Vivre le Japon dans les livres : roman dans les îles Yaeyama, dictionnaire amoureux, promenade gourmande à Tokyo, enchantement dans un jardin de thé
Le Japon vous manque ? En attendant la réouverture des frontières, nous vous proposons de vous y rendre par les livres. Une sélection variée qui comblera pour un moment votre manque de Japon !
La patience des traces de Jeanne Benameur : partir vers le Japon subtropical pour mieux se retrouver
Simon est psychanalyste, il a passé sa vie à écouter les autres, et en a oublié de faire le point sur sa propre histoire.
Un métier magnifiquement brossé par Jeanne Benameur, qui a l’art de décrire l’indescriptible, de concentrer en quelques mots une vie d’écoute, d’extraire l’essence de chaque chose pour la mettre en mots justes, parfaits !
« Tant d’années de sa vie à écouter le mystère de toute vie. À s’en approcher.
Tant d’années pour accepter qu’au fond de toute clarté, l’opaque subsiste. C’est le plus difficile. Pour l’analysant comme pour l’analyste.
On lève une à une les choses tues qui bordent chaque enfance, on traverse les secrets inutiles, on peut à nouveau caresser une cicatrice. Et pour autant on n’a rien résolu. On se retrouve toujours devant le même mystère, le même pour tous, on n’y échappe pas.
Son métier, c’est pour ceux qui ne s’en débarrassent pas en invoquant Dieu ou quelque transcendance bien pratique. Il a été ce serviteur discret qui fait approcher l’énigme de vivre, en se sachant mortel, au plus près. Celui à qui on se confie pour accepter de faire le chemin jusqu’à l’inconnu.
Un Charon pour l’autre rive. Pas la mort encore, non. Juste la fin de la souffrance qui, un jour, a fait pousser la porte du cabinet de l’analyste ; et la venue à une rive d’où l’on voit la vie autrement. Vivable. »
C’est un bol cassé qui provoque chez lui un sursaut. Il doit quitter cette ville du bord de mer, s’éloigner de l’île où le trio qu’il formait avec Louise et Mathieu, amis d’enfance et d’adolescence, s’est brisé. C’est sur les conseils de son ami Hervé, avec lequel il aime jouer aux échecs, que Simon s’envole pour le Japon, mais pas le Japon des grandes villes, des montagnes, le Japon subtropical des îles Yaeyama.
La moiteur, la mer turquoise, des plantes dont il ignore le nom, et un petit pavillon dans la maison d’hôtes tenu par Monsieur et Madame Itô. Deux personnes qui savent écouter les silences, donner leur confiance, partager ce qu’ils ont de plus précieux. Leur île, leur passion elle pour les textiles (en particulier les textiles bingata, aux couleurs rayonnantes), lui pour la céramique qu’il pratique dans son atelier.
Ce n’est pas une nouvelle vie qu’il cherche, mais une vie désencombrée. Et il s’installe avec un livre et un carnet.
« Il s’allonge ou reste assis à contempler le paysage. Il y est seul la plupart du temps. Si des gens passent, ils restent à distance après un salut.
Il a avec lui un livre et son carnet qui ne le quitte plus.
Avec son livre et son carnet il recrée un chez-soi.
Il vit dans un entre-deux où c’est son cors qui appréhende le nouveau monde dans lequel il s’est plongé. Son corps comme éclaireur. »
Un pays et une langue qu’il ne connaît pas lui permettent d’appréhender les choses d’une façon nouvelle :
« Ne pas comprendre la langue d’ici, ne pas pouvoir même la lire, sans doute est-ce là qu’est l’étrangeté la plus intime. Et la paix. Aucune tentation de comprendre. Aucun sens à chercher. Rien.
