À la découverte de « mono » : la complexité de la langue japonaise

La langue japonaise est fascinante et Jean Bazantay nous le prouve dans son dernier livre. En effet, l’auteur nous amène à la découverte de « mono », un « mot-caméléon » japonais. Ainsi, à côté des célèbres « anata » ou « watashi », composés de kana, que beaucoup de non-japonisants ont certainement entendu. Jean Banzantay s’attarde donc sur ce mot étonnant. Il rend compte des multiples sens, des multiples formes que la langue japonaise prête à « mono ». L’auteur les résume dans un seul ouvrage, Le nom formel japonais mono – Approche sémantique, syntaxique et énonciative, dont Journal du Japon vous parle aujourd’hui.

À la découverte de « mono » : un ouvrage, plusieurs aspects

Un contenu scientifique…

Couverture de l’ouvrage de Jean Bazantay ©PUB

Jean Bazatay ne s’est pas uniquement contenté de présenter le mot « mono » et ses différentes utilisations, bien au contraire. En tant que synthèse de sa thèse universitaire à laquelle l’auteur a pu y ajouter des réflexions postérieures sur le sujet, l’ouvrage se veut donc extrêmement complet. Il a donc pu écrire toutes les informations collectées durant ses années de doctorant tout en y incorporant de nouvelles données récoltées en tant qu’enseignant en japonais. Les 380 pages du livre nous livrent ainsi un palmarès de sens et d’utilisation du « mot-caméléon » qui ajoute du sens à sa traduction en français : « chose ». Quelque chose de flou, de concret ou d’abstrait, de matériel ou non, que la langue japonaise manipule à son gré, le vidant peu à peu de sa signification première pour ne laisser qu’une coquille uniquement fonctionnelle.

… intéressant et documenté sur « mono »

Pour attester de cette métamorphose de « mono », Jean Bazantay a utilisé un grand nombre de résultats de recherches menées sur différents outils d’apprentissage, notamment des bases de données universitaires. Il a également utilisé plusieurs journaux, blogs et fenêtres de chats numériques pour approfondir et nuancer sa réflexion sur le sujet. Cet ouvrage nous amène donc à la découverte de « mono » de manière scientifique et linguistique. Il est intéressant de souligner que le livre s’attarde sur un contenu innovant encore débattu par la communauté scientifique. Cela rend encore plus compte de la complexité et des changements de « mono ».

Une construction pensée…

La transformation du « mot-caméléon » progressive se retrouve également dans la construction du livre. Les premiers chapitres exposent les différentes significations du mot. Il s’agit alors d’un nom pouvant être traduit par « chose » et s’utilisant alors comme un nom. Il a donc la même utilisation que sa traduction et la même fonction : un nom qui en remplace un autre.

Cet objet peut tout aussi bien être quelque chose de concret : un kimono par exemple qui est d’ailleurs un nom composé avec le terme « mono » ainsi que le verbe japonais kiru qui signifie « porter ». Il s’agit ainsi d’un objet que l’on porte sur soi, un vêtement. Cette utilisation composite avec « mono » se retrouve aussi dans des mots japonais comme tabemono (« chose que l’on mange »), un aliment et bien d’autres.

Estampe d’un yōkai (mononoke) par Kawanabe Kyōsai (Domaine public / Wikimedia Commons)

Exposition Kimono : Au bonheur des dames, Musée Guimet. Catalogue n° 23, p. 48 (Wikimedia Commons, photo de Ismoon)

Mais « mono » peut très bien désigner un élément abstrait comme dans mononokeIl donne ainsi un sens, une forme voire un nom a de nombreux concepts comme la peur, la surprise, la colère et bien d’autres encore. Cette utilisation du mot se rapproche beaucoup de celle de monosugoi (« effrayant ») dans lequel sugoi voit son sens être amplifié par la présence de « mono » et le rend par la même occasion plus concret. Cette utilisation de conceptualisation se retrouve dans de nombreux mots de la langue japonaise comme monogatari (« des choses racontées » littéralement) qui signifie récit en français.

… pour tout le monde ?

Par ces simples exemples, Jean Bazantay expose la multiplicité d’utilisations du mot et permet d’en appréhender les premières bases. L’auteur a voulu les rendre accessibles aux japonisants ou non-japonisants curieux. Pour ce faire, il a décidé d’illustrer l’ensemble de sa réflexion avec plusieurs exemples de phrases en japonais qu’il a ensuite découpées, détaillées et traduites. Cela permet de mieux visualiser les idées et les concepts que veut expliciter l’auteur. Une bonne approche, mais qui n’a pas totalement réussi son pari…

À la découverte de « mono » : un ouvrage trop complexe ?

On va être direct : non, Le nom formel japonais mono n’est pas fait pour être lu par tout le monde. Les premières pages peuvent le laisser supposer par la construction et la narration qui présentent les choses de manière simple. Mais on remarque très vite que la lecture du reste du livre se complique et requiert plus d’effort de compréhension. Et pour cause, ce qui a été montré dans les précédents paragraphes de cet article ne sont que les premières pages comprenant l’avant-propos ainsi que le début de l’introduction. Mais ces pages sont essentielles pour bien comprendre la démarche scientifique se cachant derrière l’ouvrage. Car oui, cet ouvrage est plus qu’un manuel en linguistique de japonais. Il s’agit avant tout d’une synthèse de thèse. Un recueil universitaire en recherche sur la langue japonaise qui a été révisé puis édité aux Presses Universitaires de Bordeaux, dans la collection Linguistica.

