Il était une fois Edo – Épisode 4 : La crise shogunale
Si le Japon durant la période d’Edo connaît une paix et un développement culturel sans précédent, il est également confronté à partir du milieu du 18e siècle à de nombreuses difficultés. Tandis que le système hiérarchique de l’époque est resté le même avec les guerriers en tête, la classe des marchands émerge au fil du temps et bouleverse la société. En effet, avec le développement économique dans les différentes villes comme Kyoto ou Osaka, elle s’enrichit de plus en plus. Elle acquiert ainsi dans les faits un pouvoir important grâce à ses revenus, alors même qu’on les désignait comme non nécessaire au tout début d’Edo. Une économie marchande s’installe et les paysans s’affaiblissent de plus en plus face à la hausse des rentes foncières. De nombreuses crises s’installent et les Tokugawa doivent trouver des réponses à celles-ci. Il sera abordé dans cet article l’enrichissement de la classe marchande, les famines du milieu jusqu’à la fin d’Edo, et les différentes réformes mises en place aux 18e et 19e siècles.
L’émergence de la classe marchande
Appauvrissement des uns, enrichissement des autres
Comme nous avons pu le voir dans l’épisode 2, les guerriers se sont progressivement appauvris en raison du système de résidence alternée. Nombreux se sont endettés pour être en mesure d’assurer leur fonction. En effet, leurs revenus dépendent de leurs fiefs et ils ne peuvent pas, à l’instar des nobles en Europe, travailler pour leur propre intérêt. Nombre d’entre eux décident alors d’emprunter aux marchands qui détiennent les richesses du pays. Certains guerriers vendent même leurs sabres, apanage de leur statut, ou encore donnent leurs titres contre de l’argent. Néanmoins, il ne faut pas voir la relation entre les guerriers et les marchands comme une dépendance des uns aux autres. Samouraïs et commerçants sont liés par un intérêt commun. Pour les premiers, c’est d’essayer de maintenir leur rang par ce financement. Et pour les seconds, ces investissements permettaient d’obtenir prestige et protection. Le pouvoir reste donc bien aux mains des guerriers, même si cela nécessite pour maintenir le statu quo d’avoir l’argent des commerçants.
Mais d’où pouvait bien provenir la fortune des marchands ? Bien évidemment, la source de leurs revenus dépend de leurs investissements. On peut citer ici comme secteurs importants l’industrie du textile, les banques ou encore les échanges avec les Chinois ou les Hollandais à Nagasaki. Pour maintenir des profits élevés, les marchands restent attentifs aux évolutions dans leur secteur, et notamment au niveau des lois ou des concurrents pénétrant le marché. La spéculation devient monnaie courante à cette époque. Ils anticipent les variations de prix en fonction par exemple des conditions météorologiques ou des fluctuations d’attractivité d’une zone géographique. Déjà à cette époque, des bulles financières se forment, notamment durant l’ère Genroku (1688-1704). Celles-ci entraînent des crises touchant de nombreux Japonais. Des guildes sont créées autour de secteurs clés comme l’argent ou la soie pour maintenir une forme d’oligopole.
Une bourgeoisie au Japon
La classe marchande s’est établie comme une véritable bourgeoisie dont l’influence est notable dans la société. En effet, les marchands reçoivent de manière générale des enseignements qui les rendent très cultivés, avec des connaissances des traités confucéens par exemple. Ils tendent à s’inspirer du modèle guerrier pour essayer de s’élever socialement. Un marchand n’avait pas nécessairement pour seule activité le commerce mais pouvait avoir plusieurs étiquettes comme astronome ou médecin, entre autres.
Ainsi et alors qu’ils sont au centre de l’économie japonaise, il semble important de rappeler qu’il ne ne sont pas à l’origine de la chute du shogunat. Si la recherche du profit est au cœur de leur préoccupation, nombre de commerçants ont des activités diverses, notamment d’un point de vue intellectuel. Certains vont même jusqu’à écrire sur les bienfaits d’un mode de vie simple. Pour autant, cette cupidité n’est pas méprisée chez les marchands, bien au contraire. Ils sont conscients des évolutions de la société et grâce à leurs fortunes, ils espèrent pouvoir se rapprocher de l’idéal guerrier. Ils soutiennent ainsi le modèle promu par les Tokugawa et veillent également à bien se faire voir du gouvernement. Dans leur apparition publique, ils accordent généralement de l’importance à leurs habits tout en ne se montrant pas trop extravagant. C’est donc grâce à leurs revenus importants qu’ils peuvent espérer s’élever socialement. Si leur volonté de profit est à l’origine de certaines crises, ils n’ont pas pour autant l’ambition d’entraîner la ruine du pays.