Il retrouve l’état d’avant l’alphabet. C’est ce qu’il a toujours cherché. Y compris en menant ces cures qui ont occupé toute sa vie. Retrouver l’état sauvage d’avant l’alphabet. Ce moment où la pensée sait, d’un savoir archaïque, qu’elle est du corps. Avant tout du corps. Il est en train d’en faire l’expérience. Et il éprouve par son propre corps ce que c’est. Un état précieux. Celui d’avant toute chose désirée. La matrice de tous les désirs, elle est là. »
C’est un livre de silences, de couleurs, de sensations retrouvées, décuplées. Les cinq sens sont éveillés, la vie se vit pleinement, totalement. Les mots japonais bercent et entraînent vers les rêves, ou servent de support à la réflexion. Les silences sont les lieux d’expansion des émotions. Les couleurs flottent et habillent les souvenirs.
« Le silence les a rejoints.
Le silence permet de marcher dans sa tête sans crainte. »
Les tissus bingata :
« Puis c’est le tour de quelques fragments de tissus aux couleurs très vives. Akiko sourit. Les couleurs sont si joyeuses, des rouges, des jaunes, des bleus et des motifs délicats. Elle lui montre les grues, symbole de longévité, les fleurs toutes simples de pruniers aux cinq pétales, les chrysanthèmes. Ce sont des tissus bingata une spécialité d’Okinawa.
À l’aide de pochoirs on met en réserve le tissu puis on le peint avec des pinceaux très fins et des pigments minéraux des îles d’Okinawa. Akiko ajoute que c’est une tradition très ancienne, qui date d’avant l’annexion du royaume de Ryûkyû par le Japon. Avant, toutes les petites îles, et la nôtre aussi, formaient un royaume … un vrai royaume … »
Jour après jour, Simon met en mots ses pensées, apprivoise ses silences, ceux qui lui dont peur, qui réveillent des choses qui l’effraient. « Le silence doit être bordé de paroles justes. Alors seulement il est habitable. » Monsieur et Madame Itô l’accompagnent discrètement mais solidement sur cette route qu’il a longtemps refuser de prendre. Lentement, au rythme des jours à nager, des nuits à la belle étoile, des rencontres et des découvertes, il avancera vers la paix intérieure si difficile à trouver.
Un très beau roman, où le passé douloureux remonte à la surface, histoire d’amitié et d’amour foudroyés… Un passé à laisser venir dans la douceur d’une île japonaise, accompagné d’êtres rares, pour une rencontre avec soi qui passe par la rencontre avec l’autre.
L’ambiance de ces îles merveilleuses est superbement mise en mots par cette auteure à la plume délicate, qui donne envie de noter chaque phrase dans un carnet pour les garder précieusement avec soi !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Dictionnaire amoureux du Japon de Richard Collasse : toutes les facettes d’un Japon aimé mais pas idéalisé
C’est un dictionnaire volumineux (plus de 1200 pages) et passionnant que Richard Collasse a écrit.
Cet amoureux du Japon qui y vit depuis une cinquantaine d’années (marié à une Japonaise et parlant parfaitement la langue) nous parle de lui sans mièvrerie, avec franchise, mêlant passion et agacement, démontant les clichés et appuyant parfois là où ça fait mal.
Il nous plonge bien sûr dans tous les arts du Japon avec les écrivains (beaucoup d’écrivains japonais qu’il donne envie de lire ou relire en quelques lignes, mais également des écrivains occidentaux qui ont écrit de beaux textes sur le Japon), cinéastes, peintres … Mais il nous emmène aussi dans le quotidien le plus banal avec les futon, kotatsu, ofuro (bain), konbini, koban ou shôtengai (allées commerçantes). Il nous parle des objets : kokeshi, chawan (bol à thé), daruma, netsuke, hanko (le sceau utilisé pour les formalités administratives) ou papier washi. Il parle également de lieux qui l’ont marqué, de Tsukiji (feu marché aux poissons) à Kamakura (la cité hybride), de Kyoto (vraie fausse capitale du Japon) au Shinjuku Gyo-en (avec une histoire passionnante que nous vous laissons découvrir !), du Tôdai-ji de Nara au sanctuaire d’Ise en passant par le temple des mousses.
Ce qui est fascinant dans ce livre, c’est qu’il est rempli d’anecdotes, de choses vues et vécues. En cinquante ans, Richard Collasse a vu le Japon changer et il nous livre ses impressions, ses coups de cœur et coups de gueule, ses grands et petits moments avec humour, amour, parfois un peu de nostalgie et beaucoup d’auto-dérision.