Une construction académique…

Il est donc construit de manière à répondre aux exigences académiques en proposant une introduction au sujet de manière assez simple pour ensuite creuser une questionnement, une réflexion. C’est donc normal de présenter les premiers exemples de l’utilisation de « mono » à partir d’extraits tirés de contes d’enfants. Ainsi, à la manière des jeunes Japonais, on découvre ensemble les multiples utilisations de ce « mot-caméléon ». On part des bases pour plonger progressivement dans les méandres de la grammaire et de la linguistique japonaises. Et la première partie fait tout de suite déchanter. Jean Bazantay a construit son travail de manière logique. On commence par traiter du mot « mono », de son sens et de ses différentes utilisations. Il convient alors d’expliquer la première difficulté : qu’est-ce la différence entre nom substantiel et nom formel ? Pour différencier les deux, il est indispensable de comprendre la notion même de « nom ».

« [Le nom] a un sens logique et philosophique de signe qui dénomme les choses de la réalité (en anglais name) et une valeur grammaticale, celle de substantif (en anglais noun). » – page 25

Ainsi lorsque l’on voit « mono » dans une phrase, il est obligatoire de se demander si cette dernière est compréhensible ou non sans la présence de ce dernier. Si oui, on parle de mono avec un sens substantiel comme dans la phrase konna toko ni mono o okun ja nai. Traduisible littéralement par « Il ne faut rien poser ici », le mot « mono » (chose) est presque superflu. On n’a pas besoin de rajouter le mot « objet » pour la comprendre. En revanche il est indispensable dans le cas suivant : kami to kaku mono o kashite kudaisai. Si l’on traduit vulgairement, on dirait « Prête-moi du papier (ET QUELQUE CHOSE) pour écrire. Sans lui, la phrase n’aurait aucun sens, on parle alors de nom formel.

…de plus en plus pointue…

Rien qu’avec le paragraphe précédent, il est possible qu’une partie des lecteurs commence déjà à grimacer de perplexité. Nous n’entrerons pas plus dans les détails mais sachez tout de même que l’ensemble de l’ouvrage se complexifie au fur et à mesure des pages. Nous sommes face à une construction académique logique, analysant et interprétant toute démonstration scientifique quelle qu’elle soit. Jean Bazantay expose ainsi clairement les différentes données qu’il a su récolter et synthétiser sur différents supports. Cet ouvrage n’est clairement pas à la portée du premier venu mais très au clair de son appartenance à une niche littéraire : celle des parutions scientifiques.

… mais logique.

Ainsi, bien que n’étant pas de la littérature au sens de romans ou d’autres livres plus accessibles, Le nom formel japonais mono répond parfaitement à son questionnement. Son sous-titre sur la couverture « Approche sémantique, syntaxique et énonciative » permet d’englober l’ensemble des informations fournies au cours de la lecture : un découpage logique, partant du mot seul jusqu’à sa fonction purement utilitaire qui permet d’entrevoir la complexité d’une langue comme le japonais. Et il est normal pour Jean Bazantay de nous présenter une telle démarche telle quelle. Il nous a déjà présenté ses prédispositions pour de tels textes en linguistique appliquée et didactique du japonais par exemple.

Travail académique

Ainsi, il a participé à Apprentissage d’une langue éloignée: analyse des erreurs d’apprenants francophones disponible chez Lambert-Lucas. Un de ses travaux est directement consultable sur HAL, et montre sa thèse universitaire La chose pour le dire : mono en japonais contemporain : approche sémantique, syntaxique et énonciative. Enfin, l’ensemble de ses travaux universitaires est listé sur le site de l’INALCO.

À la découverte de « mono » : une alternative poétique

Les années douces

Les Années douces ©Philippe Picquier

Les années douces Taniguchi

Cases provenant de la version manga des Années douces ©Casterman

Le concept de « mono » est un marqueur important de la complexité de la langue japonaise. Jean Bazantay l’expose très bien et de manière scientifique et universitaire dans tout son ouvrage. Mais cela peut rebuter certains non-japonisants qui peuvent penser qu’un tel savoir n’est pas à leur portée. Aussi, il est également possible de s’intéresser au « mot-camélon » par la voie non pas académique mais poétique et littéraire du mono wa aware.

Les Années douces

“Vous ne pouvez pas accepter un bonheur qui n’est pas pour toujours?” – Les Années douces, Hiromi KAWAKAMI

Cette citation de la romancière Hiromi KAWAKAMI expose parfaitement ce concept spirituel japonais mis en avant pour la première fois par Motoori NORINAGA. Le mono no aware apparaît donc comme la contemplation d’une chose éphémère, d’un bonheur passager du moment présent. C’est d’ailleurs cette philosophie qui est mise en avant dans le roman Les Années douces ainsi que dans son adaptation en manga. Chaque case de Jirô TANIGUCHI permet d’immortaliser les petits bonheurs de la vie qui méritent d’être vécus. Au final, Les Années douces est un excellent moyen de s’intéresser au mot « mono » de manière légère. Une alternative possible avant de plonger dans des livres plus complexes comme celui de Jean Bazantay.

 

Retrouvez toutes les informations sur Le nom formel japonais mono sur le site des éditions PUB.

 

Au final, Le nom formel japonais mono est un parfait exemple de ce qu’est la recherche scientifique sur une langue. Il met en avant toute la méthodologie analytique et syntaxique propre à cette branche de la littérature. Cela permet d’en découvrir plus sur sa complexité. Destiné aux japonisants et aux non-japonisants ayant un certain bagage universitaire, il permet de questionner et synthétiser un sujet de différentes manières. Il demande un investissement intellectuel important mais sa densité n’a d’égal que le plaisir de la réflexion et de la compréhension. Ce livre, c’est quand même quelque chose !

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