Felice Beato : reflets du Japon
Figure importante de la photographie au 19e siècle, Felice BEATO s’est fait connaître pour ses voyages en Asie, ses reportages couvrant les évènements militaires de l’époque et ses albums représentant paysages, portraits et scènes de la vie quotidienne. Il s’installe au Japon en 1863 pour ouvrir un studio à Yokohama. Il y restera pendant une vingtaine d’années. Ses nombreux clichés joueront un grand rôle dans l’essor du japonisme en Occident, ainsi que dans le développement de la photographie au Japon.
La naissance d’un nouvel art
Photographie se dit shashin en japonais, littéralement « reflet du réel ». Son arrivée dans l’archipel nippon mobilise des personnalités aussi bien occidentales que japonaises et s’inscrit dans un contexte de nouveauté et de curiosité. La photographie est en effet un art récent et novateur dont la modernité séduit le monde entier en l’espace de quelques décennies.
À l’origine, il y a le daguerréotype, un procédé photographique inventé en 1839 par Louis Daguerre. Cette invention connaît un tel succès auprès des amateurs qu’elle circule rapidement dans le monde entier. Dès les années 1840, certains tirages se retrouvent entre les mains de marchands hollandais installés à Nagasaki. Ces derniers sont alors les seuls étrangers autorisés à séjourner au Japon. En 1848, l’un d’eux vend un appareil photo à un commerçant de Nagasaki, Toshinojô UENO. Il s’agit du premier appareil de ce type introduit sur le sol japonais. Ueno le revend au seigneur du domaine de Satsuma, Nariakira SHIMAZU, féru de sciences occidentales. Appareil défectueux ou difficulté à le faire fonctionner ? Il faudra attendre 1857 pour qu’un cliché de Shimazu ne soit pris. Première photographie prise au Japon par des Japonais, elle est actuellement conservée au musée Shôko Shûseikan de Kagoshima.
À la suite de cette importation, trois Japonais vont se former auprès d’étrangers, acquérir leur matériel grâce à des marchands occidentaux et ouvrir leur studio dans trois villes différentes : Gyokusen UKAI à Edo (ancien nom de Tokyo) en 1860 ou 1861, Hikoma UENO à Nagasaki en 1862, et Renjô SHIMOOKA à Yokohama, aussi en 1862. À partir de là, l’art de la photographie connaît un engouement fulgurant auprès des Japonais. En 1870, l’archipel compte plus d’une centaine de studios sur son territoire.
Trois grandes étapes caractérisent le développement de la photographie japonaise. Entre 1853 et 1872, il est porté aussi bien par des amateurs que des professionnels, ainsi que par des photographes locaux ou étrangers. Les clichés se veulent alors témoins de leur temps, qu’ils s’intéressent aux symboles de la modernité ou, au contraire, à la vie traditionnelle des Japonais. Puis, entre 1873 et 1885, la photographie devient un vecteur de propagande idéologique. Elle dévoile un pays résolument tourné vers la modernisation et l’occidentalisation, et cherche une alliance des esthétiques japonaise et occidentale. C’est également la période où les premiers portraits photographiques de l’empereur Meiji (1852-1912) sont diffusés auprès du peuple. Enfin, après 1885, le mot d’ordre est au nationalisme prôné par le gouvernement. Les clichés se détournent des marques d’occidentalisation pour renouer avec une esthétique purement japonaise. L’histoire de la photographie japonaise n’est désormais plus écrite que par des Japonais, ce qui ne l’empêche pas de se tourner vers l’Occident, de nombreux albums étant exportés aux États-Unis et en Europe.
Felice Beato appartient à la première période de la photographie japonaise, une époque stimulante où tout est à inventer.
Un Italien sur les routes orientales
Né en 1832 à Corfou, Felice Beato est issu de d’une communauté italienne, dont les origines remontent à l’appartenance de l’île à la République de Venise. On sait peu de choses sur son enfance et sa famille, si ce n’est qu’il a un frère, Antonio, qui sera lui aussi photographe, officiant sur le pourtour méditerranéen et plus particulièrement en Égypte.