Car il ne s’est pas senti légitime à écrire ce dictionnaire, comme il le dit si bien en introduction bien nommée « Celui qui sait se tait » :
« Dans ses Lettres du Japon publiées en 1888, Rydyard Kipling s’exclamait : « Le Japon, ce pays trop délicieux pour qu’on le salisse de sa plume ! » Longtemps ai-je fait mien cet adage, de même que cette citation de Lao Tseu : « Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas. »
Mon ultime vanité était donc de suivre modestement la voie de la discrétion, de l’humilité voire de l’effacement des maîtres japonais qui ont l’élégance de se taire, de ne pas parler, de ne pas enseigner et se contentent de montrer.
J’ai entendu sur le Japon tant de péroraisons, lu tant d’ouvrages pédants publiés dans la hâte ou l’illumination par des visiteurs d’un moment, dont la seule expertise se limitait à un court séjour professionnel ou à la fréquentation d’une petite amie japonaise, que je m’étais toujours promis de ne jamais ajouter mes propres sottises à l’extraordinaire somme d’inepties publiées par des étrangers. D’autant plus que, au fil des années, malgré mes progrès dans la maîtrise de la langue, mes expériences professionnelles, mes échecs personnels et mes déconvenues intimes, je découvrais que si celui qui sait se tait, alors celui qui sait qu’il n’en sait pas suffisamment doit se taire deux fois.
Sans compter que j’avais du ridicule une notion suffisamment affûtée pour ne pas courir le risque de me mesurer aux rares voyageurs au pinacle de mon panthéon personnel qui ont laissé des témoignages exceptionnels sur le Japon : Émile Guimet, Albert Londres, Ruth Benedict, Nicolas Bouvier, Fosco Maraini, Roland Barthes, Marcel Giuglaris ou Pilippe Pons, pour ne citer que les plus remarquables. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter que tous ces personnages ont approché leur sujet sur la pointe des pieds, avec une extrême déférence, et au bout de recherches et d’études portant sur plusieurs dizaines d’années.
C’est dire à quel point l’idée de travailler un jour à un Dictionnaire amoureux du Japon ne m’avait jamais effleuré. De quelle expertise aurais-je pu me faire prévaloir, moi, modeste homme d’affaires, vendeur de parfums et de fanfreluches de luxe, pour prétendre décoder au fil d’un fastidieux abécédaire ce pays si complexe et complet ? »
Heureusement que certaines personnes ont réussi à le convaincre à se lancer dans l’écriture de ce dictionnaire kaléidoscope où l’on mange dans les kissaten ou les yatai, de l’unagi, du fugu, du natto, des sushi, des kakigori entre autres, où l’on croise Jacques Chirac, Jean-Henri Fabre ou Carlos Ghosn, où il est question de groupes sanguins, de carte My Number, de compteurs d’objets en fonction de leur taille, forme et autres (ceux qui apprennent le japonais verront tout de suite de quoi il est question), de kawaii et d’onomatopées. Vous croiserez aussi bien des fantômes que des samouraïs ou des kamikazes. Vous passerez de la pornographie aux quarante-sept rônins en quelques pages, du shintoïsme aux shunga (estampes érotiques), du Wabi-sabi à la xénophobie.
Ce qui est sûr, c’est que vous découvrirez probablement de nombreuses facettes méconnues du Japon, et en cela ce dictionnaire est une grande réussite ! Car le Japon ne se découvre pas au premier regard, il se mérite… comme l’auteur en parle très bien à la lettre A comme amado, les lourds volets en bois si difficile à installer dans leurs rainures !
« Malgré tous ces inconvénients, je procède à cette opération matin et soir dans un état de jubilation intense ! Il m’arrive même de tirer les amados du pavillon de thé en plein jour afin de ne pas être distrait par la beauté des mousses du jardin ou la clarté du ciel lorsque j’écris.
