[INTERVIEW] La lettre et l’onomatopée : les métiers méconnus de lettreur et graphiste manga
Si tout le monde sait, en tout cas parmi vous chers lecteurs de Journal du Japon, ce qu’est un ou une mangaka, vous avez aussi quelques notions du métier d’éditeur et de traducteur à travers nos récurrentes interviews sur le sujet. Mais il reste encore pas mal de métiers méconnus dans la chaîne du manga. Pour y remédier, nous sommes partis à la rencontre de trois acteurs du milieu, graphistes, maquettistes et/ou lettreur au sein de la société Blackstudio, un spécialiste reconnu dans le monde de l’édition manga.
Sans plus attendre, voici donc Catherine Bouvier, Tom Bertrand et Martin Berberian, qui nous emmène à la découverte de leur(s) métier(s) aux multiples facettes !
Lettreur, graphiste, maquettiste : les présentations
Voici trois métiers qui se croisent beaucoup, comme nous le verrons plus tard… Donc avant de commencer il n’est pas inutile de reposer quelques définitions :
En bande dessinée, le lettreur est la personne qui écrit les textes dans les phylactères, et parfois dessine les onomatopées ou le logo d’une série.
Un graphiste conçoit des solutions de communication visuelle. Il travaille sur le sens des messages à l’aide des formes graphiques qu’il utilise sur tout type de supports. Ses connaissances reposent sur la typographie, l’usage des signes et des images, l’art de la mise en page. Le graphiste peut s’exprimer dans le domaine de l’imprimé (édition, affichage), de l’interactivité (web, multimédia), de l’illustration ou de l’animation (motion design).
Le graphisme comporte d’autres métiers spécialisés comme l’infographiste, spécialisé dans la création d’images numériques et le maquettiste qui est un graphiste spécialisé dans la mise en page, sur ordinateur (tablette graphique), des titres, textes et illustrations.
Voilà pour l’instant wikipédia, rentrons maintenant dans le cœur du sujet avec les présentations de nos trois intervenants…
Journal du Japon : Bonjour et merci pour votre temps. Premièrement, pour faire connaissance, est-ce que vous pourriez nous expliquer quel(s) métier(s) vous occupez entre lettreur, graphiste, maquettiste et sur quel manga vous avez déjà travaillé ?
Tom Bertrand : Bonjour, je m’appelle Tom « spAde » Bertrand, et je suis graphiste. Peut-être que dans un premier temps on peut préciser ces termes. J’exerce le métier de graphiste, qui comprend nombre de missions et de fonctions différentes, aussi bien du lettrage, du maquettage, que de la création de logo. La maquette intervient à la fois sur le lettrage (pour structurer le livre) que pour la réalisation de la jaquette et de la couverture.
Je travaille régulièrement avec les éditions Akata, Mangetsu, Pika et ChattoChatto, pour lesquelles j’ai réalisé, entre autre, les couvertures de Kanon au bout du monde, la collection Junji Ito, The Fable ou encore Dragon Metropolis. Dernièrement, j’ai également fait les lettrages de Sans préambule, Coq de Baston (à paraître en mai) ou encore Analog Drop.
Martin Berberian : Bonjour ! Je suis Martin Berberian, co-fondateur de Blackstudio. Je suis graphiste et lettreur. Pour moi, être lettreur de manga réunit ces trois compétences : graphiste, maquettiste et une part de dessinateur. Depuis environ 12 ans de métier, j’ai travaillé sur beaucoup de mangas : Les œuvres de JP Nishi, LDK, 7 Shakespeare, Born to be on air !, Candy & Cigarette, AoAshi ou encore les œuvres de Junji Ito chez Mangetsu.
Catherine Bouvier : Bonjour, je suis Catherine Bouvier. J’ai intégré le Blackstudio il y a environ 7 ans grâce à un ami que nous avions en commun avec Martin. J’ai déjà travaillé pour les éditions PIKA et nobi nobi ! (groupe Hachette), les éditions AKATA, mais aussi Glénat Manga et Delcourt /Tonkam… Voici quelques uns des titres auxquels j’ai participé : Solitude d’un autre genre, un Pigeon à Paris, La malédiction de LOKI, Les chaventures de Tai et Mamie Sue… Je confirme évidemment ce qu’on dit Martin et Spade, le lettrage d’un titre nécessite effectivement les 3 compétences évoquées ci-dessus, en plus d’un bon coup de crayon.
