Le Japon de Tora-san et de Yamada Yoji : entretien avec Claude Leblanc
De nos jours, sagas et franchises occupent une place centrale sur les grands écrans du monde entier. Pourtant, la plus longue série cinématographique de l’histoire n’est pas à chercher parmi les licences hollywoodiennes ; il ne s’agit pas d’un illustre espion britannique, ni de saga se déroulant dans une galaxie très lointaine et encore moins d’un univers cinématique organisant la rencontre des plus célèbres héros de comics, même si son personnage principal arbore une panoplie à laquelle n’importe quel japonais pourra l’identifier sans difficulté. Chapeau en feutre, costume à carreaux marron, improbablement assortis avec un maillot de corps bleu et une large ceinture en laine pour maintenir son ventre au chaud, le tout surmonté d’un visage toujours souriant et expressif : c’est Tora-san, Monsieur Tigre ! Un voyageur, un camelot fort en gueule, qui parcourt le Japon et l’un des visages les plus reconnaissables de l’archipel. Crée en 1968 par le réalisateur Yoji Yamada pour le comédien Atsumi Kiyoshi et héros d’une série télé et de 50 films, ce personnage haut en couleur fait partie intégrante du paysage culturel japonais avec la série Otoko wa tsurai yo ! (C’est dur d’être un homme !), symbole autant d’un Japon idéal pour son réalisateur que des évolutions et turbulences qu’a pu traverser le pays.
Malgré son importance nationale, le personnage et son réalisateur restent finalement peu connus hors de l’archipel. Yoji Yamada – dont une poignée de films sont sortis en France – est pourtant un des plus importants réalisateurs du pays, avec une carrière de 89 films forte d’énormément de succès populaires. Il était donc plus que temps de lever le voile sur ce pan important de la culture nippone, et c’est maintenant chose faite grâce à la Maison de la Culture du Japon qui organise une grande rétrospective Tora-san tout au long de l’année 2022, et à Claude Leblanc, auteur du livre Le Japon vu par Yamada Yoji, formidable ouvrage sur le réalisateur, sa vie et sa filmographie.
Nous avons donc rencontré ce fin connaisseur pour tenter d’en apprendre plus sur Yamada Yoji et Tora-san.
C’est dur d’être un homme ! La plus longue série cinématographique du monde
Journal du Japon : Commençons par présenter la série Tora-san et rappeler son importance au Japon, puisqu’il s’agit de la plus longue série cinématographique jamais faite à l’heure actuelle !
Claude Leblanc : En effet, c’est la plus longue. Le record n’a pas encore été égalé ou dépassé et elle est inscrite au Guiness book des records. Pour expliquer le succès de cette série et la naissance du personnage, il faut remonter un peu en arrière. Au départ, il s’agissait d’une série télévisée. Yamada Yoji, quand il est entré à la Shochiku en 1954, y a appris non seulement le métier de réalisateur, mais aussi celui de scénariste (auprès de gens plus expérimentés, en premier lieu Hashimoto Shinobu, le scénariste d’Akira Kurosawa). Car si les places de réalisateur étaient rares, on avait toujours besoin de scénaristes, ce qui lui permettait de s’assurer des rentrées fixes. C’est pourquoi en 1968, un producteur de la chaine de télévision Fuji l’a approché pour lui demander d’imaginer le scénario d’une série construite autour d’un acteur pour lequel il nourrissait beaucoup d’espoir : Atsumi Kiyoshi, un acteur plutôt comique qui est alors très connu pour ses apparitions à la télévision. Il va ainsi y avoir une rencontre entre Atsumi Kiyoshi et Yoji Yamada dans une auberge de Tokyo dans laquelle le réalisateur avait l’habitude d’écrire ses scénarios. Ce que demande le réalisateur à l’acteur, c’est de raconter sa vie. Il apprend ainsi que Atsumi Kiyoshi est né dans les bas quartiers de Tokyo et a eu une enfance assez difficile. Il était peu doué à l’école, puis avec l’arrivée de la guerre, s’est ainsi retrouvé à rejoindre des bandes et à vivre un peu en marge de la société, a faire du marché noir … En bref, un personnage atypique et plutôt fort en gueule. De cette rencontre organisée à la va-vite va naître le personnage de tora-san, un personnage de marginal ; non pas un bandit, mais un tekiya, c’est-à-dire un colporteur, soit une corporation dont les règles s’apparentent un peu à celle en vigueur chez les yakuzas, où l’honneur est centrale, avec un sens de la hiérarchie important et des relations assez codifiées. C’est un bonimenteur qui vend ses produits dans les fêtes traditionnelles ou les rues, souvent en dehors des circuits officiels.
