Ciel changeant de Pascale Senk : haïkus du quotidien… Et si vous en écriviez aussi ?
Pascale Senk, dont Journal du Japon vous a offert un portrait en décembre, écrit depuis plusieurs années de remarquables livres de haïkus pour rendre ce court poème accessible et donner envie à chacun d’écrire les siens ! Elle revient cette année pour le printemps avec un recueil de haïkus au fil de la journée, et c’est très stimulant ! Bonne découverte.
Ciel changeant, haïkus du jour et de la nuit : vivre chaque moment de l’aube à la fin de la nuit
C’est un recueil de haïkus au fil du jour, dans lequel chaque période est introduite par un texte détaillant l’état dans lequel chacun peut se trouver du réveil au cœur de la nuit. Pascale Senk emploie un TU qui est à la fois le lecteur auquel elle s’adresse dans un superbe prologue, et c’est aussi un peu elle-même… car écrivain et lecteur forment un duo, un couple, dans une symbiose parfaite. Un TU amical, réconfortant, doux et attentif.
Elle invite d’abord le futur lecteur à OUBLIER :
« Je dois alors te prévenir : ceci est un recueil de haïkus. Dans la niche poétique, tu as choisi l’enclos le plus petit, un trou de fourmi, une cabane perdue dans la profondeur des bois.
Le territoire le plus étranger à ton éducation, à ta culture, à ton esprit.
L’expérience la plus radicale.
Pour goûter à ces poèmes brefs d’inspiration japonaise, il te faut faire un pas de côté.
Oublier ce que tu as appris de la poésie.
Oublier les sonnets, les alexandrins, les rimes, les métaphores.
Oublier les longues récitations en classe, devant le tableau noir, sur cette estrade où tu te tortillais face à tes camarades amusés. »
Elle explique la brièveté du haïku simplement, efficacement : « Mais, à vrai dire, c’est la source existentielle d’une telle brièveté, celle qui puise dans les racines zen de cette écriture poétique, que je considère comme une bonne raison à retenir : chaque haïku, dans sa forme même, vient nous rappeler que la vie est brève, aussi courte que le souffle qui nous traverse. Aussi éphémère que quelques mots chuchotés dans la nuit. Chaque haïku exprime, dans sa fugacité, le rappel de notre course vitale ».
Le livre de Pascale pourrait être résumé par la citation de Reginald Horace Blyth (celui qui a importé le haïku en occident au début du XXe siècle) : « Le but du haïku est de vivre vingt-quatre heures par jour, c’est-à-dire de mettre du sens dans chaque moment, un sens qui peut être intense ou diffus, mais qui ne cesse jamais. »
Après ce brillant prologue, place aux haïkus. Chaque tranche de la journée est introduite par un texte d’atmosphère, magique ou plus sombre, doux ou dur, lumineux ou gris, invitant à la marche ou à la sieste, dans la rondeur ou la légèreté. Ces textes introductifs sont comme des méditations : comment se sent-on à ce moment-là, quelle activité fait-on, quel regard est le nôtre, quelle émotion nous habite…
D’une marche matinale dans la ville à un pique-nique le midi, jusqu’à la rondeur de l’après-midi ou au sentiment de « journée pour rien » de fin de journée, tout est haïku, les bonnes comme les mauvaises choses. Au crépuscule on se remémore les plus beaux couchers de soleil, au soir l’heure bleue prend une douce densité, l’âme s’y dilate… et au cœur de la nuit logent souvent les insomnies. Jusqu’à l’état de grâce de la fin de nuit !
