu’il adapte beaucoup sa façon de parler en fonction de son interlocuteur ? Très stressé face à un Yotasuke, en admiration face à une Mori ? Est-ce que cela se ressent dans la traduction ?
On adapte forcément le ton et le niveau de langue selon les interlocuteurs des personnages. Yatora ne parle évidemment pas de la même manière avec ses amis et ses camarades de fac (et surtout ses professeurs). Mais ce que je trouve très agréable, c’est que ses pensées sont souvent l’enchaînement naturel de ses paroles. Il est très spontané, et peut revenir sur quelque chose qu’il a pensé quelques secondes après. Le plus difficile, c’est de garder le fil et le rythme de ses pensées en français quand, en japonais, le verbe arrive à la fin de la phrase.
Et après ?
Est-ce qu’après onze séries à votre actif, on peut se permettre de choisir et refuser certaines séries ou la précarité du métier et la concurrence sur le marché de la traduction conduisent à ne pas pouvoir jouer aux difficiles très souvent ?
Il m’arrive de refuser des séries, mais plutôt par manque de temps et non pas parce qu’elles ne me plaisent pas. Ne faisant pas de la traduction à temps plein, je n’ai pas tant de place que ça pour prendre de nouvelles séries et pour le moment, je suis assez contente de ce qu’on me propose.
Est-ce que vous avez déjà ou aimeriez traduire d’autres medium ? Jeux vidéo, littérature, BD, comics ?
J’ai déjà fait de la traduction audiovisuelle ainsi que de livres pratiques. Peut-être qu’un jour je m’essaierai à la littérature, mais je n’ai pas encore assez d’expérience pour cela !
Remerciements à Nathalie Lejeune pour son temps et sa gentillesse.
Crédits photos : © 2017 Yamaguchi Tsubasa, Kodansha