La série est tournée et diffusée entre octobre 1968 et mars 1969. et à la fin, le personnage meurt. Cette disparition du personnage va susciter des réactions très vives de protestation de la part des spectateurs. Yamada, aux vues de ces réactions, va proposer à la Shochiku de faire un film à partir de ce personnage de télévision, pour le ranimer en quelque sorte et donner aux spectateurs un final sur grand écran. Il s’agit à la base de faire seulement quelques films, et il n’est alors pas encore question de série. Yamada a beaucoup de mal à convaincre les producteurs de la Shochiku de se lancer dans cette aventure, ce qui peut sembler paradoxal aujourd’hui, vu l’omniprésence des adaptations de séries télé, de mangas et d’anime au cinéma. C’est en quelque sorte le précurseur en la matière (rires) ! Il finit par obtenir le feu vert du patron de la Shochiku qui a été impressionné par la ferveur avec laquelle Yamada défend son personnage. Le film est tourné très rapidement début 1969 pour être diffusé au mois d’aout de la même année, sans vraiment de publicité, les producteurs n’étant que peu convaincus par l’idée. Contre toute attente, le public est plutôt au rendez-vous. Très rapidement, la Shochiku demande à Yamada d’en faire un second qui est tourné dans les 3 mois suivant la sortie du premier. Un nouvel opus qui marche aussi très bien, rassemblant un peu plus de spectateurs, et permettant surtout de ramener une audience que la Shochiku n’avait pas jusqu’à lors.
À l’époque, la situation économique des studios est plutôt mauvaise. C’est une phase descendante en termes d’audience dans les salles de cinéma, à l’inverse de l’âge d’or des années 50. Mais à la fin des années 60, la télévision va faire grand mal au cinéma. Il est donc important pour la Shochiku de stabiliser le nombre de ses spectateurs et même d’en gagner de nouveaux. Or les Tora-san on l’avantage de toucher un public qui n’était pas celui du studio : les hommes. Ses films sont plutôt des films familiaux, des drames, des adaptations de romans, etc. Elle touchait donc un public essentiellement féminin. Le fait d’avoir un nouveau personnage avec un public plutôt masculin et plutôt jeune d’ailleurs (ce personnage un peu à la marge séduisant la jeunesse contestataire) explique pourquoi la Shochiku y voit l’occasion de faire quelque chose de nouveau. Le studio demande donc à d’autres cinéastes de réaliser les épisodes 3 et 4 de la série, Yamada restant aux manettes pour le scénario. Ces épisodes 3 et 4 ne lui plaisent pas beaucoup : il estime que ce n’est pas ce qu’il aurait voulu mettre en avant par rapport à Tora-san. Un cinquième épisode est donc programmé qui, dans la tête de Yamada, constitue le dernier opus de la série. Il va en faire un épisode que je considère finalement comme le véritable lancement de la série des Tora-san. C’est ce cinquième qui est véritablement le premier de ce que voulait faire Yamada du personnage. On va y retrouver tous les éléments qui vont participer au succès de la série ; un succès tellement important que la Shochiku décrète finalement qu’il y aura de manière régulière 2 épisodes de la série par an, ce qui va se poursuivra jusqu’en 1995, le décès d’Atsumi Kiyoshi l’année suivante mettant un terme à la série. Ainsi, jusqu’en 1995, 48 épisodes auront été tournés. En 1997, un quarante-neuvième sortira, mais il s’agira en réalité de la reprise d’un ancien épisode avec une introduction un peu différente. Puis en 2019, un cinquantième épisode pour le 50ème anniversaire de la série : il sera composé d’extraits et tournera autour des personnages survivants de la série, notamment le neveu de Tora-san, sa sœur Sakura son beau-frère. Yamada y construira une histoire visant à mettre en avant le personnage pour un public qui ne l’a pas connu, notamment la génération des jeunes qui n’ont pas eu ces sorties régulières des épisodes chaque année. Il y aborde des questions en phase avec la situation du Japon. On y trouve donc, en marge de la question des aventures amoureuses de Tora-san, des références à la question des réfugiés au Japon, etc.
Tora-san : témoin immuable de l’évolution du Japon
Justement, Tora-san a souvent une image de représentant nostalgique d’un Japon révolu dans le cœur des Japonais. Mais en vous écoutant, il semble que le personnage (ou tout du moins la série), a su évoluer avec son temps ?
