Esthètes japonais : des auteurs contemporains racontent l’écrivain japonais qui a changé leur vie
Journal du Japon aime la littérature japonaise. Et quand Nicolas Gaudemet a publié Esthètes japonais, un livre où cinq écrivains racontent leur rencontre avec un écrivain japonais qui a bouleversé leur vie, nous avons tout de suite aimé le concept… et adoré la lecture !
Esthètes japonais : quand un écrivain vous touche au plus profond de votre âme
Ce livre d’une centaine de pages raconte cinq rencontres, cinq écrivains contemporains qui ont été profondément marqués par cinq auteurs japonais. Minh Tran Huy par Haruki Murakami, Nicolas Gaudemet par Yukio Mishima, René de Ceccaty par Kenzaburo Ôé, Philippe Forest par Yûko Tsushima et Marie Céhère par Yasunari Kawabata. Ils livrent en une vingtaine de pages leur rencontre, leurs sentiments, leur histoire d’amour avec leur auteur… C’est émouvant, captivant, passionnant. Pas besoin de connaître les écrivains pour ressentir l’émotion, pour comprendre ces liens puissants qui les unissent. Mais si vous avez lu certains de ces auteurs japonais (et les écrivains français qui en parlent), vous aurez peut-être l’impression d’avoir vécu certaines des émotions qu’ils décrivent, et cela fera peut-être résonner en vous d’étranges souvenirs enfouis.
Pour Minh Tran Huy, tout commence avec un sentiment de sympathie pour un héros, celui de Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, avec l’impression d’avoir retrouvé un ami d’enfance. Au fil des lectures, c’est l’indicible nostalgie des romans de Murakami qui la touche, la sensation que ses livres s’adressent directement à son âme. Elle y retrouve des thèmes chers qui résonnent avec son histoire personnelle : la perte et l’errance. Elle qui vit entre deux mondes, culture paysanne vietnamienne dont elle a été coupée et bourgeoisie française dans laquelle elle a vécu. Elle raconte sa rencontre avec son auteur adoré en 2003, lorsqu’elle a pu l’interviewer. Elle a trouvé dans ses livres une patrie :
« Comme Hajime et Shimamoto-san, je savais ce que c’était que d’être à la poursuite d’une terre rêvée, d’un monde où l’on se sentirait enfin chez soi, éprouvant la même plénitude que dans l’enfance ou l’amour. Ne pas ou ne plus avoir de sentiment d’appartenance, errer dans un univers flottant, aux frontières poreuses, m’était chose familière, et je n’imaginais pas tenter de (re)trouver une forme d’unité et de permanence en me rendant, par exemple, dans le pays où mes parents étaient nés. Ma patrie véritable n’était pas celle de leur souvenir, ou de l’illusoire représentation que je pouvais m’en faire. Ma patrie, je l’arpentais chaque fois que j’ouvrais un roman de Murakami. Je n’en avais pas hérité ; je l’avais choisie et elle avait ceci d’extraordinaire que je pouvais réaffirmer le choix de m’y enraciner en racontant à mon tour une histoire d’initiation, de perte et d’errance. »
Pour Nicolas Gaudemet, la rencontre avec Mishima se fait à l’adolescence, période où chacun cherche sa place, son identité, s’interroge, se sent différent sans pouvoir toujours mettre des mots sur ses sentiments.
