Tempura #1 : Le Grand Entretien d’Emil Pacha Valencia, un rédacteur en chef engagé
Emil Pacha Valencia est un passionné. Son engagement se ressent dans chacun de ses gestes, dans son regard, dans la minutie avec laquelle il pense et choisit ses mots. Une mission l’anime : faire de Tempura le magazine de référence sur le Japon, montrer les multiples facettes d’une société fantasmée et souvent mal connue. En pénétrant dans les bureaux de la rédaction, le regard se pose partout. Le rédacteur en chef nous accueille chaleureusement dans ses bureaux. Les anciens numéros siègent sur les étagères, un masque Nô de-ci de-là, encastré entre les livres. À l’image du magazine, on se laisse engloutir par ses récits, son vécu et son enthousiasme. Le tout autour d’un délicieux drip coffee ! Entretien exclusif.
Journal Du Japon : Peux-tu te présenter à nos lecteurs et présenter un peu ton parcours ?
Emil Pacha Valencia : Je m’appelle Emil Pacha Valencia, je suis rédacteur en chef de Tempura et co-fondateur, on est trois. On a créé le magazine à trois parce qu’on est très complémentaires avec Olivier (Cohen de Timary) le directeur de publication et Clémence (Fabre) la directrice artistique. En fait, Tempura est né de cette rencontre. Moi, je viens de l’anthropologie, et très rapidement, dès la première année, j’étais dans un programme spécial d’études est asiatique avec un focus sur le Japon. Je me suis spécialisé sur la société japonaise contemporaine en plus des cours d’anthropologie un peu généraux. Je suis parti en échange au Japon pour étudier la langue et assez rapidement, j’ai fait un Master Recherche. Je suis devenu assistant de Recherche et j’ai travaillé sur le système d’entreprise au Japon et sur les représentations de la masculinité. C’était en 2013, il y a une dizaine d’années. Je suis revenu en France, et j’ai refait des études à Science Po Paris. J’ai enchaîné, j’ai travaillé un peu dans la publicité et la communication. J’ai testé des choses.
J’ai ensuite entamé un doctorat à Tokyo, à Tôdai [NDLR : l’Université de Tokyo 東京大学 Tôkyô Daigaku], que j’ai abandonné rapidement. Ça n’a pas duré très longtemps parce que c’était un peu dur de revenir aux études après avoir travaillé, mais j’avais quand même cette volonté de faire quelque chose avec le Japon. J’avais tellement capitalisé, tellement donné dans un sens à ce pays lors de mon parcours, que j’étais très frustré. En revenant en France, j’en discutais souvent, j’avais envie de garder ce lien avec le Japon mais je ne trouvais pas de média qui corresponde à ce que moi j’aimais du pays. Il y a beaucoup de facettes, évidemment il y a la Pop Culture, il y a le Japon traditionnel, l’histoire. Tout ça c’est des choses qui sont évidemment intéressantes, et qui sont le Japon, je ne le remets absolument pas en cause. Mais il y a d’autres facettes dont on parle beaucoup moins et qui sont plus difficiles à trouver mais qui intéressent quand même les gens.
J’avais cette frustration-là, et en en discutant avec Clémence et Olivier – Olivier avait déjà un magazine – je lui dis : « ça te dirait pas de lancer un magazine sur le Japon, un magazine papier ? » et là il me dit : « bon, t’es un peu fou… Aujourd’hui, la presse c’est compliqué… », je me suis accroché mais c’est quelqu’un d’entrepreneur et il a envie de ça. Donc je lui ai dit « écoute, avec Clémence on en a discuté. On aimerait quelque chose de différent, qui parle du Japon autrement, et en même temps qui soit beau visuellement ». Clémence avait cette volonté aussi de faire un bel objet, un beau magazine. Pour nous, ce n’est pas antinomique de parler de sujets de société, de sujets graves, intéressants, profonds et en même temps que le magazine soit beau visuellement. Finalement c’est assez rare dans la presse papier aujourd’hui. Soit tu as des magazines très très sérieux, mais du coup ils sont sérieux aussi sur la forme, soit tu as des très beaux magazines mais qui vont vraiment s’adresser à des graphistes, à des directeurs artistiques et qui sont difficiles à lire. Nous on voulait les deux. On voulait être exigeants aussi bien sur le fond que sur la forme. Donc on en a parlé autour de nous, on a vu que ça prenait pas mal et c’est là que j’ai fait des voyages au Japon pour rencontrer les journalistes… on a lancé ensuite une campagne de crowdfunding. C’est ce qui nous a lancé sur l’aventure.
