Elles nous racontent leur Japon #21 – Natacha Jushko Helou
J’ai découvert Natacha au hasard des réseaux sociaux, lors de la sortie de son ouvrage sur le Lean, le nom donné par les Américains au Toyota Production System (TPS). Elle y défend un retour à la démarche originelle telle que pensée par ses inventeurs.
Rencontrer Natacha était une belle occasion de parler Japon et monde de l’entreprise. Direction Bruxelles, où elle a posé ses valises depuis quelque temps. Une rencontre enthousiasmante avec une grande curieuse des cultures du monde.
Sophie Lavaur : Bonjour Natacha, qu’aurais-tu envie de nous dire sur toi ?
Natacha : J’ai toujours eu envie de découvrir le monde et d’autres modes de vie. J’ai une grande curiosité pour comprendre ce qui motive les gens, avec un très fort attrait pour l’autre.
En grandissant, voyager est devenu un but en soi, je voulais explorer d’autres « ailleurs ». Dès que j’en avais l’occasion, je partais. J’ai eu la chance de pouvoir voyager très tôt, cela m’a permis de mûrir au travers des questionnements suscités par les rencontres et la découverte de nouvelles perspectives. Comme de nombreux jeunes, j’étais pleine de certitudes, et le fait d’être seule à l’étranger m’a appris à me connaître.
A l’école, je n’étais pas très bonne dans l’apprentissage des langues mais à force d’être en immersion, j’ai découvert que j’avais des facilités. Après six semaines aux Etats-Unis, j’étais bilingue.
C’est passionnant d’essayer de comprendre comment une langue traduit la représentation d’un monde. J’ai appris le chinois comme ça, en décryptant le système d’écriture et via les proverbes.
J’ai fait l’ICHEC, une école de commerce précurseur en matière de management interculturel. Cela m’a tellement passionné que je suis partie en Hollande dans le cadre du programme Erasmus, car le pays était à la pointe en la matière.
Mon diplôme en poche, j’ai décidé de faire un master européen pour me spécialiser en communication interculturelle. Nous étions des étudiants venant de sept campus européens avec des profs issus de ces mêmes universités. Chaque semaine, l’un d’entre eux nous donnait cours, on apprenait sur l’interculturel et on le vivait.
J’ai par la suite rejoint une université dans le Sud de la Chine pour poursuivre mon apprentissage du Chinois. J’avais choisi une université qui venait de lancer une filière pour les étudiants étrangers. J’étais la première et l’unique étudiante étrangère, une véritable immersion !
Le fil rouge de ma carrière a été le business développement. J’ai été directeur des ventes et de filiales à l’étranger. J’ai habité en Russie, en Chine, au Congo, en Afrique du Sud et au Liban, avant de rentrer en Belgique.
Je suis Belge avec des origines très diverses du côté de mes deux parents. Mon mari est franco-libanais, et j’ai des enfants nés un peu partout dans le monde. Ils ont beaucoup de nationalités, c’est une discussion récurrente dans la famille, et à vrai dire je ne sais pas toujours quoi leur répondre.
Pourquoi le Japon ?
Lorsque j’étais enfant, ma mère s’était prise d’amitié avec la grand-mère japonaise de voisins qui ne parlait que le japonais… Elle lui a fait découvrir, entre autres, la cérémonie du thé et de son côté, ma mère lui a fait découvrir notre ville.
Après son départ, elles ont entretenu une correspondance pendant près de vingt ans. Ma mère faisait traduire ses lettres par une de ses connaissances japonaises. Il y avait aussi des colis pleins d’objets aussi étranges qu’improbables, c’était à chaque fois un grand moment de découverte !
Mon père a également travaillé durant de nombreuses années avec le Japon, et, lui aussi, nous a fait découvrir cette culture au travers des expériences et des souvenirs insolites qu’il nous rapportait…
C’est donc logiquement que durant mes études, je me suis intéressée particulièrement au Japon.
Plus récemment, le livre de Karyn Poupée, Les Japonais m’a passionnée. Je lis depuis tous ses articles avec intérêt.
J’ai également suivi un cursus en ligne de Japanese business management avec l’Université Waseda.
Le Japon a la communication la plus implicite au monde. L’ île a longtemps vécu en vase clos. A l’instar d’un vieux couple marié depuis des décennies qui n’aurait plus besoin de tout dire par les mots, le ton utilisé, un regard ou encore un silence peuvent en dire long.