Quelques haïkus au fil du jour :
À l’aube :
premières lueurs
j’attrape une fraîche envie
de vivre
Petit matin :
matin d’hiver
flottant dans mon bol de thé
le monde
Dans la matinée, même une réunion peut devenir haïku :
en réunion –
des paroles se croisent
sans se rencontrer
Après-midi :
jour de Noël
de la coriandre fraîche
dans ma tisane
La fin de journée peut parfois être compliquée :
métro bondé
un nuage de haine
traverse la rame
Et au crépuscule le COVID vient s’inviter !
devant le bar
prêt à refaire le monde
un cluster
Fin de nuit, fin de rêve :
fin de rêve –
quelques inconnus restent
dans mon lit
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Confinement, aube, chat… rencontre avec Pascale Senk
Journal du Japon : Quand est née l’idée de ce livre ?
Pascale Senk : À la fin de l’été 21, quand j’ai relevé le nombre impressionnant de haïkus que j’avais composés depuis ces deux ans de pandémie ! À un rythme presque quotidien, ils étaient venus en abondance, et j’ai eu envie de les présenter, mais de manière différente des recueils classiques de haïkus. Le mélange prose-haïkus s’est imposé, mais j’ai mis quelques temps à me centrer sur les heures du jour et de la nuit comme fil central. Une fois que j’ai eu cette idée, ainsi que le tutoiement au lecteur, l’écriture des courts chapitres et la sélection des haïkus s’est faite de manière fluide et joyeuse. Fin novembre, je remettais mon manuscrit à mon éditeur.
Est-ce que le confinement a modifié votre regard, votre façon d’écrire ?
Indéniablement. Je savais que la lecture et l’écriture aidaient à vivre, et d’autant plus quand il s’agit de haïkus. Mais la période « enfermée » a intensifié ce rapport poétique au monde, à la vie quotidienne. Notamment quand nous ne pouvions sortir qu’une heure, en marchant autour de l’immeuble… À chaque sortie je regardais avec avidité le monde vivant, les arbres, les squares… et le tour de ma terrasse était devenu vital ! J’avais besoin de constater que la nature, elle, alors que nous étions arrêtés dans notre élan, était toujours en mouvement. L’écriture de haïku m’a aidé à noter et garder en écriture ce qui est vivant et dynamique.
Vous écrivez dans Ciel changeant « Tu es à la fois le lecteur et moi–même ». Pouvez-vous nous expliquer comment vous voyez le rapport écrivain-lecteur ? Duo, complémentarité, symbiose ?
Oui, c’est un « tu » de l’intimité poétique que j’ai employé dans ce texte. Il me semble que donner à lire un haïku, c’est offrir un moment de sa vie à son lecteur. Et même une expérience qui, même brève, raconte l’essentiel de soi. En même temps, comme on est compact et synthétique, on ne dit pas tout. C’est au lecteur alors de « terminer » d’une certaine façon le haïku, en y insérant sa propre compréhension… je pense que c’est donc un duo qui se met en place dans ce partage de haïkus, un duo d’âme à âme, de cœur à cœur…quand le nano-poème vient toucher, évidemment, ce qui n’est pas toujours le cas !
Même si chaque moment de la journée est à découvrir, redécouvrir, apprécier, y en a-t-il un que vous chérissez particulièrement ?
Oui, bien sûr, j’écris la plupart de mes poèmes à l’aube, entre 5h et 7h du matin. C’est un moment de grande conscience et d’espace intérieur que j’adore, si propice à la créativité, aux idées nouvelles, aux audaces insoupçonnées…même si je n’écris pas, je regarde mon chat s’étirer, j’ouvre des livres au hasard, je range et me prépare dans le calme à la journée affairée qui vient.
Est-ce que ça a évolué depuis l’enfance ?
Oui je pense que quand j’étais plus jeune, j’adorais la grasse matinée…
On trouve beaucoup de haïkus « intemporels » mais aussi des haïkus très ancrés dans l’actualité (masques, smartphone, click and collect etc.), Il y a des haïkus sur la beauté du monde, mais également sur sa laideur (l’odeur de pisse dans le métro, le rat qui passe), voire de l’humour covid (cluster). Peut-on tout mettre dans un haïku ?