Et ça me parait bien réussi, parce qu’on a envie de tous les avoir !
(rires) Merci ! C’était l’idée. Tout de suite, on l’a pensé en collection. On s’est dit il faut qu’il y ait une continuité sur les couvertures, qu’il y ait une identité. C’est là-dessus qu’on a le plus travaillé, sur l’identité éditoriale : Quel ton on va employer ? Comment on va parler du Japon ? Ce qui est très compliqué quand toi tu es français. Tu parles d’un autre pays, il faut une certaine distance, un respect, une empathie. L’idée était de donner la parole plutôt que de parler tout court. Donner la parole aux Japonais, donner la parole aux gens qu’on entend moins, faire appel à des correspondants sur place, privilégier le reportage, l’enquête plutôt que l’analyse. On a beaucoup plus d’enquêtes et de reportages que de portraits. Et en même temps une identité graphique forte et qui se démarque… et avec cette identité qu’on retrouve et qu’on reconnait qui fait qu’on a envie de les collectionner.
Peux-tu nous raconter un peu plus en détail la première rencontre que tu as eue avec le Japon, émotionnellement parlant ?
Alors moi, c’est le hasard… Je suis né à Cuba, je suis d’origine cubaine. Ma mère est cubaine et on avait une petite maison là-bas. Et juste à côté, il y avait une famille de pêcheurs japonais avec le père, la mère et les trois enfants. Après la révolution, le pays a fait appel à beaucoup d’ingénieurs, de talents de l’étranger (mon grand-père était ingénieur), pour reconstruire au début des années 60. Les Cubains voulaient apprendre les techniques de pêche japonaises. Et l’un des enfants de cette famille avait l’âge de mon père, ils ont grandi ensemble. Mon père n’est pas cubain, mais il est de parents étrangers qui sont venus s’installer à Cuba. Il y est né et y a grandi. On est devenu très amis avec cette famille et j’ai dès tout petit été confronté au Japon, à la culture japonaise, aux familles japonaises. Mon cousin s’est marié avec leur fille, ils ont eu un enfant ensemble et sont partis au Japon. C’est devenu des amis très proches. J’ai donc d’abord été confronté à ce Japon-là qui était un Japon rêvé. Mais ensuite j’y suis allé, quand j’avais 15 ans avec mon cousin et là ça a été le premier choc en fait. C’était en 2003…
Et qu’est-ce qui t’a choqué en premier lieu ? C’est difficile de s’en rappeler…
Le premier choc… à mon avis c’est les odeurs et les goûts… C’est marrant mais à chaque fois que j’y retourne, j’ai un rituel. L’une des premières choses que je fais quand j’arrive à l’aéroport, c’est m’acheter une bouteille de thé vert froid Oi Ocha qui est pour moi le goût du Japon. Le goût du thé vert froid, c’est une chose qui émotionnellement me rappelle ma première venue là-bas. Je n’avais jamais goûté ça avant…
En plus en bouteille…
…en plus en bouteille ! Et c’est très astringent, il y a une sorte d’amertume, ce goût frais très végétal et en même temps qui rafraîchit énormément ! C’est l’une des premières choses que j’ai goûtée en arrivant là-bas et j’en garderai toujours ce souvenir ; pour moi c’est le Japon. Et après c’est les odeurs, c’est une atmosphère. Plus que l’aspect visuel ! Et puis évidemment les transports, la propreté, les gens sont très gentils… le premier choc émotionnel pour moi, c’est cette odeur d’ailleurs où là tu te dis : « okay, ce n’est pas chez moi, je suis vraiment à un autre endroit. Et ça c’est ce que je retrouve quand j’atterris à chaque fois. » Peut-être parce que j’ai une très mauvaise mémoire des noms, des dates, etc. Mais j’ai une bonne mémoire sensorielle et visuelle. J’étais arrivé en été, donc c’était vraiment l’odeur de l’été au Japon après la pluie, quand ça sèche, le bruit des grillons… ce genre de sensations et d’émotions que tu ne retrouves pas forcément en France. Après évidemment il y a toutes les autres choses : le train, le métro… (rires).
En arrivant de Paris c’est sûr ! Et quel a été le premier choc culturel qui t’as sorti des stéréotypes ?