En ce qui concerne Felice, sa carrière commence en 1850, à Malte, alors qu’il rencontre le graveur et photographe britannique, James ROBERTSON (1813-1888). Beato réalise ses premiers clichés sous sa houlette, puis l’accompagne à Istanbul où Robertson est nommé graveur en chef de la Monnaie impériale. Les deux hommes ouvrent un studio ensemble. En 1855, tous deux sont envoyés par la Grande-Bretagne pour couvrir la guerre de Crimée (1853-1856). Le retentissement de leur travail vaudra à Beato d’être naturalisé britannique en 1856. Les deux partenaires continuent leurs reportages à l’étranger, parcourant le Moyen-Orient jusqu’à rejoindre l’Inde en 1858. Beato y prend de nombreux clichés de la répression de la révolte des Cipayes.
En 1860, les deux associés mettent fin à leur partenariat et Felice Beato part en Chine. L’empire des Qing est alors secoué par la Seconde guerre de l’opium (1856-1860), conflit opposant la Chine à la Grande-Bretagne et à la France, autour de la question du commerce de l’opium. Beato accompagne le corps expéditionnaire franco-britannique lors de l’attaque du fort Taku, puis lors du pillage du Palais d’été à Pékin, qui marque la fin de la guerre. Son travail sur les champs de bataille fait de lui l’un des premiers photographes de guerre.
C’est à Pékin qu’il rencontre le dessinateur Charles WIRGMAN (1832-1891), correspondant de l’Illustrated London news. Les deux hommes se lient d’amitié et restent en contact, même lorsque Wirgman quitte la Chine pour le Japon en 1861. Enthousiasmé par les possibilités de reportage qu’il découvre dans l’archipel, l’illustrateur convie son ami à le rejoindre. Felice Beato répond à son invitation deux ans plus tard, en 1863.
Vingt ans au Japon
Quand Beato débarque sur le sol japonais, il découvre un pays à une période charnière de son histoire. Fermé aux étrangers pendant plus de deux siècles, l’archipel a été contraint par la pression étrangère de rouvrir ses frontières. Des négociants aux nationalités variées s’y installent, ainsi que des conseillers venus aider le pays à s’industrialiser. Une concession étrangère est ouverte à Yokohama. Jusque-là petite bourgade de pêcheurs, la ville se développe rapidement pour accueillir toute une population de diplomates, d’ingénieurs, de techniciens, de marchands, de touristes, de missionnaires, d’aventuriers et de scientifiques dépêchés par des sociétés savantes. Tous sont majoritairement britanniques, américains et français.
C’est là que Beato ouvre son studio en collaboration avec Wirgman, au n°24-A du quai promenade de la concession. Beato réalise de nombreux clichés que Wirgman colorie ensuite à l’aquarelle. Ils connaissent un succès rapide, aussi bien auprès des Occidentaux que des Japonais. Les deux hommes fondent également un magazine, le Japan punch, qui sera plus tard rebaptisé le Far East et paraîtra jusqu’en 1876.
À l’origine cantonné à Yokohama, Beato profite des allées et venues des diplomates étrangers pour les accompagner et voir du pays. Il accompagne ainsi à Edo, Aimé HUMBERT (1819-1900), ministre plénipotentiaire de la confédération suisse envoyé au Japon pour négocier un traité d’amitié et de commerce. Ce dernier publie plus tard un récit de son séjour au Japon dans la revue Le tour du monde, sous le nom Le Japon illustré. Ses textes s’accompagnent de nombreuses illustrations, dont beaucoup de clichés de Beato.
De son côté, Beato est confronté à la situation compliquée du pays. Bouleversée par l’arrivée des étrangers, l’époque Edo (1603-1868) vit ses dernières années dans une ambiance de troubles intérieurs. Les fidèles du shôgun, l’homme qui dirige le Japon au nom de l’empereur, s’opposent aux partisans d’une restauration du pouvoir impérial. Dans un premier temps, ces derniers acceptent mal l’ouverture du Japon aux étrangers et développent une attitude xénophobe. Ainsi, les samouraïs du domaine de Chôshû profitent-ils de leur position dominante sur le détroit de Shimonoseki, entre Honshû et Kyushû, pour attaquer les vaisseaux étrangers qui le traversent. En représailles, les forces britanniques, françaises et néerlandaises envoient des navires bombarder la ville de Shimonoseki et faire capituler les forces de Chôshû en septembre 1864. Beato suit l’expédition militaire depuis l’un des bateaux anglais, en tant que photographe officiel de l’armée britannique.