Il a 16 ans lorsqu’il lit Confession d’un masque : « Je hais Confession d’un masque. C’est magnifiquement écrit, mais les fantasmes sanglants du narrateur me laissent blanc. Et son échec m’accable : je connais ses tentatives de tomber amoureux de Sonoko. Ingrid, Claire, Marine, Céline sont mes Sonoko, aux lèvres sensuelles comme du plastique. J’ai seize ans et prends conscience avec Mishima que toute ma vie sera mensongère et pathétique. »
Puis quelques années plus tard, Amours interdites le transfigurera : « Je termine Les Amours interdites, dévoré dans le week-end. Et suis transi. Transfiguré. L’intrigue est toujours vénéneuse, le style somptueux. Le héros Yûichi est surtout présenté de façon positive. Pas moralement : l’éphèbe au regard mélancolique chatoie d’une indifférence cruelle. Mais il ne souffre pas de l’homosexualité. Il en joue. Et jouit d’une beauté invincible. Moi qui suis déchu du piédestal des adolescentes de Louis-le-Grand, je restaure les bris de mon amour-propre en rêvant d’être Yûichi. Je l’imagine comme un frère, il accompagne mes pensées, j’ai envie d’être lui. Jamais je ne me suis tant identifié à un personnage, pourtant si inaccessible. Je n’ai plus peur, comme si une force terrible me protégeait. »
On suit ensuite le parcours de Nicolas sur une frégate lors de ses classes militaires, d’Honolulu à Busan puis Tokyo sur les traces de Mishima. Un livre peut vraiment vous transfigurer !
René de Cecatty, que certains connaissent probablement pour avoir vu son nom sur de nombreux livres car c’est un grand traducteur de littérature japonaise, raconte son Kenzaburô Ôé, leurs échanges d’écrivain à écrivain, de lettré à lettré, de passionné à passionné, mais également de traducteur à auteur traduit. Ôé est en effet passionné par la littérature et l’histoire européenne. Dans ce récit, René de Cecatty aborde les thèmes marquants des livres de Ôé : son rapport au temps (rapprochement de situations analogues à des siècles d’écart), l’imbrication des images familiales, amicales, géographiques, politiques, la guérison par l’art. Même si ces dernières années Ôé s’est éloigné de l’écriture et qu’il s’exprime autrement. Ses derniers écrits sont plus un infini journal intellectuel et familial que la littérature pleine de vitalité et de combativité de ses débuts. C’est donc un texte teinté de nostalgie que le lecteur découvre.
Lien auteur-traducteur : « Il y a, j’en suis convaincu, des liens secrets et invisibles qui conduisent un traducteur vers l’auteur qu’il traduira, aussi puissants et énigmatiques que ceux qui attachent un enfant à ses premières lectures qui s’inscriront définitivement dans sa mémoire et détermineront sa relation à la littérature et à l’imaginaire. »
Vivre et écrire : « Il était conscient de prendre de constants chemins de traverse, de s’attarder à d’anciennes amitiés, de revenir sur des questions déjà traitées, de commenter ses lectures. Sa vie de père soucieux du bien-être de son fils qu’il avait maintenu en vie et dont il était parvenu à exploiter la sensibilité musicale l’avait emporté sur son imaginaire. Sa vie d’homme sur celle d’écrivain. Mais y a-t-il incompatibilité ou rivalité entre les deux ? Écrire, n’est-ce pas tenter de comprendre sa propre humanité ? »
Philippe Forest a découvert Yûko Tsushima dans un ouvrage sur le deuil parental. Il partage avec elle la douloureuse, l’incommensurable perte d’un enfant. Ses livres disent le deuil, mais sont aussi gorgés de lumière malgré la nuit, de rêves, d’êtres du passé à qui l’on s’adresse. Ils se sont rencontrés puis souvent revus. Leurs âmes endeuillées sœurs dans la vie et dans l’écriture (nous vous conseillons d’ailleurs le très beau Sarinagara de Philippe Forest).