J’ai eu la chance quand je suis allé là-bas, de ne pas y aller entre guillemets en touriste. C’est-à-dire que oui je suis allé à Shibuya, Shinjuku, Ikebukuro, mais ça j’y suis allé après coup. J’ai tout de suite passé la porte de l’intime japonais. J’ai été projeté là-dedans parce que j’ai été logé chez mon ami japonais. Il a 70 ans maintenant. C’est un ami de mon cousin à la base, et je suis resté chez lui presque un mois. Il vivait en banlieue de Tokyo dans une vieille maison qui a été détruite maintenant malheureusement, comme beaucoup de choses à Tokyo. Elle avait plus de 100 ans et c’était une maison en bois traditionnelle avec un jardin. Il avait même des singes dans son jardin. C’était un vieux hippie un peu fou et il m’a accueilli chez lui à bras ouverts.
Je suis sorti avec son fils qui a mon âge, Ikuhiro, et ses potes. On a fait la fête, on est allés manger des okonomiyaki ; on est allés au karaoke. J’ai été plongé tout de suite dans un Japon quotidien. Mon premier contact avec le Japon, ça n’a pas été les temples, ça n’a pas été Shibuya et le crossing. Cela a vraiment été juste de se balader, d’aller au supermarché dans le quartier, de sortir boire un verre dans un petit bar à côté. Bon j’avais 15 ans donc on ne buvait pas beaucoup. Tout de suite j’ai vu cet autre Japon, j’ai découvert le Japon des touristes après. Et finalement, c’est ce premier Japon qui m’a intéressé et que j’ai toujours voulu retrouvé, que j’ai toujours recherché. Et peut-être que ce magazine, c’est le résultat de ça. Cette volonté de retrouver ce Japon quotidien, banal on dirait, mais qui moi me touche vraiment… un Japon simple, brut, un Japon des Japonais.
Que dirais-tu à la jeunesse française qui rêve le Japon et fantasme de s’y installer un jour ?
Je lui dirais d’y aller. En fait, le fantasme n’est pas mauvais. Sans fantasme il n’y a pas de relation amoureuse. S’il y a bien un pays avec lequel on a cette relation amoureuse, qui parfois est conflictuelle, c’est le Japon. Si tu ne vas pas voir, tu vas rester dans un rêve éveillé… Y aller c’est se confronter aussi au réel et confronter les deux. Et c’est ça qui fait que tu vas tisser des liens beaucoup plus forts avec le pays. Donc je leur dirais d’y aller, de confronter tout ça, de l’expérimenter. Et après je n’ai pas de recommandations de choses à faire, de quartiers, de choses à voir… en fait chacun a son Japon. Chacun le découvre comme il veut. Ce qui est intéressant avec ce pays c’est que tu peux trouver ce que tu y recherches. Si tu recherches la solitude d’un quartier isolé avec pas beaucoup de monde et des petits restaurants locaux tu peux trouver ça. Si tu recherches le tumulte à Shinjuku, le bruit, les lumières ou Akihabara tu vas les trouver. Tu veux dormir le jour et vivre la nuit, tu peux aussi !
Enfin voilà, le Japon mais Tokyo particulièrement, c’est quand même une ville qui accueille toute sorte de personnalités, de gens. Après c’est compliqué, l’avion c’est compliqué, c’est de plus en plus cher. Ce n’est pas donné à tout le monde mais s’ils le peuvent un jour, d’y aller. C’est ce qui permet aussi de dépasser comme dans une relation amoureuse, le stade de la lune de miel où tout est beau tout est magnifique, et qui peut après arriver à un espèce d’orage où tu as envie de divorcer, de partir et tu en as marre… ensuite il y a deux voies possibles : soit tu restes là-dedans et vraiment tu n’en peux plus et tu quittes, soit tu arrives à une forme d’apaisement et tu prends ce qu’il y a à prendre, ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais tu le mets de côté ou tu l’ignores, tu fais avec.
Ce qu’il ne faut pas oublier aussi c’est que le Japon ce n’est pas notre pays, ce n’est pas notre culture donc il faut y aller avec une forme de respect. Et oui il y a des règles, oui il n’y a pas de poubelles dans la rue mais en fait c’est comme ça. Ce n’est pas à nous d’imposer notre vision qui, on pense, est la bonne. C’est à nous de nous adapter. Après ça ne veut pas dire devenir Japonais. Ça je ne le recommanderais à personne (rires). Ça peut donner lieu à beaucoup de souffrance. Même si on parle la langue, même si on connaît le pays sur le bout des doigts, on ne deviendra jamais Japonais. C’est comme ça. Il faut garder cette distance-là et juste prendre ce qu’il y a à prendre parce qu’il y a beaucoup de belles choses à prendre et à apprendre.