Disons que l’idée de la nostalgie par rapport à Tora-San est à la fois vraie est fausse. Certes, c’est un peu comme lorsqu’on regarde des films français ou américains d’un certain âge et que l’on a vécu avec cette époque là : on peut avoir un pincement au cœur ou y revoir un quartier de Paris qui nous évoque une certaine époque révolue. Cet aspect est quelque peu entretenu par la durée de la série : de 69 à 95, on a un personnage qui a traversé toute une génération. Et comme le dit Baishô Chieko, l’actrice qui incarne Sakura, Tora-san a d’une certaine manière constitué un long documentaire sur le Japon. Par ailleurs, et c’est là que je nuance cette dimension nostalgique qui pourrait donner un aspect un peu suranné ou gentillet à la série : elle est aussi un témoin de l’évolution du Japon et c’est absolument intéressant d’apprécier les films dans cette perspective. En définitive, si on reprend différents épisodes de la série, on réalise que Yamada a toujours été quelqu’un qui a su sentir l’état du Japon au moment du tournage de chaque film, et même, qui a su anticiper l’évolution de la société japonaise en essayant d’alerter ses contemporains sur les dérives liées au développement économique rapide, au vieillissement, aux évolutions sociales … Cette dimension nostalgique que l’on perçoit au premier abord est donc finalement tempérée par une notion de film un peu engagé que l’on peut retrouver dans toute la série et cela, pour moi, est quelque chose de très important.
C’est aussi pour cela que les Japonais sont si attachés à cette série. Parce que si ça n’était que de la nostalgie, le public aurait fini par se lasser !
Si Yamada interroge les évolutions du Japon à travers la série, le personnage reste-t-il ce témoin immuable qui pose son regard sur une société en évolution ou bien évolue-t-il lui-même ?
Le personnage en lui-même n’évolue pas forcément car, d’une certaine manière, Tora-san incarne le Japon et les Japonais. Pour prendre un exemple assez précis : dans le vingtième épisode de la série qui se déroule à Okinawa en 1975 -dont on célèbre cette année le cinquantenaire du retour dans le giron japonais en 1972 après avoir été sous tutelle américaine-. Une amie de longue date de Tora-san tombe malade à Okinawa et lui envoie un message pour lui demander de venir la voir. Tora-san prend donc l’avion (pour la première fois de son histoire) et arrive à Okinawa qui, bien qu’étant revenu dans le giron japonais, reste le centre des bases américaines et un lieu où la contestation est très forte alors que la métropole s’en fiche quelque peu en définitive. Tora-san quitte l’aéroport pour rejoindre son amie à l’hôpital. Il monte dans un autobus. Que fait-il alors ? Il s’endort ! Et tout le voyage entre l’aéroport et l’hôpital, il a les yeux fermés ! Il ne voit pas le spectacle d’Okinawa que Yamada nous montre : ce sont les avions américains qui volent à basse altitude, le bruit des réacteurs, cette omniprésence américaine que Tora-san refuse finalement de voir. Il incarne en quelque sorte les Japonais et voilà le message que Yamada leur adresse. C’est un exemple parmi tant d’autres. Finalement, je pense que ce personnage un peu atypique, un peu en marge de la société, représente le Japonais tel que les Japonais aimeraient être en définitive : quelqu’un qui vit un peu en dehors du temps – c’est un camelot sans attaches sociales- et qui mène sa vit comme il veut. Il aime voyager lentement et prend donc uniquement des trains locaux, jamais de TGV ; il a toujours du temps libre, ce dont les Japonais ne disposent jamais. En retour, Yamada fait en sorte qu’il incarne aussi les Japonais dans d’autres situations, notamment via le regard qu’il peut porter sur la société.
C’est dur d’être un Tora-san ! Un idéal pour les Japonais
C’est un personnage qui n’est pas idéalisé. Il est assez gaffeur ! Mais en même temps, c’est quelqu’un d’attachant et débrouillard. C’est aussi cette dichotomie qui est intéressante.