Dites-nous en également un peu plus sur votre parcours / études, et sur vos motivations à choisir ces métiers là…
T.B. : J’ai toujours été attiré par les arts graphiques que je pratique depuis tout petit. J’ai baigné dans la culture manga/animation, et j’ai longtemps fonctionné de manière autodidacte (dessin, peinture, logiciel informatique etc.) avant de professionnaliser mes compétences en entrant dans une école de graphisme, l’Atelier d’Arts Appliqués à Angers. Mes études étaient composées d’une année préparatoire en arts appliqués puis d’un BTS Design graphique, Communication et médias imprimés.
M.B. : Je fais partie de la génération Club Dorothée. Ma passion pour les mangas vient de là et m’a accompagné depuis toujours. J’ai suivi une formation Arts Appliqués, puis de graphiste, et j’ai travaillé dans une entreprise de pub & promos, loin du milieu de la japanim qui se développait en France. Un ami m’a alors fait découvrir son métier de lettreur et j’ai tout de suite accroché. Je réalise maintenant que je voulais travailler sur le manga « papier » plus que sur les univers graphiques développés autour (logo, affiche, jaquette…), malgré ma formation.
C.B. : Comme Martin, j’ai grandi avec le Club Dorothée et les dessins animés de la 5. Assez naturellement, j’ai commencé à dessiner en essayant de reproduire les personnages de mes dessins animés préférés. Ma passion du dessin est restée longtemps une activité autodidacte de loisirs, et je me suis engagée plutôt dans des études scientifiques. Mais après 10 ans d’exercice de la profession vétérinaire, j’ai finalement décidé de me reconvertir, et j’ai fait une formation certifiante d’un an à l’Ecole Supérieure d’Arts Graphiques Jean Trubert à Paris, spécialisée dans le domaine de l’illustration et de la bande-dessinée.
L’art de la lettre…
Sur le métier de lettreur : c’est quoi un lettrage réussi ? Juste sa lisibilité avec une bonne police ?
T.B. : J’aurai tendance à dire qu’un lettrage réussi, c’est un lettrage qui passe inaperçu. S’il se remarque, c’est souvent parce qu’il jure avec la composition globale des planches. Un bon lettrage c’est surtout respecter les blancs tournants dans les bulles, l’harmonie des tailles de police sur une même page, un choix judicieux de police en fonction de l’œuvre, et également respecter le matériau de base, se rapprocher du rendu d’origine. Pour moi, les composantes essentielles sont, d’une part, savoir composer et structurer de manière harmonieuse et d’autre part, maîtriser la Typographie.
M.B. : Trop souvent, je vois des lettrages qui ressemblent à du « remplissage » de bulle, où le texte est bourré dans le phylactère, peu importe les césures, le sens des mots ou des phrases. Or un bon lettreur travaillera chaque bulle pour agencer le texte au mieux et garantir le confort et la fluidité de lecture maximum.
Chaque. Bulle.
C.B. : Oui, un bon lettrage, c’est beaucoup de choses en même temps : le respect de l’œuvre originale, une lisibilité et un confort de lecture optimisés, la mise en valeur des particularités d’un personnages ou d’un moment fort de l’histoire par tel ou tel choix de police de caractère ou de style de paragraphe, par une composition réfléchie de l’onomatopée en français… Tous ces intentions, mises bout à bout, finissent pas donner pour chaque nouveau titre un résultat personnalisé et qui se doit d’être agréable à lire.
D’ailleurs au niveau de la police, la taille, c’est vous qui choisissez ou c’est l’éditeur ?
T.B. : Ça dépend. Certains éditeurs ont une charte graphique précise (choix typo, taille de police), d’autres laissent plus de liberté aux lettreurs, en accord avec l’éditeur, évidemment.
M.B. : La charte typographique est rassurante, car personne n’a de question à se poser et cela améliore la rapidité de la production. Le choix typographique demande toujours de la recherche et de la réflexion en amont, et éventuellement des questions et des retours avec l’éditeur avant de trouver la bonne. Cependant, j’ai tendance à préférer cette option, car toutes les typos ne correspondent pas à tous les styles de mangas. Si on veut être fidèle à l’œuvre et à son récit, une police adaptée améliorera l’expérience du lecteur. Et cela me permet de sortir des typos habituelles que l’on voit dans de nombreuses productions « blockbuster ».