A l’opposé, les Etats-Unis, pays d’immigration, ont développé une communication très explicite. Quand on vient d’horizons si différents, il est nécessaire d’expliciter son message au travers des mots pour se comprendre.
Alors justement, pourquoi le Lean ?
Au bout de quelques années dans l’entreprise que j’avais rejointe, j’ai proposé une formation en communication interculturelle à l’université du groupe. Il y avait un besoin au niveau des équipes commerciales et j’y ai vu une opportunité de transmettre des clés que j’avais pu expérimenter à force d’expatriations.
C’est au travers de ce biais que j’ai été sollicitée pour former des équipes en charge de l’excellence opérationnelle. Alors que le Lean était déployé à l’échelle du groupe, l’organisation faisait face à des difficultés d’ordre culturelles en Asie Pacifique, et plus particulièrement au sein des usines chinoises.
Lors de mon parcours de formation au Lean, j’ai constaté que notre prisme occidental sur ce qui fut, jadis, le système de production de Toyota, avait trop souvent dénaturé cette démarche révolutionnaire.
J’ai trouvé dans le Lean une manière puissante de développer l’intelligence collective, de responsabiliser les parties prenantes et de permettre à chacun de trouver sa place dans un projet collectif. Comme un chemin qu’on crée soi-même pour aller dans une direction pas toujours connue, avec une notion très forte d’adaptabilité : développer sa capacité de remise en question, d’échange de perspectives et de l’apprentissage à s’adapter en permanence.
Il y a des liens forts avec l’interculturel qui est trop peu abordé lors des transformations. Et alors que chacun interprète ce qu’il veut bien comprendre, et que d’autres sont réfractaires à ouvrir leur vision à d’autres réalités, j’avais un terrain d’étude tout trouvé.
Et le Lean, c’est quoi au juste ?
Dès la fin des années quarante, le constructeur automobile Toyota a dû faire face à un challenge de taille : répondre à une demande en forte croissance dans un contexte de pénurie de main d’œuvre.
Il s’agissait de satisfaire ses clients en utilisant au mieux les ressources disponibles. Le groupe a mis au point une approche globale qui devait permettre à l’entreprise d’atteindre son meilleur niveau de performance en termes de sécurité, qualité, coûts et délais en s’appuyant sur l’intelligence collective.
Le concept de Lean a été popularisé au début des années quatre-vingts dix à la faveur de la publication du livre The machine that changed the world de James P. Womack en 1990. Cet ouvrage rend compte du travail mené par trois chercheurs du MIT qui furent missionnés par les concurrents américains de Toyota pour comprendre le succès fulgurant du constructeur Nippon aux Etats-Unis. Ils baptisèrent le système de Toyota TPS (Toyota Production System) sous le terme de « LEAN », maigre en anglais, en référence à une gestion au plus juste.
Malheureusement en Occident, le Lean est trop souvent devenu synonyme de course à la productivité au détriment de la qualité, des personnes et de la planète. Trop d’organisations ont recours au Lean pour faire plus vite et moins cher.
Le Lean originel ce n’est pas cela. C’est une démarche globale au bénéfice de l’entreprise et de son écosystème. Toyota souhaitait rendre le travail plus facile et plus intéressant afin que les employés ne soient plus obligés de transpirer. « Le but est de créer des résultats en ayant recours à la réflexion plutôt qu’à la transpiration » disait Taiichi Ohno, considéré comme le père du TPS.
Le système fait appel aux capacités et aux compétences des acteurs de terrain. Or, au-delà du contexte dont ils sont tributaires, les individus sont porteurs d’une série de prismes. Pour aider les managers et les organisations à percevoir ce système de production puissant au travers du prisme de ses concepteurs japonais, j’ai travaillé à identifier les dix dimensions culturelles du Lean.
Peux-tu donner un exemple pour nous aider à mieux comprendre ?
Trois de ces dimensions sont liées au temps, et une d’entre elle concerne comment il est appréhendé.
En Occident nous voyons le temps de manière linéaire, s’écoulant indépendamment de l’homme, du fait de sa nature propre. L’individu se retrouve alors à la merci de ce temps qui passe. Le passé en derrière, le future devant, et pour utiliser au mieux cette ressource limitée, nous mettons en place des stratégies de mesure et de contrôle en tentant d’anticiper. Le succès de domaines tel que l’analyse prédictive en témoigne.