La même année, le 21 novembre 1864, Beato déjeune avec deux amis anglais, le major BALDWIN et le lieutenant BIRD. Alors que les deux officiers l’invitent à les suivre dans une promenade vers Kamakura, Beato refuse. Bien lui en prend, car ses deux amis seront assassinés en route par des conservateurs hostiles aux étrangers. Son associé, Wirgman, avait lui-même échappé de peu à l’attaque de plusieurs samouraïs lancée sur l’ambassade britannique le 5 juillet 1861.
Pour en rajouter dans cette période mouvementée, un incendie ravage plusieurs quartiers de Yokohama en 1866 et détruit le studio de Beato. Nombre de ses tirages partent en fumée. Le photographe ne se laisse pas abattre et redouble d’efforts pour reconstituer ses collections avec de nouveaux clichés. En 1868, il publie deux albums, Views of Japan, le premier consacré aux paysages, le second aux scènes de genre. Beato continue d’officier ainsi pendant plusieurs années, illustrant des revues et des albums qui sont diffusés non seulement au Japon, mais aussi à l’étranger.
À côté de ses activités de photographe, il se lance dans la spéculation immobilière et le négoce. Il fait l’acquisition de plusieurs terrains, achète une partie du capital du Grand Hôtel de Yokohama et ouvre un commerce d’objets d’art. Petit à petit, cet aspect de sa vie prend de l’importance, au détriment de la photographie. Il finit par se séparer de Wirgman et ferme son studio. En 1877, il vend ses clichés à un autre photographe, le baron autrichien Raimund VON STILLFRIED. Cette évolution ne lui réussit pas : il quitte le Japon le 29 novembre 1884, ruiné par de mauvaises spéculations. Il sort de 20 années bien occupées, qui auront apposé leur marque dans l’histoire de la photographie japonaise.
L’œuvre de Beato
Le séjour japonais de Beato tranche dans sa façon de travailler. En effet, dans les premières années de sa carrière, le photographe s’attache à représenter l’actualité et le sensationnel, à travers ses clichés d’expéditions militaires. Il n’hésite d’ailleurs pas à mettre en scène les cadavres des vaincus. Au Japon, la proposition est différente. Il ne fréquente pas autant de champs de bataille, malgré les troubles qui agitent le pays. Et même lorsque l’occasion se présente, comme avec le bombardement de Shimonoseki, il observe bien plus de retenue dans ses photographies. Une différence de traitement qui s’explique par des contextes inégaux. En Inde et en Chine, les puissances occidentales se comportent en pays conquis. Au Japon, elles doivent composer avec un gouvernement qui a conservé son indépendance et dont il faut ménager les sentiments.
Privé de ses sujets habituels, Beato se découvre un intérêt pour les paysages, les portraits et les scènes de genre, intérêt qui n’est pas dénué de considérations commerciales. Qu’ils voyagent à l’étranger et souhaitent en conserver un souvenir, ou qu’ils demeurent chez eux tout en rêvant d’ailleurs, les Occidentaux sont friands d’exotisme. La photographie devient un support idéal pour véhiculer des visuels de cultures lointaines.
En immortalisant les lieux célèbres, les traditions, les costumes et la vie quotidienne des Japonais, Felice Beato s’inscrit pleinement dans cette mouvance. Ses albums rencontrent un vif succès auprès des touristes étrangers qui sont ravis de ramener ces clichés dans leurs bagages. Les tirages de Beato sont également exportés en Europe et aux États-Unis. Ils illustrent récits de voyages et ouvrages documentaires, tel Le costume historique, vaste étude des coutumes vestimentaires à travers le monde menée par Auguste RACINET entre 1876 et 1888. La diffusion de ces clichés s’ajoute aux œuvres et objets d’art venus du Japon qui inondent le marché de l’art occidental, et participe à l’envolée du japonisme.