C.B. : Rien à ajouter, tout est dit ^^.
Onomatopée, logo et maquette : rôles, créations et challenges du graphiste
Sur le métier de maquettiste et de graphiste : j’avoue que j’ai un peu de mal à imaginer une frontière nette entre ces deux postes, qui s’occupe de quelle tâche sur un manga ?
T.B. : Dans ma pratique, il n’y a pas vraiment de frontières entre graphiste et maquettiste. La maquette c’est la mise en forme des fichiers pour obtenir le livre, que ce soit la jaquette, ou le lettrage. En fait, le maquettage est une des missions du graphiste, parmi le lettrage, la création du logo etc. Ainsi, le lettreur réalise la maquette intérieure du manga, puis s’occupe du lettrage, tandis que le maquettiste de couverture réalise le logo-titre et la maquette de la jaquette/couverture. Les deux sont graphistes.
M.B. : Pour moi, il y a trois étapes essentielles au lettrage complet d’un manga : réaliser les onomatopées sous-titrées et faire les retouches sur les décors quand il y en a besoin, monter la maquette, et faire le lettrage. Un graphiste accompli avec des notions de dessin peut tout faire. Un maquettiste ne s’occupera probablement que de la maquette et du lettrage
C.B. : Définition d’un graphiste : « personne spécialiste des arts graphiques dont la profession est de mettre sur pied des supports de communication visuelle ; Le graphiste maîtrise principalement 3 domaines : typographie, usage des images et mise en page ». Quand on fait un lettrage, ou quand on conçoit une jaquette de couverture pour un manga, c’est la même personne qui utilise en même temps les trois compétences citées dans cette définition. Il n’y a pas vraiment 2 postes différents, il y a juste des compétences complémentaires. Bref, le graphiste utilise une palette de compétences multiples, parmi lesquelles, notamment, la conception de maquette.
J’ai un vieux souvenir, un ancien témoignage de graphiste, lors d’une visite chez un éditeur. Il me disait, un peu tristement, que la marge de création est quasi inexistante dans son travail car on reprend le travail des japonais mais tout est très normé, très contraint. Qu’en pensez-vous et comment vous faites pour vous exprimer artistiquement dans votre métier ?
T.B. : Il y a forcément une part de fidélité à l’œuvre japonaise, mais je trouve pour ma part, qu’il y a différentes manières d’exprimer sa créativité dans notre métier : dans l’élaboration du logo-titre, par exemple, lorsqu’il s’agit de retravailler la couverture (quand les fichiers sont trop anciens), comme sur Poison Quotidien chez Akata, ou lorsqu’on doit penser une direction artistique comme sur la collection Junji Ito, chez Mangetsu. Le choix typographique, lorsqu’il est à la discrétion du graphiste, est aussi une manière d’apporter sa touche personnelle, ainsi bien sûr que le travail sur les onomatopées.
M.B. : En fait, cela dépend totalement de la série sur laquelle vous allez travailler. Sur des séries « blockbusters » internationales, la marge de créativité sera très fine, car tout sera déjà normé par l’éditeur japonais. Mais si on vous confie des séries plus officieuses, avec un logo en japonais par exemple, la création prend tout son sens. Chez Akata, j’ai fait le logo et les jaquettes de Saltiness à partir de rien, car les versions japonaises étaient trop « perchées » pour être exploitables en France. Avec l’éditeur, nous avons cherché plusieurs solutions pour finalement récupérer un dessin de plain-pied du héros dans une planche de manga de chaque volume, afin de le coloriser pour le mettre en couverture.
C.B. : J’ajouterai qu’il n’y pas que des mangas japonais qui sont publiés en France, certains éditeurs soutiennent aussi parfois, même si c’est minoritaire, la création de mangas dits « français ». Un grand merci à eux de favoriser ainsi la création bédéistique française ! A l’occasion d’un lettrage de ce type qui m’avait été confié, j’ai été amenée à créer les onomatopées entièrement, l’auteur original n’ayant pas eu le temps de s’en occuper avant que je commence le lettrage.