C’est vous dire à quel point je suis immergé dans ce pays dont la culture est rétive à toute approche simpliste, qui ploie mais ne se rend pas, qui ne s’apprivoise que de haute lutte et se mérite au quotidien ! Ces amados de notre pavillon de thé sont l’illustration de la lutte permanente pour mériter le Japon et des efforts colossaux qu’il faut faire pour y parvenir ! »
On se délectera de son humour sur le mot Sakura :
« Oui, j’ose le clamer tout haut : le cerisier en fleur est la plus belle mystification du Japon, un canular à échelle internationale, une « trumperie » à la sauce nipponne !
Le cerisier, n’en déplaise aux thuriféraires, est un mythe éculé.
En effet, je ne connais pas d’arbre plus maniéré. Coquet, il mignarde, il feint, il feinte, il joue les prudes pour mieux vous embobiner et s’esquive à l’instant où vous êtes tombé sous son charme. Il est frivole, inconstant, futile.
Il suffit du moindre zeste de brise pour que ses vibrionnants pétales s’éparpillent tels des papillons effarouchés ; d’une goutte de pluie, et ceux-ci perdent la frisure de leur chevelure savamment permanentée ; une ondée plus conséquente les envoie irrémédiablement au tapis ; un coup de froid voile leur teint de pêche ; un printemps précoce ou tardif les effarouche. Le réchauffement de la planète décontenance le cerisier au point qu’il en oublie de fleurir pour s’empresser de bourgeonner.
Bref, il s’épanouit ou s’évanouit sans crier gare.
Il n’y a donc jamais de bon créneau pour saisir la pâmoison du cerisier. Il vaut mieux le savoir et abandonner tout espoir, ne compter que sur la bonne fortune ou le hasard pour espérer en apercevoir la gloire pendant un voyage printanier.
Je préfère au cerisier le prunier, ce Quasimodo à la gibbosité généreuse, boule de nerfs ramassée sur elle-même, que ses épaisses écailles de saurien protègent des agressions et qui griffe impétueusement le ciel de ses branches effilées.
Lui, il n’a peur de rien. Il ne craint pas les intempéries. Il les affronte ; il les nargue ; il leur fait la nique.
Il fleurit au plus froid de l’hiver ; il se nourrit des tempêtes de neige, et ses petites fleurs nerveuses résistent aux plus brutales bourrasques. Entêté, opiniâtre, tenace, ce bourricot ne se laisse pas intimider par les éléments.
C’est un vrai samouraï qui se bat, tandis que le cerisier drapé dans sa fragile parure minaude.
Vous aurez compris bien sûr que je suis de mauvaise foi. Mais la mauvaise foi est le carburant de l’écriture ! »
On souffre et rit avec l’auteur au mot Seiza – sorte de torture, la position où l’on se tient assis les jambes pliées sur le tatami. Ces pages sont d’une précision chirurgicale et on sent presque la douleur venir dans notre corps à la lecture de ce passage !
On vous laisse en partageant son amour pour les Notes de chevet de Sei Shônagon :
« Lire Shônagon, c’est tourner les pages d’un herbier dans lequel sont épinglés ses émotions, ses joies, ses tristesses, ses étonnements, ses émerveillements, parfois ses indignations. Elle les passe au microscope de son sens aigu de l’observation et avec le souci de les rapporter le plus précisément possible. Elle s’intéresse à tout et à chacun, à la nature, aux paysages, aux lieux, aux saisons et à ses phénomènes météorologiques, aux animaux, et bien évidemment aux être humains.
Elle dissèque chacune de ces catégories pour les passer au scalpel de ses cinq sens en décrivant ce qu’elle en a vu, senti, écouté, touché, goûté. »
Un livre indispensable à lire par petits bouts, au fil de ses humeurs et de ses envies.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
TOKYO de Frédéric Abergel dans la collection Les mangeurs de ville des éditions Nanika : itinéraire d’un gourmet
Voici un livre très original qui nous emmène au cœur de la capitale japonaise, dans ses entrailles aux fumets envoûtants, aux petits restaurants coincés dans des ruelles mal éclairées. On se perd, on déambule, on s’impatiente parfois, puis on s’émerveille, on se délecte. Un livre qui n’est pas du tout un guide de voyage, mais qui invite à marcher le nez au vent et à passer derrière les noren des innombrables petits établissements qu’offre cette ville gourmande !