Les Japonais ont en revanche une vision cyclique du temps. Ne connaissant ni début, ni fin, le temps y est composé de perpétuels recommencements, à l’instar des cycles naturels. C’est alors l’homme qui influence le temps par ses choix.
Dans ce contexte, prendre le temps de faire les choses est synonyme d’agir avec discernement, et ce sont davantage des qualités comme l’adaptabilité et la capacité à s’harmoniser avec les événements qui sont valorisées. Cette vision explique également le lien fort au Japon entre le passé et le futur, entre tradition et modernité.
Cette représentation du temps est omniprésente dans la démarche TPS qui confère une place centrale aux routines managériales. Ces dernières rythment le travail et permettent à chacun de se situer en temps réel par rapport aux objectifs.
Elle met également en lumière une notion qui est au cœur du TPS : la continuité. On la retrouve noir sur blanc dans le quatorzième principe de Toyota : devenir une organisation qui apprend à travers le « Hanseï » et le « Kaizen », respectivement la réflexion continue et l’amélioration continue. Et on retrouve également la symbolique des cycles dans les nombreux outils de gestion de la qualité.
Peux-tu nous raconter la genèse du livre ?
Je n’ai jamais vraiment songé à écrire. En réalité je cherchais des livres pour m’aider à décrypter les aspects culturels du Lean mais je n’en ai pas trouvé. Au final, après un long travail de recherche, j’ai développé un modèle qui fit rapidement écho. Il répondait à un besoin réel des praticiens du Lean qui sont souvent amenés à accompagner le changement à travers de nombreux pays.
Ce sont eux qui m’ont ensuite encouragée à écrire un livre pour le mettre à disposition du plus grand nombre. C’est ainsi que j’ai fini par faire le livre que je recherchais…
Qu’as-tu appris de cette aventure littéraire ?
Lorsque je me suis mise à la recherche d’un éditeur, j’ai rapidement constaté au travers des questions qui m’étaient posées que le monde littéraire n’échappait pas aux tendances générales.
Il vaut mieux être connu que produire du contenu… J’avais conscience du grand nombre de manuscrits reçus dans les maisons d’édition, et pour être honnête, j’ai tenté le coup sans trop y croire. Je m’étais même préparée à faire de l’autoédition.
Mais à ma grande surprise, j’ai eu trois retours positifs et j’ai été publiée en quelques mois aux Editions de l’Afnor. Comme quoi… ça ne coûte rien d’essayer !
Ma plus grande source de satisfaction a été d’entendre un manager de Toyota me demander comment j’avais fait pour saisir aussi bien la culture de l’entreprise…
Et maintenant ?
J’ai récemment débuté une nouvelle aventure professionnelle en rejoignant la Chaire en pratiques managériales innovantes de l’ICHEC Brussels Management School en tant que responsable RD&I – recherche, développement et innovation.
Mon travail sur le Lean a mis en lumière le rôle prédominant des systèmes managériaux au-delà des individualités.
Toyota a réussi à créer un système dynamique qui permet de s’auto-évaluer en temps réel et d’innover en continu. L’entreprise n’attend pas une crise majeure pour se lancer dans une transformation à marche forcée. En d’autres mots, le groupe a adopté un modèle plus durable avant l’heure !
La Chaire a pris le parti d’une approche inédite qui soit actionnable pour les organisations. Nous étudions les pratiques managériales émergentes au service de la durabilité et de la soutenabilité. Alors que le management responsable est souvent abordé du point de vue de l’individu ou à l’opposé, de manière plus macro et technique, nous nous appuyons à la fois sur la recherche scientifique et la pratique pour favoriser la transition des organisations.
Et le Japon dans tout ça ?
J’ai transmis ma passion des cultures et du Japon à mes enfants. J’ai depuis longtemps le projet d’y aller, mais il faut du temps pour apprécier le Japon. Alors j’attends d’en avoir suffisamment pour y aller en famille et nous immerger. Peut-être une nouvelle expatriation, qui sait ?
Merci Natacha pour ton regard si éclairé sur le Japon et Toyota, je te souhaite une bonne continuation dans tes recherches.
Le livre de Natacha Jushko-Helou, Voyage au pays du Lean – Décryptage culturel et systémique du Lean Management ! est à découvrir aux Editions Afnor.