Et puis, si vraiment le petit plus créatif nous manque pendant la journée de travail, rien ne nous empêche d’aller exprimer notre élan créatif dans des projets personnels que nous pouvons développer en parallèle ^^.
Autre vaste sujet, les onomatopées : comment les gère-t-on ?
T.B. : Il y a deux cas de figures : le sous-titrage ou l’adaptation.
Dans le premier cas, le but est de placer judicieusement l’onomatopée française à côté de celle d’origine afin qu’elle ne soit pas invasive (pour ne pas surcharger la page, qu’elle ne camoufle pas un détail de la case). Lorsque c’est une adaptation, l’onomatopée française vient remplacer celle d’origine. Ainsi, il faut d’abord effacer l’onomatopée japonaise, ce qui nécessite parfois de faire de la reconstitution d’image.
Dans les deux cas, il faut réaliser une onomatopée avec des caractères occidentaux, et qui ressemble à l’esthétique de l’onomatopée VO (aspérités, gestuelle, épaisseur, forme etc.).
Pour ma part, j’ai tendance à les dessiner à la main sur tablette graphique ou au pinceau.
M.B. : La question de la gestion des onomatopées revient à la politique éditoriale de l’éditeur. Nous devons remplir la mission qu’il nous confie. Depuis presque 20 ans maintenant, il est admis que l’onomatopée japonaise fait partie intégrante du dessin et doit être conservée si l’on tient à la fidélité de l’œuvre. Cependant, tout est une question de diffusion du livre : si l’éditeur pense qu’il peut sortir de la sphère « manga » pour toucher d’autres lecteurs francophones moins client d’ordinaire, le choix du remplacement total des onomatopées peut être envisagé. Heureusement, cela arrive de moins en moins, car le coût de production est bien plus élevé et le résultat n’est pas forcément mieux accueilli par le public maintenant. De nombreux mangakas cultes sont désormais réédités dans le sens de lecture japonaise, avec les onomatopées d’origines (Otomo, Taniguchi, Sakaguchi, etc.). Le public évolue !
YOKOZUKA QUARTET © Suzuhito Yasuda / KODANSHA Ltd.
Martin BERBERIAN : Le sous-titrage des onomatopées de ces mangas est le plus souvent créé à partir
de polices typographiques déjà existantes, dans Photoshop. Je retravaille ensuite
chacune des onomatopées françaises pour qu’elles soient le plus fidèles possible
à l’œuvre (dispositions des lettres, contours, trames, perspectives, effets de
dessin grâce à une tablette graphique, etc.).
C.B. : En fait, c’est vraiment très variable d’un éditeur à l’autre. Certains préfèrent qu’on retouche entièrement toutes les onomatopées japonaises, d’autres nous demandent de tout sous-titrer systématiquement, d’autres encore vont demander un mix retouche/ sous-titrage sur l’ensemble du titre, soit en contrôlant eux-mêmes quelles onomatopées retoucher et /ou sous-titrer, soit en laissant ce choix au lettreur en charge du livre. Nous devons nous adapter à chaque demande particulière, donc c’est difficile de répondre succinctement à une telle question ^^.
Est-ce qu’il vous arrive de travailler ensemble avec les traducteurs et à quelles occasions ?
T.B. : Dans mon cas, assez peu. Je reçois la traduction ainsi que le manga japonais indexé (numérotage des bulles et onomatopées, en lien avec la traduction) avant de me mettre au lettrage. Malgré tout, les traducteurs sont accessibles et il m’arrive parfois de les contacter lorsque j’ai des questions. Le BLACK studio étant pluridisciplinaire (traducteurs, graphistes), il n’est pas rare que nous échangions entre nous lorsque l’on travaille sur un même titre.
M.B. : Ayant fondé le Blackstudio avec Anaïs Koechlin, traductrice, j’ai travaillé toute ma carrière à l’écoute des traducteurs. Elle et moi partageons en permanence nos besoins, nos astuces et nous avons même fini par développer des stratégies de production en commun. Il m’arrive de discuter de la traduction d’une phrase, et elle me donne des retours sur des aspects du lettrage. Tous les Junji Ito sont produits ainsi.