Famine et révoltes
L’augmentation des prix, un taux d’imposition important et des années de mauvaises récoltes conduisent à l’appauvrissement de la paysannerie. Tout le Japon connaît des famines de plus ou moins grandes importances, ce qui suscite la colère dans les campagnes. Les « trois grandes famines » ont chacune marquées leur époque. La première survient en 1732 à l’ouest. Elle touche plus de deux millions de personnes. La deuxième a eu lieu entre 1782 et 1787. Les réserves dans les greniers du pays sont insuffisantes et l’éruption du volcan Asama au nord-ouest d’Edo en 1783 aggrave la situation du pays. La dernière des trois survient durant les années Tenpô, entre 1833 et 1839. Une vague de froid survient dans le Japon et amène simultanément une baisse des récoltes et une hausse des prix. Les guerriers de rangs inférieurs ont subi aussi des effets de cette pénurie.
La population pauvre des villes et des campagnes se mobilisent du mieux qu’ils peuvent face à ces crises. En effet de leur côté, les pertes sont importantes et un sentiment de mécontentement général s’installe. De nombreuses personnes dénoncent les pratiques du shogunat, des guerriers et des marchands qui n’auraient rien fait pour les couches populaires. Des révoltes éclatent : on n’en dénombre près de 7 000 au cours de la période d’Edo.
La colère paysanne
Lors de celles-ci, les villageois se mobilisent et s’en prennent aux responsables. Ils inscrivent eux-mêmes le nom des insurgés et définissent collectivement leurs revendications. Armés de pique en bambou, ils se rendent dans les résidences des seigneurs ou encore des bureaux administratifs et cherchent alors à brûler et détruire tout reconnaissance de dette. Ne pouvant lutter bien longtemps, des porte-parole négocient ensuite avec les autorités locales. Un tel geste est considéré comme admirable car cela revient pour ces villageois à mourir en martyr, gimin, pour le bien du village. En effet, un paysan n’a pas le droit de s’adresser à ses seigneurs sans en avoir été préalablement invité. Ainsi, le daimyô ou autres personnes compétentes écoutent leurs diligences avant de les punir à mort. Occasionnellement, certains s’en sont tirés à bon compte avec « juste » une peine d’emprisonnement.
Ces révoltent teintées de violence ne contestent cependant pas l’autorité en place. Les paysans ne voulent en effet pas destituer les Tokugawa ou encore leurs vassaux, mais plutôt à ce que leur voix soit prise en considération. Les revendications formulent leur impossibilité à subvenir à leurs besoins les plus primaires, et pointent ainsi les dérives et faiblesses du système. Mais la rigidité du gouvernement liée au confucianisme empêche une restructuration complète de la société. En lieu et place, le shogunat tente des réformes pour redresser l’état financier du pays.
Les réformes en réponse aux crises
Dès le 18e siècle, le Shôgun Yoshimune Tokugawa (1684-1751) se rend compte rapidement de la nécessité de réagir face à l’affaiblissement des guerriers. On peut découper deux périodes dans la prise de mesures par le bakufu : le « laissez-faire » jusqu’à la fin du 18e siècle et l’austérité entre la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle. C’est à partir des années 1720 que Yoshimune se charge d’essayer de rétablir l’équilibre institutionnel du pays. C’est à lui notamment que l’on doit la formation de guildes marchandes. Il tente de redynamiser l’économie avec l’aide des commerçants et autorise aussi les livres occidentaux sur les sciences. Le shôgun est lui-même intéressé par les connaissances des Hollandais. Mais il limite toujours tout ce qui était en rapport avec le christianisme. Inspiré par le confucianisme, il entend limiter la corruption des marchands et des guerriers. Yoshimune ordonne le défrichage de nouvelles terres agricoles sur les conseils de ses plus proches conseillers. Néanmoins, les réformes prises et appliquées en 1732 sont sans réel effet sur les problèmes liés à la conjoncture économique de l’époque. Elles permettent cependant de rétablir les revenus du shogunat.
C’est pourquoi vers 1770, Tanuma OKITSUGU (1719-1788), seigneur de la province Makinohara est chargé de mener les réformes. Il décide d’ouvrir la production et favoriser l’enrichissement personnel, dans ce qui peut s’apparenter déjà à du libéralisme économique, dans le sens où l’intervention de l’État est limité, mais pas nulle. La production dans les mines se développe grâce aux investissements dans celles-ci. Dans la continuité de mesures de Yoshimune, il fait défricher les terres et ordonne la construction de digues afin de limiter les risques d’inondation. Il met également plus de monnaie en circulation mais cela entraîne une inflation si importante qu’il n’arrive pas à l’endiguer. Si le commerce se développe très bien, Tanuma Okitsugu doit faire face à des critiques de la part des paysans, pour qui la situation ne s’améliore guère. Les conservateurs au sein du shogunat se montrent également méfiants envers sa politique, à cause de son origine plus modeste. Ils l’accusent de se laisser soudoyer par la classe marchande. En 1784, ils font assassiner le fils de Tanuma, affaiblissant sa position dans le gouvernement, et la mort du Shôgun deux ans après le force à démissionner.