Oui, c’est un personnage paradoxal : il est tel que les Japonais aimeraient se voir car il a cette liberté qu’eux n’ont pas forcément dans leur quotidien, et en même temps, c’est un personnage que beaucoup n’approuveraient pas en vrai car il n’appartient pas à la société. Mais ce qui en fait un personnage très attachant, c’est qu’il a en lui un humanisme très fort. À travers sa grande expressivité, il va créer un lien qui n’existe pas forcément dans ses paroles. Il vit en dehors de la société mais trouve le moyen de s’y rattacher grâce à son humanisme, à sa capacité à créer des liens entre les personnes. Au fond, c’est justement ce qui fait la force de la société japonaise : le lien. On parle souvent du terme « kizuna », notamment après mars 2011. Le fait de recréer du lien entre les personnes. Et Tora-san est justement l’incarnation de ça ! C’est ce qui fait sa force et c’est pour ça qu’il reste si fortement ancré dans la mémoire collective japonaise : cette force d’être au-delà d’un simple personnage de marginal. Car au fond, ce genre de personnage, yakuzas et autres, il y en a beaucoup dans le cinéma japonais. Mais aucun n’a pu s’imposer dans le cœur de tous les Japonais. Il n’y a pas un Japonais, sauf peut-être les plus jeunes, (et encore ! 3 à 4 films de Yamada passent toujours chaque semaine à la télévision) qui ne connaisse pas Tora-san. C’est cet humanisme que Yamada a su incorporer à ce personnage qui n’était au départ pas voué à acquérir cette dimension.
C’est donc un personnage tel que les Japonais aimeraient être, mais aussi tel qu’ils n’osent pas être, d’une certaine façon !
Oui, d’une certaine façon. Car, ils n’ont pas son courage, sa capacité à être indépendant. Très jeune, il a décidé de prendre son indépendance et de rompre avec sa famille et avec son pays natal. Et en même temps, comme beaucoup de Japonais, il ne peut se résoudre à rester toute sa vie loin de son pays natal et de sa famille. Il y a donc toujours un moment où il revient vers sa famille, en ayant à nouveau ses problèmes de civilité en quelque sorte, puisqu’il vit toujours à la marge et que le fonctionnement de la société japonaise moderne ne s’y plie pas vraiment. C’est pourquoi il y a souvent, dans les différents épisodes, des moments de tension qui sont d’ailleurs généralement tournés en dérision.
C’est pour cela que dans plusieurs épisodes, on observe la rencontre de Tora-san avec des Japonais ordinaires, des salariés un peu en rupture de ban, qui n’ont pas le courage d’aller au-delà des règles de la société, de fuguer, et qui trouvent auprès de lui les ressources pour assumer le fait d’échapper un temps à leur condition de salarié ordinaire, en même temps que la capacité de revenir un peu dans le moule tout en conservant une liberté que le personnage leur offre.
Vous disiez que le public qui s’était trouvé dans le personnage était à l’époque plutôt un public jeune. C’est finalement devenu une série familiale qui a pu toucher tous les Japonais. Quelle est la place de Tora-san à l’heure actuelle pour les Japonais, notamment pour les jeunes qui le connaissent peut-être moins ? Fait-il toujours partie d’une sorte d’imaginaire collectif ?
Je dirais qu’en effet, il fait partie d’un imaginaire collectif de l’histoire du Japon. Comme certains personnages historiques, il a sa statue, en sortant de la gare de Shibamata. Un exemple qu’il reste un personnage omniprésent encore aujourd’hui même s’il a depuis longtemps (presque 30 ans) disparu des grands écrans malgré le cinquantième épisode : en 2012, Suntori qui avait racheté Orangina, a lancé au Japon une campagne publicitaire pour tenter de populariser la boisson. Pour cela, ils ont choisi Tora-san et ont demandé à Richard Gere de revêtir le costume du personnage. Or, il s’agit d’un produit qui s’adresse plutôt à un public jeune ! Un autre exemple : tous les ans depuis 2015, se tient à Shibamata le Tora-san Summit, qui attire entre 100 et 200 000 personnes. Et parmi eux, on trouve aussi des jeunes, car Tora-san est un personnage qui a su entretenir une relation avec tous les Japonais et tout le Japon. Il a voyagé à travers tout l’archipel et, bien qu’il ait un lien fort avec son quartier natal de Shibamata, on peut retrouver à travers tout le pays des plaques commémoratives indiquant le tournage d’un épisode et le passage de Tora-san. Cela crée un lien permanent entre les Japonais et ce personnage. J’ai d’ailleurs été surpris, en 2019, quand le cinquième épisode est sorti, de voir dans les salles lors des différentes séances où je suis allé, beaucoup de jeunes au milieu du public de quadra et quinqua. Et je pense que c’est parce que Yamada, au travers de cette série, choisit de ne pas mettre l’accent uniquement sur le personnage lui-même. Il évolue dans un univers qui change film après film. C’est lui qui reste le même, tandis que le cadre a totalement changé et est en phase avec l’environnement dans lequel le film a été tourné. En 2019, quand Yamada fait son film en y intégrant des extraits de film de 69, de 74, de 83, etc. il réussit à créer une histoire dans laquelle les jeunes peuvent se retrouver, car il interroge les Japonais sur ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Je pense que c’est aussi cela la force de la série, et pas seulement : la capacité de Yamada d’avoir crée des films dans lesquels les Japonais, quel que soit leur âge, peuvent se retrouver car il les interroge sur des questions finalement fondamentales.