C.B. : Oui, il y a parfois dans notre travail de lettrage des moments où on a un petit doute : « Hum, ce mot- là est quand-même drôlement long ! Si je veux le faire rentrer dans cette mini-bulle, il va falloir que je fasse au moins 2-3 césures dans le même mot, zut !». Ce n’est qu’un exemple parmi d’autre, mais qui illustre bien l’intérêt qu’on peut trouver à pouvoir discuter facilement avec le/la traducteur/trice pour savoir si, éventuellement, une traduction un peu différente pourrait être trouvée à sens égal, pour fluidifier visuellement le lettrage. Cette discussion peut se faire soit en direct, quand on dispose déjà du contact du traducteur, ou bien passer par l’intermédiaire de l’équipe éditoriale. Bien sûr, il ne faut pas non plus harceler les traducteurs avec 10 questions par jour.
Moment anecdote : La couv ou la planche dont vous êtes le plus fier, et celle qui a été le plus gros cauchemar de votre carrière ?
T.B. : Le logo dont je suis le plus fier est certainement Chiruran, chez Mangetsu, qui m’a valu de nombreux compliments, tant en France que des ayants droits japonais.
Concernant mon plus gros cauchemar, je dirais sans hésiter le lettrage de Bathtub Brothers chez Akata. Le manga est excellent, mais les planches fourmillent de dizaines d’onomatopées. J’ai passé un temps fou dessus !
D’ailleurs, si on est dans un moment anecdote, j’aimerais dire que j’ai été très touché, justement, en faisant le lettrage de Bathtub Brothers. J’ai constaté, par hasard, que l’auteur avait intégré dans le tome 4, la couverture française de La Métamorphose, que j’avais entièrement réinterprété.
M.B. : Je n’ai réalisé que le logo et les jaquettes de Saltiness, mais j’en suis très fier. C’était très créatif et amusant.
Au niveau du lettrage, je suis également très content de mon travail sur l’œuvre de JP Nishi, qui m’a valu de me rapprocher un peu du mangaka. Il aime mon travail et tient à ce que je continue de travailler sur ses adaptations françaises.
Mais là où j’en ai bavé, c’est sur les deux volumes de Quenotte et le monde fantastique, chez Casterman, avec des onomatopées totalement remplacées. La série est incroyablement créative, mais le travail de retouche était titanesque. 290 pages par volume, en couleur, réalisé principalement sur Photoshop. Étant donné qu’il s’agissait d’une création numérique, on aurait pu espérer des planches avec des calques, sans avoir à « nettoyer » les onomatopées japonaises, or, l’éditeur n’a pu nous fournir que des planches « aplaties », ce qui était terriblement chronophage et frustrant.
C.B. : Je vais citer le même titre pour les 2 questions : Solitude d’un autre genre dans la collection PIKA Graphic. C’était un titre très compliqué à gérer, et très chronophage aussi, pour plusieurs raisons : il fallait traiter toutes les pages en bichromie rose et noir (à la différence des mangas noir et blancs habituels), ce qui a nécessité beaucoup d’ajustements concernant la conception de la maquette, et plusieurs aller-retour chez l’imprimeur pour faire des tests couleur. Ensuite, il fallait flipper toutes les pages pour passer ce titre en sens de lecture français, ce qui impliquait de fait une retouche complète de toutes les onomatopées. Enfin, ces dernières étaient dessinées entièrement à la main par l’auteure originale Kabi Nagata, et il fallait absolument conserver cet aspect « fait main » lors des retouches en français. Ce titre ne faisait que 144 pages, mais le ressenti final était comparable à un tome de 300 pages .
Par contre, j’étais très fière du résultat final, et j’ai reçu des compliments de la part de l’éditeur français, ce qui est toujours appréciable.
Vis ma vie de…
On ne connaît pas trop ces métiers et encore moins leur réalité… C’est quoi une journée ou une semaine type… s’il y en a ?!
T.B. : Les journées se ressemblent pas mal. Je passe beaucoup de temps devant l’ordinateur pour les lettrages. Ce qui me sort de cette routine c’est essentiellement le travail de documentation. Il m’arrive de prendre du temps pour feuilleter des mangas (sur lesquels j’ai déjà travaillé ou non), ainsi que pour faire des recherches. J’essaie de me documenter sur le sujet du manga que je vais traiter pour savoir quelle typographie utiliser, ou comment construire un logo. Il y a aussi parfois des réunions, discussion avec les éditeurs.