L’éditrice Élise Ducamp l’explique très bien dans sa note d’introduction :
« Si, au contraire, vous recherchez avant tout un moment de dépaysement, d’égarement littéraire et d’enivrement poétique ; si vous êtes prêts à devoir googler un terme ou un nom propre afin de comprendre une référence ou un jeu de mot ; si vous pouvez réaliser que ce n’est pas grave de ne pas avoir l’adresse exacte, qu’il s’agit avant tout d’une ambiance qui ne saurait être complète si elle n’avait pas été précédée par une petite heure de vadrouille et que, de fait, ce sera à vous de fureter, de chercher, de vous tromper et de vous perdre pour retrouver ces sensations dans un autre troquet ; si vous souhaitez plonger dans un livre comme on plongerait dans une ruelle tokyoïte enfumée pour vous asseoir au milieu d’un bric-à-brac de palettes, cartons et fils électriques, en équilibre précaire sur un tabouret en plastique qui a connu des jours meilleurs, devant un bol fumant et un verre bien rempli, en sentant les regards interrogateurs posés sur vous et lever le vôtre en retour en souriant de toutes vos dents car ce moment-là, cet instant précis, n’appartient qu’à vous et à aucun autre lecteur du Pas-si-Lonely-Planet ; si vous souhaitez sentir le contact du tatami rêche sur vos cuisses, l’odeur du tofu frit dans vos narines, le son des irasshaimase qui sonnent à l’entrée des restaurants, les cris alcoolisés des fin de soirées en izakayas ou le moment hors du temps qui accompagne la découpe du poisson par un maître sushi alors que vous êtes attablé à quelques centimètres de l’office ; si vous êtes dans un de ces cas de figure, alors bienvenue ! »
Une vingtaine de promenades s’offrent au lecteur curieux et gourmand. D’un petit sushi de quartier à une orgie de tofu (si si, c’est possible et ça donne vraiment envie !), d’un wagyu tempura au maquereau fumé d’un petit-déjeuner (avec ode à la braise domestiquée dans des mini-grills qui impressionnent le voyageur la première fois qu’il les découvre), le lecteur se laisse emporter dans un tourbillon de saveurs et de mots. Des mots à la fois précis et magiques, qui arrivent presque à lui donner l’impression qu’il est là-bas, au comptoir en bois du grand maître d’un restaurant tokyoïte ou au milieu des fumées envoûtantes des yakitori.
Vous ferez également d’autres découvertes : arpenter le Mont Fuji (« une merveille dont il vaut mieux rester loin »), chercher une casserole et un fouet à Kappabashi, aller au musée Nezu et au Oedo onsen monogatari, trouver de la poudre de champignon pour faire un délicieux risotto dans une boutique de Tokyo Midtown… mais vous finirez à chaque fois devant un plat qui vous fera saliver ! Y compris à Osaka où se termine la promenade, dans Kuromon, « la rue de la faim dans la ville de la table ».
Il faut souligner le talent rare que possède l’auteur pour mettre en mots ce qu’il met en bouche !
Du début d’un repas… « Et tranquille, on commence, en vrai. Tandis que je croque une élastique agrégation d’intestins de poisson du plus bel effet, notre hôte manie devant moi quelques têtes de carapaces de crevettes : farinées rapidement, jetées en couple dans la cuisson, petit grésillement, des boursouflures que j’imagine tandis qu’elles s’attendrissent. Et voici un premier beignet épuré, une essence de crevette à la texture de popcorn, un concentré de goût de corail qui m’affole, une tendre croustillance qui distille la saveur à petite vitesse.