La beauté des textes de Yûko Tsushima : « Sans doute, écrit Tsushima, les gens naissent-ils et meurent-ils sans qu’il n’y ait aucune signification. S’il y avait une réponse, ce serait sans doute celle-ci. Mais cette réponse qui ne fait souffrir ni les feuilles des arbres, ni les oiseaux, est difficile à supporter pour les hommes par le trop peu de secours qu’elle renferme… » « C’est pourquoi, ajoute l’un des personnages de Yoru no Nezame tel que le fait parler Tsushima, je me suis sentie consolée pour la première fois, quand je me suis soudain souvenue de la beauté du clair de lune que nous avions contemplé ensemble, ou de celle des fleurs que nous nous étions amusées à cueillir, ou encore de la pureté de certains matins de neige… »
Quelque forme que celui-ci prenne, il faut croire au retour de cet enfant disparu afin de ne pas désespérer qu’il advienne. Tsushima écrit : « C’est finalement le rêve qui est mon recours. En rêve, je peux me le représenter aussi souvent que je veux et je le vois grandir avec le temps. En rêve, je peux retrouver le contact de sa peau, entendre sa voix, être convaincue de sa réapparition. Même après mon réveil, je continue à croire à sa proximité physique. Mais ça ne me permet pas d’oublier pour autant le manque que j’éprouve. »
Marie Céhère a vu Yasunari Kawabata dans son poste de télévision en 1968, il venait d’obtenir le Prix Nobel de littérature. Elle a a lors le sentiment qu’il semble vouloir cacher quelque chose. Dépression chronique, solitude écrasante (il se retrouve seul dès l’âge de 15 ans après les décès successifs de ses proches)… Elle se plonge dans Les Belles endormies puis lit tous ses livres traduits en français.
Elle aime cet auteur mais il est tellement difficile de mettre cet amour en mots … « Kawabata, la remarque a été faite maintes fois, est une éclipse solaire, un clair-obscur incarné ; un pied dans le monde du Bouddha, l’autre parmi les démons, c’est ainsi que nous marcherons à ses côtés. Yasunari Kawabata est au-dessus et au-dedans de moi un astre noir. Je l’aime parce que je ne sais pas dire pourquoi je l’aime ; comme je ne sais pas répondre aux questionnaires de Proust. Sa voix est une boussole pointant en permanence vers un soleil voilé. Je lis chez Kawabata mon passé et mon avenir déjà écrits, et tous les tourbillons de l’esprit où m’entraîne le présent y reconnaissent leur reflet. »
Elle parle magnifiquement de sa prose : « Dans la nouvelle surréaliste et fétichiste « Le Bras », cette phrase : « La brume dehors est comme faite pour que des hordes de démons s’y perdent. » La prose de Kawabata est faite, elle, pour provoquer et semer les démons. Lue à voix haute, même en langue française, elle s’élève, légère et dense, fumée au-dessus d’un bol de thé en porcelaine rougeoyante. Le lecteur est son partenaire de création esthétique, de création amoureuse. »
Et encore : « Le fil du récit est partout si délicat et tendu si solidement qu’à chaque fin de paragraphe pourrait s’achever l’œuvre entière de Kawabata, que chaque point est un potentiel point final à toute parole. Tout a été dit à chaque mot, toutes les scènes contiennent l’univers, aussitôt emprisonné. Et les paysages sont des morceaux d’âme où le Japon apparaît en miniature. »
Des textes intimes, touchants, passionnants, qui donnent envie de découvrir ou redécouvrir ces grands écrivains japonais !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Quelques explications de Nicolas Gaudemet, co-directeur de la collection FIDELIO et auteur d’un des textes du recueil
Journal du Japon : Comment est née l’idée de cette collection FIDELIO ?
Nicolas Gaudemet : Fidelio est né de rencontres. Avec Dominique Guiou, ancien rédacteur en chef du Figaro littéraire, avec qui j’ai créé la collection. Et avec les équipes éditoriales de Plon, Céline Thoulouze et Pauline Ferney en particulier. Nous avons repris un concept imaginé par Dominique Guiou, « un écrivain en raconte un autre », pour lui donner corps dans cette belle maison éditoriale qu’est Plon. Nous essayons, avec cette collection, de faire découvrir des écrivains incontournables, de tous pays, à travers le regard émerveillé d’un auteur français contemporain dont ils ont changé la vie.