Elles nous racontent leur Japon #22 – Isabelle Nishikawa
Avec les Éditions d’Est en Ouest qu’elle a créées en 2015 au Japon, Isabelle s’attache à faire connaître en France la littérature populaire japonaise de notre temps.
Ses yeux s’illuminent à l’évocation des auteurs qu’elle édite, et c’est le sourire aux lèvres qu’elle pitche chacun des sept livres de son catalogue.
Un rendez-vous printanier à Saint Germain en Laye, en région parisienne, au Quai des Possibles, un espace de coworking où Isabelle a ses habitudes. Un moment tout simple à parler du Japon, de littérature et des coulisses de son métier d’éditrice indépendante.
Sophie Lavaur : Bonjour Isabelle, qu’aurais-tu envie de nous dire sur toi ?
Isabelle Nishikawa : J’ai vécu au Japon une grande partie de ma vie. Ma famille est franco-japonaise : mon mari est japonais et j’ai trois jeunes enfants nés ici et là-bas.
Je me suis lancée dans l’édition quand j’étais à Kyoto car j’aime les livres depuis toujours, tant l’objet que ce qu’il véhicule.
J’ai créé les Éditions d’Est en Ouest pour faire découvrir des écrivains japonais contemporains inédits en France qui seraient probablement restés dans l’ombre, tant la production littéraire est féconde sur l’archipel.
En 2009, quand je suis arrivée au Japon, j’ai réalisé que la connaissance en France de la littérature japonaise contemporaine était très limitée et pas du tout représentative de l’actualité littéraire du pays. À cette époque, on trouvait quelques auteurs de pop culture assez déjantés comme Ryū Murakami et d’autres plus exotiques, tels Haruki Murakami et Yōko Ogawa.
Je trouvais dommage cette séparation des genres, d’autant que Haruki Murakami est un écrivain assez difficile à lire en japonais, c’est un personnage hors du commun et très cultivé. Son succès en France vient probablement de la qualité du travail de traduction qui rend ses livres abordables, conjuguée à sa personnalité unique.
J’avais envie de faire connaître des auteurs accessibles et de partager mon amour des livres. Cette aventure était la suite logique, après un master 2 Métiers du livre et de l’édition et quelques stages où j’avais beaucoup appris. C’est mon mari qui m’a permis de donner vie à mon rêve.
Pourquoi le Japon ?
Par hasard. Après une licence de lettres modernes, je suis allée au Canada faire un master de langue française. Mon rêve initial était New York mais j’ai finalement atterri à Toronto. Puis je suis revenue en France pour partir à Rennes faire mon master professionnel dans l’édition.
Sur les bancs de la fac, j’ai rencontré une amie qui connaissait la culture japonaise. Elle était fan de manga et de pop culture japonaise. Grâce à elle, j’ai commencé à lire des romans japonais et à regarder des dramas. Cela m’a donné envie d’aller au Japon, plus facile d’accès que les États-Unis.
À la fin de mes études, comme j’avais du mal à trouver du travail, j’ai décidé de partir en visa vacances-travail. Je ne connaissais rien du pays, je ne parlais même pas japonais.
J’ai cherché des contacts pour m’aider dans l’organisation du voyage. J’ai eu la chance d’entrer en contact avec une étudiante japonaise en échange à Paris et qui repartait à Kyoto poursuivre ses études. Je lui ai proposé une coloc qu’elle a acceptée. Voilà comment je me suis retrouvée à Kyoto, en compagnie d’une Japonaise francophone.
Sur place, j’ai donné des cours de français et travaillé dans des bars et des restaurants, j’ai appris la langue comme ça. Je suis rentrée en France à la fin de mon visa, avec l’envie très forte d’y retourner.