Je parlais de la question des réfugiés dans le film de 2019. Il y a quelques jours, le gouvernement japonais a enfin décidé de faire un geste pour les réfugiés ukrainiens, alors que jusqu’en 2019, il n’y avait au Japon que 49 réfugiés acceptés sur le territoire en dépit de milliers de demandes. Yamada interpelle les Japonais sur ces questions. Et il me semble que c’est ce qui fait que tous les publics, jeunes y compris, se sentent concernés par ces films.
En même temps, il faut avoir à l’esprit que Yamada a tourné 89 films parmi lesquels seulement 48 sont des films de Tora-san ! Et ces autres films ont aussi eu beaucoup de succès en interpelant les Japonais sur leur condition et sur leur pays.
Yamada Yoji : cinéaste humaniste
Justement, pour continuer sur Yamada Yoji. C’est un cinéaste profondément humaniste. Il y a quelques années, certains de ses films étaient sortis dans les cinémas français (Le Samouraï du crépuscule, La Servante et le samouraï, La Maison au toit rouge). Que peut-on dire sur le cinéaste qu’il est en dehors de Tora-san ? La série représente près de la moitié de sa filmographie. Est-ce ce qui le résume le mieux ou au contraire ? Comment conseillez-vous au public d’aborder Yamada Yoji ?
La série de Tora-san est très importante, c’est à la fois une série comique, nostalgique et en même temps d’actualité. Tous les autres films s’inscrivent un peu dans la même veine : Yamada a un penchant pour la comédie, ayant été nourri de films burlesques dans sa jeunesse. Il a passé une partie de son enfance en Mandchourie et parmi ses loisirs de l’époque, le cinéma occupait une bonne place avec les films de Keaton, d’Enomoto, etc. c’est-à-dire les films comiques de l’époque (années 30). Ça l’a beaucoup impressionné. De même à l’époque, son principal lien avec la métropole était les émissions de radio avec les spectacles de rakugo, là encore comiques. La comédie joue donc un rôle très important. Et par ailleurs, autre élément important qui se retrouve dans Tora-san : son intérêt pour ce que l’on pourrait appeler le petit peuple, les gens des quartiers populaires. C’est quelque chose que l’on retrouve aussi dans la série comme dans le reste de sa filmographie, y compris les films de samouraï sortis en France, qui parlent de samouraïs de basse extraction, obligés de travailler en plus de leur charge afin de faire vivre leur famille. Troisième élément fondamental de son cinéma : c’est un observateur de la société japonaise. Il ne va pas, comme d’autres cinéastes, affronter de manière un peu violente les contradictions de la société japonaise ; mais va plutôt les mettre en scène avec subtilité, en montrant son évolution à travers le rapport homme/femme, le rapport au travail, aux États-Unis, etc. De la même manière, il va aborder les questions historiques comme la montée du militarisme au Japon, dans La Maison au toit rouge. C’est quelque chose qu’il fait de manière extrêmement forte, mais sans pour autant chercher à heurter le public. C’est ce qui le distingue d’autres cinéastes qui ont abordé ces mêmes questions comme Oshima ou Yoshida et ont fait des films importants mais souvent de façon beaucoup plus crue et violente pour heurter le spectateur et le pousser à la révolte au risque de se couper du grand public. Yamada le fait de manière beaucoup plus feutrée et subtile, mais finalement avec un message tout aussi important. C’est pour cela que ces films sont toujours très suivis par le public. Ce sont rarement des échecs commerciaux. Dans toute sa carrière, les seuls échecs doivent être ses 2 premiers films, et en 1996, le film qui a suivi la mort d’Atsumi Kiyoshi. Et ce grand succès, il le doit au fait qu’il sache s’adresser au public à travers des thématiques qui lui parlent. Il sait questionner les Japonais sur leur société, sur ce qu’ils sont et sont devenus.