Joli démarrage ! »
… À l’approche de la fin du festin : « On sent, peut-être, que la fin se dessine, car on ne pet trop longtemps vivre dans le sublime, or nous y sommes depuis bientôt deux heures et nous nous élevons encore avec un filet de wagyu en tempura – hérésie carnivore, certes, mais quelle hérésie ! Quelle délicate finesse ! Servie avec quelques petits cristaux de sel et exactement quatre grains de poivre frais – deux par bouchée. Bien au chaud dans la maison du Maître, les dieux lares me soufflent à l’oreille les mots d’une prière oubliée, à leurs ordres j’inscris dans la chair mes deux grains de poivre, observe, m’émeut du jeu du noir contre le marbré, pose un cristal de sel, et gobe.
Enfin, « gobe » … pas trop, non. Ne colle pas avec le difficile équilibre à trouver, le juste choix qu’il faut faire entre croquer, mordre, lécher, avaler, la juste succession de gestes qui rendra la saveur parfaite.
Une pause, donc.
Analysons la bouchée : le contact initial des cristaux de sel sur la langue. La caresse de la tendre chair perlée de son suc. Ah, mais les dents ! Incisives et rageuses, qui percent la croûte protectrice et prennent à revers le pauvre wagyu dans une attaque inattendue à laquelle il cède, bien obligé. Se tord sous l’effet du levier mandibulaire tandis que la langue, encore elle, recueille la brume parfumée qui s’échappe sous la pression. Enter le poivre ! Ses deux grains en insert dispensent un parfum d’arbre exotique, d’eau tropicale et de forêt primaire, ils décident la couleur de la bouchée et l’orientent, extrême, sans la dénaturer. Et je ne vous parlerai pas du fondu qui s’enchaîne sous le palais, contre les joues, du pur mélange qui achève la faim. »
Plongez dans les entrailles gourmandes de Tokyo pour une immersion des papilles qui vous donnera envie de prendre le premier avion pour cette capitale de la cuisine !
Allez, un dernier tonkatsu d’anthologie pour vous donner envie de plonger dans ce livre :
« Ce morceau, c’est clair, promet.
Large tranche dorée posée sur un délicat grillage, ses petites aspérités encore toute bruissantes de la cuisson, entouré de choux blanc râpé, long et épais, il trouve en mon appétit un partenaire idéal pour une fin de journée fantastique.
Mais, qu’on ne s’y fie pas : ce morceau, tout splendide qu’il est, promet bien moins qu’il ne tient.
Il me dit « à table » et j’ai répondu « Aaaaah ! »
Il me dit « profite » et j’ai entendu « Jouis. »
Je vous offre maintenant le tonkatsu de Wako : sa première bouchée, à son tout début, craquements qui bruissent comme le vent dans les branches, comme les feuilles mortes écrasées sous les pieds, m’a emporté loin en haut des tours, par-delà les immeubles et la foule, de retour à mes monts éparpillés et les flancs qui les bordent, dans la campagne profonde et arborée, entre forêts de bouleaux et pins droits comme des mâts, il m’a emporté, me faisant sauvage et complice, sentir les glands qu’il glanait, les noisettes qu’il flairait.
Le simple bruit de la croûte transpercée m’a transporté.
Laissant mon esprit divaguer, mes dents concentrées ont poursuivi leur tâche.
Soudain, perce un jus ! Un fluide dense, une source intense qui sourd d’entre deux rocs de gras et s’écoule contre ma joue, ruisseau creusant son lit autour de mes papilles, déposant au passage toute sa charge de goût, caramel parfumé qui trouve le chemin de ma gorge, et s’enfonce.
Ah ! S’arrêter là ! Rester suspendu à l’impression de cette eau de jouvence… Mais les dents n’y connaissent rien, mues par la force de la survie elles creusent profondément et entament la chair. Déchirent un morceau et le pressent, l’insistent, le réduisent, en cassent les fibres, m’en font une argile singulière et vitale qui pave mes joues, mon palais, ma langue. Forte de ces éléments, de ce sable, de cette eau, de cette terre, ma bouche devient Nature, univers au complet, sauvage et essentiel, toute à son plaisir, comblée de ce goret, jusqu’à ce que de nouveau réunis, ce sable, cette eau, cette argile trouvent leur voie vers mon ventre, ma bouche les laissant partir à regret. »
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Dans le jardin de thé de Manda : haïkus et méditations
C’est une fois de plus un très beau livre que nous proposent les éditions Synchronique. Bel objet par sa reliure et la qualité du papier et des impressions, magnifique ouvrage par ses illustrations superbes très nombreuses, qui accompagnent le cheminement et les méditations de Manda dans un jardin de thé entre rêve et réalité.