Je suis vite revenue à Kyoto pour suivre des cours intensifs de japonais dans une école de langue. À la fin de l’année scolaire, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari. Il est venu passer quelques semaines avec moi en France et comme les choses étaient sérieuses, je l’ai suivi au Japon, avec cette fois-ci un visa bunka katsudo pour étudier l’ikebana. Six mois après, nous nous sommes mariés et je suis restée au Japon.
J’avais passé entre-temps le diplôme de FLE (français langue étrangère), j’ai commencé à donner des cours de français dans des écoles privées, puis comme vacataire dans des universités de Kyoto.
Ma fille aînée est arrivée en 2015, en même temps que je créais ma maison d’édition. Concilier vie de famille et travail au Japon n’était pas simple alors nous avons eu envie d’essayer la vie de famille en France. Nous sommes arrivés en région parisienne en 2017. J’ai continué à donner des cours de français, puis j’ai travaillé dans une école de soutien comme responsable pédagogique avant de me former à la pédagogie de la Gestion Mentale. Car l’éducation est mon autre passion.
Et surtout, j’ai eu deux autres enfants et édité sept livres, avec un huitième à venir.
Pourrais-tu nous raconter la genèse des Éditions d’Est en Ouest ?
Mon amie de fac était éditrice dans une petite structure spécialisée dans le polar japonais. Quelques livres étaient sortis quand la maison d’édition a fermé. Les droits d’adaptation de Requiem à huit clos de Ruriko Kishida avaient été acquis et le roman traduit en français. L’auteure était très déçue, car étant francophone et ayant vécue à Paris, elle se faisait une joie de voir son livre publié en France.
J’ai pu lire le manuscrit et édité le livre. J’ai trouvé le bouquin super bien, c’était une opportunité extraordinaire pour se lancer. Mon amie m’a mise en contact avec le Bureau des Copyrights Français (BCF) à Tokyo qui m’a conseillé dans la création de ma maison d’édition.
Je suis partie de zéro pour démarrer mon entreprise, c’était en plus au Japon donc pas simple. Dans le métier, en plus d’un diffuseur-distributeur, il faut disposer d’un réseau pour se faire connaître car les relations avec les libraires sont hyper importantes. Il faut aussi un service de presse et de l’aide pour animer les réseaux sociaux. Je n’avais rien de cela.
J’ai réussi à publier trois romans et un recueil de nouvelles les premières années, puis j’ai ralenti le rythme à mon retour en France, car j’avais un travail à plein temps et de jeunes enfants.
Aujourd’hui, mon idée est de publier au moins un livre par an, en faisant découvrir les auteurs et leur singularité. Rester sur une production limitée en nombre, soigner la traduction et le format pour faire des livres esthétiques : voilà mes objectifs.
Comment trouves-tu les auteurs ?
Je ne lis hélas pas le japonais littéraire, donc je délègue à mon mari, pour avoir l’histoire et un premier avis. Je prends d’autres avis, parfois celui d’un traducteur.
À ce propos, je suis très fière d’avoir découvert Alice Hureau, une traductrice de grande qualité. Le meurtre d’Alice de Yasumi Kobayashi est son premier travail littéraire. Elle est maintenant sollicitée par d’autres éditeurs, comme les Ateliers Akatombo ou le Cosmographe spécialisé dans la littérature jeunesse.
Pour revenir à ta question, j’ai rencontré Ruriko Kishida car elle habite à Kyoto. Nous sommes devenues amies, et je continue à l’éditer. J’ai rencontré Yasumi Kobayashi, qui habitait également dans la région. Je parle au passé car il est hélas décédé brutalement en 2020.
C’était un salaryman japonais typique, il travaillait chez Panasonic. Il a commencé par écrire des romans d’horreur avant de se lancer dans la science-fiction. Son idée était géniale : partir d’un auteur classique européen et de son univers pour en faire un thriller fantastique. En reliant le monde du rêve, le monde de la réalité et celui d’un serial killer. C’est à la fois ambitieux et sans prétention.