Par exemple, dans le dernier volet de Tora-san, en 2019, il y a une séquence assez courte mais très intéressante : un des personnages est en compagnie d’une Européenne responsable du haut commissariat aux réfugiés et se promène en voiture à Ginza ; l’Européenne demande à la Japonaise qui l’accompagne, en observant les passants de ce quartier huppé de Tokyo, si les Japonais sont à présent heureux. La Japonaise lui répond qu’en tout cas, ils ne se plaignent pas ; l’Européenne lui rétorquant « est-on heureux lorsqu’on ne se plaint pas ? ». Ce qui domine le cinéma de Yamada, c’est finalement cette question : êtes-vous heureux ? Qu’est-ce que le bonheur ? Ses films posant la question et y donnant des pistes de réponse. Ce qui ne l’empêche pas de faire des films extrêmement forts et sérieux. Je pense notamment à un film de 1970, au moment de la sortie des comédies que sont les 2 premiers épisodes de Tora-san : Kazoku (Famille) un film proche du docu-fiction. Caméra à l’épaule, il y suit une famille de mineurs de Kyushu alors que les mines sont en voie de fermeture, et raconte leur décision de partir pour Hokkaido se reconvertir dans l’élevage. On va donc suivre cette famille de 5, répartie sur 3 générations (le grand-père, les parents et 2 enfants dont un nourrisson) au milieu de la foule (avec beaucoup de non-acteurs). On y observe la force qu’à Yamada d’être en prise avec le réel. De nombreux films du réalisateur sont ainsi le reflet du Japon de leur époque. Dans Kazoku c’est le Japon en plein boom économique et industriel qui est devenu la troisième puissance économique, avec toujours cette question : oui, le Japon se développe, mais les Japonais sont-ils heureux ? Je pense que c’est là la force du cinéma de Yamada. On peut reprocher à Yamada de ne pas provoquer de réactions vives de la part du public, mais au fond, je pense qu’il nourrit chez eux une certaine réflexion sur leur existence. Et c’est pour ça que je m’inscrivais quelque peu contre la dimension nostalgique que vous évoquiez plus tôt. La nostalgique, c’est plutôt nous qui la nourrisson, et pas Yamada.
Il s’agit donc moins d’une nostalgie que de les encourager à aller vers une vie plus simple et plus humaine, au final, quelque chose de très moderne à l’heure actuelle où l’on remet en question la société de consommation et où l’on appelle à trouver le bonheur moins dans la consommation que dans les liens.
Oui, on pourrait en partie résumer son œuvre de cette manière. Il a été très clairvoyant sur l’évolution du Japon. Je pense que sa propre expérience en Mandchourie et le fait d’avoir vécu loin de son pays natal, d’avoir regardé le Japon de l’extérieur tout en étant Japonais, lui a permis de conserver une relation d’observateur attentif avec l’idée d’éveiller les spectateurs à des questions fondamentales comme le bonheur, les liens, l’entraide.
Je vous remercie de ce tour d’horizon de Tora-san et de Yamada Yoji, que nous aurons, je l’espère, l’occasion de découvrir plus précisément. Continue-t-il d’ailleurs à réaliser ?
Oui, son quatre-vingt-neuvième film est sorti au mois d’aout dernier. Il s’agit de Kinema no Kami-sama, d’ailleurs nommé 8 fois à l’équivalent japonais des Césars. Et il s’apprête à tourner son quatre-vingt-dixième film à 90 ans, ce qui n’est pas rien ! J’ajouterai aussi que dans les prochains mois (Ndr : le 23 aout) devrait sortir en vidéo Les Mouchoirs jaunes du bonheur, un film de 1977 considéré comme un de ses plus grands chefs-d’œuvre. Il s’agit en tout cas d’un de ses plus grands succès en dehors de la série des Tora-san. Un film avec le grand Takakura Ken qui va, avec ce film changer totalement son image. Yamada a d’ailleurs ainsi pu accompagner de grands acteurs dans des changements de carrière grâce à des rôles parfois très différents de ceux qu’ils avaient l’habitude de faire. Cela me semble être un film qui résume assez bien tout ce que l’on a évoqué. Ce sera chez Carlotta et je participe au bonus.
Merci à Claude Leblanc pour sa disponibilité et sa générosité.
Le Japon vu par Yamada Yoji, par Claude Leblanc, est édité chez Ilyfunet
La rétrospective Tora-san à la MCJP jusqu’en décembre 2022
Les Mouchoirs jaunes du bonheur sorti chez Carlotta le 23 aout