Oui, je pense que si l’on s’attache à la vérité d’une situation, aux détails qui nous ont frappés, aux sentiments qui naissent en nous, on peut tout dire dans un haïku : la vie prosaïque, les « ratés » du quotidien…les maîtres classiques du haïku japonais nous ont montré la voie : combien évoquent leurs jets d’urine, leurs beuveries, les petits travers de l’humanité… Il y a même un « genre » de haïkus pour cela : « les senryus ». Dans mon livre, il y en a forcément. Le haïku ne cherche pas seulement la beauté d’une situation ou d’un micro-événement, mais sa vérité.
Par certains aspects, votre livre pourrait être considéré comme un livre de développement personnel… apprendre à ouvrir les yeux, prendre le temps, écrire ses impressions, ses sensations pour mieux les accepter ?
Ce n’était pas mon intention de départ. Ce recueil-ci, contrairement à mes précédents essais sur le haïku, est vraiment une promenade poétique. Mais il est possible qu’en parlant au lecteur au TU je l’entraine avec moi sur cette route d’écriture et de conscience plus acérée. J’en suis heureuse : si, ayant écrit ce texte, je suscite des envies de poésie, j’aurais gagné mon pari…
Votre livre donne terriblement envie d’écrire soi-même des haïkus. Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à ceux qui veulent se lancer mais ont un peu peur de la page blanche ?
Dans mes ateliers et mes diverses interventions, je ne cesse de le répéter : pour écrire des haïkus, il faut d’abord en lire ! Beaucoup ! Et repérer ceux qui nous touchent ! Des anciens, classiques japonais en anthologies, mais aussi des contemporains, des haïkus d’enfants, des haïkus sur Internet dans des groupes dédiés, des recueils de haïkistes contemporains… Il y en a tant de talentueux ! Il y a aussi malheureusement beaucoup de « faux » haikus (phrases de sagesses ou autres…). Lire les classiques permet de s’imprégner de l’esprit et de la philosophie du haïku, qui dépasse bien le simple comptage des syllabes sur 3 lignes.
Ensuite il faut toujours avoir un carnet et un crayon sur soi et… Ouvrir les yeux, noter ces infimes transformations du jour, ces moments « ah aha » qui font tilt et nous inspirent un petit poème…ensuite seulement, en composer un haïku.
Enfin, je crois que rien ne vaut, comme au Japon, l’écriture de poésie en groupe : « kukaïs », ateliers d’écriture… Car c’est ensemble qu’on apprend à ciseler cette écriture ramassée.
Le chat est souvent présent dans le livre, pourquoi semble-t-il être la parfaite incarnation du haïku ?
Il est un parfait objet de contemplation pour cette poésie. À la fois alangui de lenteur, il peut tout à coup, dans un geste instantané, tenter d’attraper une mouche ou sursauter à la moindre pluie. Il est un objet d’émerveillement, de jeu, d’amitié… Et cependant incarne aussi la capacité de solitude, de méditation du poète. Dans notre podcast « 17 syllabes » consacré à la poésie haïku, nous avons produit un épisode entier sur ce lien entre chats et « haijin » (celui qui écrit des haïkus).
C’est une histoire d’amour et de projection, une fascination récurrente, que l’on trouve déjà chez les maîtres classiques Issa, Santoka, Hosaî… et que les contemporains perpétuent. Vivre auprès d’un chat est une source inépuisable d’inspiration haïku. Le mien pourra vous le confirmer !
Journal du Japon remercie Pascale Senk pour sa gentillesse et sa disponibilité. N’hésitez pas, plongez dans ce beau recueil et apprenez à apprécier chaque moment de la journée… et peut-être même à le coucher sur le papier !
Merci pour ce bel article et cet interview fort intéressant ! Bravo à Pascale Senk pour son ouvrage que j’ai beaucoup apprécié et pour tout le travail effectué autour de la diffusion du haïku !