Le meurtre d’Alice est inspiré de Lewis Carroll. Le meurtre de Clara, à paraître en fin d’année, des contes d’Hoffmann. Il a aussi écrit Le meurtre de Dorothy pour le magicien d’Oz puis Le meurtre de Clochette en hommage à Peter Pan. Je pense qu’il aurait continué cette série littéraire étonnante.
J’ai découvert Seiko Tanabe grâce à la traductrice qui en était spécialiste. Écrites entre 1960 et 1990, ses nouvelles restent tout à fait fraîches et actuelles. Elle a disparu en 2019 laissant derrière elle une œuvre féministe et engagée.
Dans tous les cas, le BCF négocie les droits entre les parties. Ils proposent aussi des titres et des auteurs japonais à traduire, ce qui permet de faire des découvertes.
J’ai eu Plainsong de Kazushi Hosaka grâce à un programme japonais qui finançait la traduction d’œuvres choisies dans certaines langues. C’est un livre assez introspectif, calme et contemplatif dans la veine des premiers Haruki Murakami.
J’ai démarré avec lui la collection « Pas à Pas », des récits non genrés type littérature blanche.
Et pour la diffusion des livres, tu fais comment ?
Au début, j’étais diffusée par Pollen. Publier un seul livre par an est coûteux en diffusion, car les libraires ne vous voient pas dans la multitude des sorties.
Pour ne pas perdre trop d’argent avec les retours en stock, j’ai décidé de m’auto-diffuser et de travailler sur commande uniquement. Je fais la partie commerciale et Pollen assure la distribution et la diffusion sur les plateformes professionnelles.
Je travaille avec des librairies partenaires que j’informe dès qu’il y a une nouvelle parution. Je fais également des dépôts autour de chez moi. Là, je suis payée dès que les livres se vendent.
Le schéma idéal pour moi est que les gens aillent commander en librairie, pour que les libraires découvrent mon travail. Il est toujours possible d’acheter en ligne sur mon site ou ailleurs.
La part de Japon dans ton quotidien ?
Ma famille, la nourriture, la langue, tout.
Je compte retourner vivre au Japon quand j’aurai stabilisé mes activités. C’est compliqué pour les enfants de garder leurs racines japonaises en France, et mon aînée adore le Japon. On pourrait dire la même chose du français quand nous habitions au Japon mais je pense que la langue maternelle s’entretient plus facilement.
Un secret à partager sur la maison d’édition ?
D’Est en Ouest, c’est évidemment du Japon vers la France. Mais il y a une autre lecture, que je trouve amusante : mon nom de famille, Nishikawa, signifie littéralement « rivière de l’ouest ». Et à Kyoto, nous habitions dans « la montagne de l’est » dans le quartier de Higashiyama.
Qu’as-tu appris durant cette aventure littéraire ?
À gérer une entreprise ! Avec du recul, j’étais un peu idéaliste quand j’ai démarré, j’ai fait des erreurs mais j’ai beaucoup appris. Je tire à plus petits volumes pour rentrer dans les frais. La traduction reste le poste le plus cher, et comme je tiens à bien rémunérer les traducteurs par soucis de qualité, j’essaie d’avoir des subventions.
J’ai aussi découvert beaucoup de gens car finalement, je ne peux pas travailler seule.
Et surtout, j’ai appris que la littérature, quel que soit son pays d’origine, est une ressource inépuisable.
Ton livre ou auteur préféré sur le Japon ?
J’aime beaucoup Akira Mizubayashi en tant que personnage.
D’abord parce qu’il parle parfaitement français, je trouve cela extraordinaire. Une langue venue d’ailleurs a été une grande inspiration pour mon mémoire de FLE. Je n’ai pas lu ses autres romans et essais, mais je compte bien le faire.
Et ensuite parce qu’il est marié à une Française, cela résonne avec ma vie. Surtout quand je l’écoute parler de son expérience de père d’enfants franco-japonais.