Mais le gros de ma journée, et donc de ma semaine, je le passe sur mon ordinateur à travailler, tout en essayant de ne pas dépasser certains horaires.
M.B. : Oui, nos séances de travail se ressemblent, devant l’ordi. J’essaye de faire du 9h30-18h30 avec 1h de pause pour manger, mais bien souvent il m’arrive de terminer des boulots le soir. Pendant un temps, je me levais aussi plus tôt pour travailler de 6h à 8h le matin, en plus de la journée classique. J’essaye aussi de ne pas travailler le week-end mais ce n’est pas toujours possible…
Bien sûr, en tant que freelance, on peut travailler à n’importe quelles heures, tant qu’on fait bien son travail en temps et en heure, mais, avec l’habitude, j’ai réalisé qu’il est plus pratique de travailler sur les mêmes horaires que « les autres », car ça facilite les échanges. Et on ne pourra pas non plus bien se reposer un jour de semaine, car on a toujours le réflexe de regarder ses mails ou de garder à l’esprit qu’on peut nous joindre. Mais travailler quand « les autres » dorment, c’est aussi plus pratique car il y a moins de distractions et on est souvent plus efficace.
C.B. : C’est un métier assez solitaire, toute seule toute la journée (ou la nuit) face à son écran d’ordinateur. Heureusement, on garde le contact entre les membres du studio, grâce à des outils numériques qui nous permettent de discuter entre nous si on a besoin, ou de coordonner nos plannings respectifs. On se fait même des petites soirées-jeux de temps en temps. Et le point vraiment positif pour moi, c’est de pouvoir adapter mes horaires de travail en fonction des besoins de ma petite famille. J’apprécie beaucoup la liberté qu’on a de ce point de vue là !
Parmi tous ces métiers et toutes ces tâches qu’est-ce que vous préférez faire, et pourquoi ?
T.B. : Les couvertures et les logos ! Justement pour l’aspect créatif, et parce que cela change un peu du caractère parfois répétitif du lettrage.
M.B. : J’aime les trois aspects du lettrage (maquette, onomatopées, lettrage) et je m’éclate à faire les trois. C’est vrai que ça peut devenir répétitif, mais une fois le travail achevé, je suis toujours content d’avoir fini un volume.
C.B. : Je n’ai pas de préférence marquée pour un aspect ou un autre du travail de lettreur. Par contre, avec le temps, j’apprécie de plus en plus quand un lettrage se déroule sans accroc. J’aime aussi explorer quand c’est possible des lettrages dans d’autres genres que le manga (BD franco-belge, roman graphique…), et même me confronter (encore un peu timidement) à d’autres aspects de la création de BD en général, comme par exemple la colorisation de planches ou d’illustrations.
A l’inverse (ou non) qu’est-ce qui est le plus difficile au sein de toutes ces tâches ?
T.B. : Je trouve que le plus fastidieux, c’est d’effacer les onomatopées. Je rêve qu’un jour les japonais nous envoient des fichiers avec des calques séparés pour les onomatopées !
Petite vidéo pour montrer le travail d'adaptation des onomatopées sur "Mitochon Armageddon" publié chez @AKATAmanga. Réalisation au lavis puis mise en place et retouches numériques. pic.twitter.com/E9OZa1tMUM
— spAde_graphisme (@spAde_dessineux) February 8, 2022
M.B. : J’approuve ! En plus, quand ça m’arrive, je trouve ça frustrant, car les onomatopées n’ont plus forcément à être retirées.
C.B. : Le copier-coller du texte de la traduction dans les bulles, bulle par bulle sur 190 pages, c’est très répétitif et ça finit par être un peu lassant au bout de plusieurs années ! Ah, et retoucher des trames en dégradé aussi. Ca peut-être très très long parfois !!!
Il parait qu’en France l’argent c’est tabou (pas que en France sans doute), mais disons… est-ce que vous arrivez à gagner correctement votre vie sans faire douze heures par jour au moins… Où est-ce que vous êtes payé en passion vous aussi ? ^^
T.B. : Arès plus de trois ans dans le domaine, je peux dire aujourd’hui que j’ai des revenus satisfaisants. Malgré tout, il faut y investir beaucoup de son temps.