En accord avec cette mode, les photographies de Felice Beato montrent un Japon immuable, figé dans ses traditions, qui ne reflète en rien les profondes mutations vécues par l’archipel. On pourrait regretter cet aspect touristique de son œuvre, déconnecté des réalités de l’époque. Ses clichés ont toutefois le mérite d’immortaliser des métiers et des mœurs sur le point de disparaître. Ils constituent un précieux témoignage de la vie quotidienne à la fin de l’époque Edo et représentent toutes les couches de la société, des samouraïs aux marchands ambulants, sans oublier, enfants, geishas, artistes de rue ou lutteurs.
Beato a fixé ces aperçus de la vie japonaise lors de ses allées et venues dans l’archipel, mais aussi en travaillant dans son studio. Beaucoup des scènes qu’il représente sont recréées dans son atelier de Yokohama. Il accorde une grande importance à la composition de ses œuvres, conçues comme de véritables tableaux. En dépit de ce côté très élaboré, ses photographies conservent un aspect naturel et authentique qui contribue à son succès.
Autre raison du succès : la technique employée. Il fait tirer ses clichés sur du papier albuminé, que son associé, Charles Wirgman colorie ensuite en s’inspirant de la technique des estampes japonaises : il utilise les mêmes pigments et les fixe avec de la colle nikawa, une colle d’origine animale également employée par les imprimeurs d’estampes. Ce savoir-faire est novateur dans le domaine de la photographie. Au 19e siècle, les clichés sont essentiellement monochromes, dans des teintes sépia. Des essais de colorisation sont menés en Europe mais le résultat reste assez peu abouti et très éloigné de la finesse des coloris que Wirgman obtient en s’inspirant des estampes. La demande est telle que l’illustrateur est vite dépassé par la tâche. Le duo fait alors appel à des artisans locaux, habitués à travailler sur les planches des gravures.
Cette technique concourt à établir la célébrité de Beato dans le monde de la photographie japonaise. Elle fait des émules et de nombreux photographes installés à Yokohama s’en inspireront pour colorier leurs propres tirages. Felice Beato fait ainsi partie des pionniers d’un mouvement que l’on appellera l’école de Yokohama, caractérisée par sa production foisonnante de clichés touristiques coloriés au pinceau. Très prolifiques, les photographes, japonais et occidentaux, ne se ménagent pas pour répondre à la demande croissante des touristes qui se pressent à Yokohama, après les années 1870. Afin de compléter leurs fonds, ils s’achètent et s’échangent leurs productions respectives, n’hésitant pas à utiliser dans leurs albums des clichés d’autres professionnels sans mentionner leur nom. Cette pratique, habituelle à l’époque, rend l’attribution des œuvres à un photographe précis parfois difficile. Il en va ainsi des photographies de Beato qui continuent de vivre après son départ au sein des albums de Raimund Von Srillfried, l’acquéreur de son fonds.
Felice Beato renoue avec la photographie dans la dernière partie de sa vie. En 1884, il couvre l’expédition militaire du baron WOLSELAY au Soudan. Puis en 1886, il s’installe à Mandalay en Birmanie, où il ouvre un nouveau studio, ainsi qu’une boutique de meubles et de curiosités. Ses activités de négociant auront plus de succès qu’au Japon, puisqu’il ouvre une succursale de son magasin à Rangoon en 1895. Il s’éteint après son retour en Europe le 29 janvier 1909. Son activité au Japon aura associé la modernité d’une technologie nouvelle à un quotidien sur le point de basculer dans le passé. Une association assez caractéristique, somme toute, de cette période particulière de l’histoire du Japon.
Sources :
– Felice Beato et l’école de Yokohama, Centre national de la photographie, 1994
– Frank BERZIERI, Shashin : voyageurs et photographes au Japon, 1868-1912, Phébus, 2009
– Chantal EDEL, Japon : fin de siècle, Arthaud, 2000
– Claude ESTEBE, Yokohama shashin : 1860-1900, Yellowkorner éditions, 2014
– Podcast Le studio de la Maison de la culture du Japon à Paris : Yokohama shashin