Mon mari est un grand fan de Jean-Paul Nishi, un mangaka hyper connu, auteur entre autres de À nos amours, l’histoire de sa rencontre avec sa femme, Karyn Poupée. Et donc par ricochet, je m’intéresse à son travail à elle, tant son livre Les Japonais que ses chroniques journalistiques.
J’ai beaucoup aimé Alors Belka, tu n’aboies plus ? de Hideo Furukawa , j’ai dans ma pile de lecture son dernier roman, Le roi chien.
J’ai lu aussi quelques polars japonais les romans de Natsuo Kirino par exemple qui sont traduits en français, notamment Out que j’ai adoré.
Un auteur que tu aimerais éditer ?
Il y en a tellement.
Mon grand rêve, c’est Natsuhiko Kyōgoku. C’est une personnalité au Japon, plusieurs de ses romans ont déjà été adaptés au cinéma ou en manga.
J’ai vu le film tiré de son premier roman, Summer of the Ubume. Au Japon, Ubume est une sorte de Yokai qui enlève les bébés. L’histoire est très étrange, une intrigue autour d’une femme enceinte pendant deux ans et de la disparition de son mari.
J’ai failli publier un de ses romans, Le Rire de Iemon, suite à une rencontre avec une traductrice française mariée à un Japonais et fan de cet auteur. Elle a traduit le roman et m’avait proposé de l’éditer, mais hélas cela ne s’est pas fait.
J’aurais aussi très envie de publier les nouvelles de Kobayashi Yasumi ou des romans de Sawamura Ichi, pour commencer une collection Horreur. D’après mon mari, c’est génial.
J’ai aussi d’autres titres en tête mais ce sont des secrets (Rires), notamment un qui parlerait d’une suite des Frère Karamazov que Dostoïevski aurait projeté d’écrire…
Et maintenant ?
Le meurtre de Clara de Yasumi Kobayashi est en prévente depuis quelques semaines, sa sortie est prévue en décembre.
La prévente me permet de mieux estimer le nombre d’exemplaires à faire imprimer et de récolter un fond de trésorerie pour payer les frais de production. J’essaie d’être active sur les réseaux sociaux et auprès de mes lecteurs.
Je travaille déjà sur les traductions des romans à paraître en 2023 et 2024, Seiko Tanabe, que j’ai déjà publiée et Maijo Otaro.
À côté de cela, je me lance en indépendante comme conseillère en pédagogie de la Gestion Mentale. J’ai très envie de monter des formations à distance pour les professionnels de l’enfance, pour continuer dans ce domaine.
Je te laisse le mot de la fin, qu’aurais-tu envie de dire avant que l’on arrête ?
La littérature japonaise reste de la littérature, il y en a pour tous les goûts. Elle n’est pas forcément différente de ce que nous avons en France, pas toujours « exotique ». On y trouve aussi des histoires légères et qui se lisent d’un trait. Ruriko Kishida par exemple, écrit avec les codes européens, elle adore le roman policier classique.
Sinon, dans l’objectif de visibilité, pour que ma maison d’édition soit plus connue, je suis toujours preneuse de nouvelles librairies partenaires, surtout en province.
Dès que mon emploi du temps le permet, je participe à des salons, parfois avec mon bébé sous le bras. Récemment, j’étais à Lirenval, le Salon du livre de la Haute vallée de Chevreuse, à Paris Manga et à Breizh Japon à Rennes. Je suis heureusement aidée par quelques bénévoles, comme Alice Monard pour les réseaux sociaux et des stagiaires.
Je suis fière du chemin parcouru, les retours des lecteurs et des libraires sont bons, cela me donne à penser que ma sélection et mes choix ont du sens.
Merci Isabelle pour ton temps et la sincérité de ton partage, je te souhaite du succès pour la suite et toujours plus de belles découvertes.
Les livres des Éditions d’Est en Ouest sont disponibles sur le site internet et dans les librairies partenaires. Vous pouvez aussi les commander chez votre libraire habituel.