La réalité du freelance, c’est aussi que les revenus sont fluctuants, notamment au lancement de son activité. À la différence des salariés, qui bénéficient d’une certaine stabilité, chaque mois. En freelance, cela nécessite de savoir bien gérer sa comptabilité et de collaborer avec plusieurs éditeurs.
M.B. : Ce métier est une passion, mais je n’ai jamais envisagé de ne pas être payé comme je l’estimais. Bien entendu, les démarrages sont difficiles et cela prend quelques années avant d’avoir suffisamment de clients pour en vivre normalement. Mais si je travaille trop maintenant, c’est que j’ai accepté beaucoup de commandes, par passion. Ce qui est essentiel, c’est d’arriver à estimer la qualité de son travail et de s’adresser aux éditeurs qui peuvent se la payer.
C.B. : Mes premières années dans le lettrage ont été compliquées, car il s’agissait d’une reconversion professionnelle. J’abandonnais un salariat en CDI dans une profession rémunératrice, tout ça pour devenir freelance dans un domaine professionnel que beaucoup jugeait bien plus risqué et moins bien payé. On m’a souvent dit soit que j’étais un peu folle, soit que j’étais très courageuse. Au début, j’ai cumulé les 2 activités. Je continuais à faire des gardes de nuit et de WE dans une clinique vétérinaire, car mon activité freelance n’était pas suffisante pour me permettre de payer mon loyer. Et puis, le rapport de force s’est inversé au fil du temps, et j’ai pu arrêter toute activité liée à mon ancien métier au bout de 5 ans environ. Aujourd’hui, tous mes revenus proviennent du lettrage et je les trouve personnellement corrects, même si j’ai encore un peu tendance à me surmener parfois.
Pour finir, quel(s) conseil(s) à celles ou ceux qui auraient envie de se lancer sur ce type de carrière ?
T.B. : Ça reste un métier exigeant, et le conseil que je peux donner c’est d’être bien organisé et rigoureux. Tant au niveau du planning entre les différents éditeurs, et pour soi-même, qu’au niveau de l’administratif et de la comptabilité. Ça nécessite de trouver son rythme, tout en sachant se laisser du temps libre.
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M.B. : En plus de cela, il faut avoir un certain talent pour le dessin, car la retouche est constante dans ce métier, et il vaut mieux être à l’aise avec cela. Il faut aussi se nourrir de culture BD, notamment franco-belge (puisqu’on lettre pour un public français) afin de créer des onomatopées intéressantes.
Il faut aussi ne pas vous laisser faire dans la négociation des tarifs. La demande en lettrage n’a jamais été aussi haute que maintenant, due à l’explosion du manga en France ces derniers mois, et pourtant les tarifs ont tendance à diminuer. Il faut saisir cette chance et négocier des tarifs qui mettent en valeur votre travail !
C.B. : La partie commerciale et comptable de ce métier, c’est ce qui m’a posé le plus de difficultés au début (et encore maintenant d’ailleurs) : réussir à « vendre » son travail auprès des éditeurs à un tarif convenable, étoffer sa clientèle et maintenir un bon relationnel au fils du temps, développer son activité, surveiller l’efficacité et la rentabilité de son travail pour conserver un équilibre satisfaisant entre le temps personnel et le temps professionnel… On n’envisage pas toujours tous ses aspects au moment de démarrer son activité. N’hésitez pas à suivre des formations en comptabilité au démarrage de votre activité, pour apprendre les bases : comment rédiger un devis/une facture en règle, comment tenir son livre des comptes, faire son bilan comptable à la fin de l’année, remplir sa déclaration d’impôts correctement en fonction de son statut, faire ses déclarations à l’URSSAF… Ce n’est pas le côté le plus fun du métier, mais ça reste hyper important d’un point de vue pratico-pratique ^^.
Merci pour toutes ces informations et bon courage pour la suite !
Vous pouvez retrouver toutes les informations sur la société Black Studio et ses membres via leur site internet ou sur les réseaux sociaux, Twitter ou Facebook, ou encore suivre Spade sur Twitter et enfin faire plus ample connaissance avec le travail de traduction du studio grâce à notre interview de 2017 de l’équipe :
Paroles de Trad’ : Black Studio, la traduction en tous genres !
Remerciements à toute l’équipe de Black Studio, Thomas, Martin et Claire, pour leur temps et leurs réponses.