Début de l’austérité
Matsudaira SADANOBU (1758-1829) travaille à défaire ce qui a été fait par son prédécesseur. C’est un confucéen convaincu. Il est persuadé que la relance ne peut se faire que par une relance de l’agriculture. Avec ce que l’on nomme les réformes de l’ère Kansei (1789-1801), il fait renvoyer dans les campagnes une partie de la population paysanne ayant trouvée refuge en ville. Les mendiants et délinquants sont envoyés aux travaux forcés. Matsudaira cherche à réaffirmer l’ordre social établi au début d’Edo par Ieyasu Tokugawa et ainsi limiter le désordre de son temps. Il interdit pour cela toute littérature qui inciterait à l’amoralité. Ses réformes imposent le néoconfucianisme comme seule doctrine et les doctrines hétérodoxes doivent arrêter d’exister. Après un certain assouplissement de la fermeture du pays avec Tanuma où les exportations vers la Chine étaient encouragées par exemple, il renforce la politique de sakoku et donc l’isolement du Japon. En parallèle, les marchands sont davantage surveillés. Il rechigne à laisser une quelconque activité commerciale en dehors du contrôle du shogunat. C’est ainsi une véritable politique d’austérité qui se met en place où la frugalité et la maîtrise de soi sont les mots d’ordre. Alors que les effets restent limités aux bénéfices du shôgunat et non du peuple, ses mesures restent la norme pendant plus de 50 ans.
Des réformes insuffisantes
Le début du 19e siècle reste en effet marqué par de nombreuses crises et révoltes. L’agriculture ne suffit pas à subvenir aux besoins de tout le monde et les émeutes gagnent en ampleur, comme à Osaka en 1837. Une insurrection populaire est dirigée par le lettré Heihachirô ÔSHIO (1793-1837) et exprime le mécontentement de la population grâce à un argumentaire issu des logiques confucéennes. Bien que réprimée, elle est vue par le shogunat comme dangereuse. En effet, le raisonnement d’Ôshio a mis en exergue certaines contradictions des pensées de son époque. Pour limiter cela, ils mettent en place les réformes de Tenpô dès 1837. Elles sont menées par le vassal Tadakuni Mizuno (1794-1851). Mais elles restent dans la continuité de Kansei. L’ordre, la discipline et la frugalité sont remises en avant selon l’idée que la décadence est à l’origine des problèmes. Le théâtre kabuki se retrouve ainsi stigmatisé et ses acteurs doivent faire profil bas. Cette volonté de continuité montre une nouvelle fois ses limites et ne produit pas l’effet escompté. En revanche, dans les fiefs, les plus puissants seigneurs arrivent à redresser l’économie dans leur province. Certains comme le fief de Satsuma au sud de Kyushu seront des acteurs majeurs dans la chute du shogunat des Tokugawa en 1868.
La deuxième moitié de l’époque d’Edo est marquée par de nombreuses crises. L’émergence d’une classe marchande de plus en plus importante fragilise la situation en raison d’une hausse de prix. Cela entraîne ainsi des famines puis des révoltes de plus en plus importantes qui fragilisent le pouvoir du shogunat. Face à cela, des réformes sont entreprises mais elles n’ont que peu d’impact sur la classe paysanne. Elles réussissent en effet à renflouer les caisses du gouvernement sans pour autant améliorer la situation dans les campagnes, malgré des efforts inspirés de la logique confucéenne. Cette fragilisation du pouvoir des Tokugawa entraîne une méfiance de plus en plus accrue de la population envers celui-ci. Cet état favorisera la chute du shogunat durant la deuxième moitié d’Edo que l’on présentera dans le dernier épisode.
Sources :
- Article wikipédia japonais sur les réformes de Kansei et les guildes (za).
- CARRÉ Guillaume. La gloire d’un marchand :Enomoto Yazaemon, négociant en sel dans le Japon du xviie siècle. Extrême-Orient Extrême-Occident [Online], 41 | 2017
- MACÉ François et Mieko. Le Japon d’Edo Clermond-Ferrand. Les Belles Lettres. 2017
- SEIICHI Iwao, TEIZÔ Iyanaga, SUSUMU Ishii, SHÔICHIRÔ Yoshida, JUN’ICHIRÔ Fujimura, MICHIO Fujimura, ITSUJI Yoshikawa, TERUKAZU Akiyama, SHÔKICHI Iyanaga, HIDEICHI Matsubara. Comité de Rédaction. « Dictionnaire historique du Japon, volume 19« , 1993. Lettre T. p. 4.
- SOUYRI Pierre-François. Nouvelle histoire du Japon. Paris. Perrin. 2010. 627 p.
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