Pour Sen no Rikyû (moine au temple Daitoku-ji, figure historique qui instaura une nouvelle voie du thé), le jardin qui mène au pavillon de thé, peu étendu pour en faciliter un entretien strict jusque dans les plus subtils détails, doit susciter le sentiment de paix qui règne dans un jardin niché au plus profond des montagnes (shinzan no tei) ; un jardin qui évoque à la fois montagnes profondes et vallées mystérieuses (shinzan yukoku) ; un jardin comme lieu idéal où trouver la voie vers un équilibre spirituel et une intime relation avec la nature.
Pas après pas, nous cheminons dans ce jardin délicat au fil des saisons, au fil des haïkus de grands maîtres évoquant chaque sujet abordé. Car chaque élément fait l’objet d’une description toujours très fine, pleine de poésie et d’invitation à la découverte de la nature mais aussi de la culture japonaise traditionnelle. D’une lanterne à une porte, d’un banc à une calligraphie. Jusqu’à l’entrée dans le pavillon de thé, à l’admiration des poteries multi-centenaires, et à la dégustation du matcha dans le silence et le bonheur de l’instant présent.
Les textes sont délicats et vaporeux comme une peinture sumi-e. Les mots de saison se savourent, des brouillards qu’on respire, des lunes qu’on admire, des insectes qu’on écoute, des oiseaux au milieu des fleurs et des feuillages que l’on effleure en cheminant. Tous les mots de la nature chantent sa magie, son mystère, sa profondeur et sa beauté. Expliqués sans être récités, ils sont amenés lentement, doucement au fil des pas et des images.
La brume un tant soit peu plus fraîche s’était resserrée autour des silences du petit matin. On venait d’entrer dans la saison de la « rosée froide » (kanro) qui sui l’équinoxe d’automne (shûbun). À la sortie du jour les nues se cristallisaient en une palette de rouges orangés. Le soleil commençait à s’enfoncer à l’horizon, posait sur l’horizon de lumineux bandeaux nuageux à la plastique sans cesse déformée. Ils s’étiraient, ignorants de leur naissance et de leur destinée.
Encore bien campés sur leur tige, les pétales du chrysanthème frissonnaient au vent d’ouest et retenaient encore prisonnières la chaude clarté de la lumière et la mélancolie d’une fin d’été, la nostalgie d’un charme dont on ne sait plus exactement s’il appartient au présent ou s’il est une bouffée du passé. Les feuilles, elles, aux nervures émaciées, semblaient vouloir, malgré tout, lutter contre une trop rapide entrée dans un sommeil hivernal. Agitées comme de vieux éventails et malgré la lente et acrimonieuse agonie avec laquelle décidément elles se refusaient à mourir, elles affichaient un air un peu flétri, défait. Les feuilles des érables, vêtures d’un flamboyant brocard avivé par un pinceau de lumière crépusculaire, discrètement, commençaient leur inexorable chute.
Le vent les faisait courir et chacune d’elles voulant encore profiter d’un dernier sursis, s’attardait dans sa chute, comme bon lui semblait, avant de se poser ici au sommet d’une graminée, là à cheval sur l’arête d’une pierre.
Légèrement ivre
Une feuille tombe de l’arbre
TANEDA SANTÔKA
Le WA KEI SEI JAKU (harmonie, respect, pureté, tranquillité) qui résume l’ambiance dans le pavillon de thé s’applique ici à tout le jardin. Et c’est un enchantement !
Un voyage lent et bienfaisant !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
À défaut de pouvoir partir au Japon, plongez dans ces livres pour en retrouver les paysages, les parfums, les ambiances qui rendent ce pays fascinant !