C’est même plus fun une fois que tu as dépassé l’orage…
Évidemment ! Tu as une relation beaucoup plus apaisée. Pour en revenir à ta question, il faut y aller avec l’esprit ouvert, avec ses rêves et ses fantasmes. Mais il ne faut pas que les fantasmes prennent le pas sur la réalité. Il ne faut pas que ça biaise trop ta perception du pays. Il faut y aller avec un esprit nettoyé et juste découvrir.
Quel regard portes-tu aujourd’hui sur la société japonaise actuelle ? Et comment la vois-tu évoluer ?
Je ne suis pas totalement pessimiste. Evidemment il y a un vieillissement de la population, forcément le pays s’appauvrit économiquement. Sur les questions sociales, il y a une forme de retard entre guillemets. Notamment la place des femmes dans la société japonaise. Je pense que les sociétés vieillissantes peuvent être source de créativité. Ça ce n’est pas de moi, c’est dans un article que je viens de corriger pour le dernier numéro. Un article sur la criminalité des personnes âgées au Japon. C’est une sociologue qui parle de ça. Des chercheuses sont en train de développer des centres de co-living, des communautés où les personnes âgées qui ne disposent pas de sécurité sociale, de chômage, qui ont des gros problèmes financiers vivraient en communauté avec des jeunes, et il y a une forme d’entraide qui se crée. Avec des jeunes qui ont par exemple du mal à se loger. Et ces communautés-là reproduisent finalement les familles communautaires d’avant, les anciens systèmes familiaux japonais qui ont quasiment disparu au profit de la famille nucléaire. Ce sont des solutions qui sont apportées. Parce que de toute façon le Japon n’a pas le choix. Je crois à la créativité humaine et au fait qu’on peut, quand on est dos au mur, quand on est confronté à de grandes difficultés, inventer de nouvelles choses, se renouveler, créer.
Je pense que c’est un laboratoire intéressant pour nous. Nous aussi on va vers ce vieillissement de la population. On a de moins en moins d’enfants. C’est juste que le Japon est un peu en avance là-dessus. Je suis assez optimiste, je pense que d’ici 20-30 ans c’est un pays qui va être vraiment intéressant à observer et qui va trouver des solutions assez créatives justement pour remédier à cela. Alors après évidemment il faut qu’ils avancent un petit peu plus vite sur certains sujets, notamment sur l’accueil et le respect du droit du travail des étrangers, pour ce qu’ils appellent les stagiaires techniques asiatiques. Il faut que le rôle des femmes soit revalorisé dans la société aussi. Il y a plein de choses qu’il faut qu’ils mettent en place très rapidement. Mais ils vont être obligés de le faire, donc ils vont le faire. C’est un pays qui peut changer très vite, l’histoire l’a montré quand le pays s’est ouvert. Rien qu’avec la crise du Covid on l’a vu, ils ont réagi lentement, puis dès qu’ils ont réagi, ils ont vacciné à une vitesse phénoménale. Voilà, c’est un pays qui a une capacité d’innovation et de changement très intense, très rapide. Je crois en la jeunesse japonaise. D’ailleurs c’est le thème du numéro 9 qu’on a bouclé il y a deux mois. On a tendance à voir les jeunes comme pessimistes, un peu désabusés, ce qui est vrai. Mais pas que. Et je pense que si on leur fait plus confiance, ils auront cette volonté aussi de changer les choses parce qu’il y a quand même une énergie latente, mais il faut leur donner l’opportunité…
Cette entrevue fleuve s’arrête là pour ce qui concerne le parcours de son créateur, mais celui-ci a encore beaucoup à nous dire sur le magazine. Si vous voulez en savoir plus sur ses coulisses, rendez-vous dans la partie #2 pour la suite et fin de notre interview. Et en attendant vous pouvez déjà vous ruer sur les précommandes du numéro 10, dédié au crime avec Le Grand Entretien de Jake Adelstein, auteur et protagoniste de Tokyo Vice.
Pour aller plus loin :
le site de Tempura Magazine : www.tempuramag.com
Instagram : @tempuramag