Détective Conan : une affaire de styles, par Pierre-William Fregonese
C’est en 1994 que Détective Conan fait son apparition. De son vrai nom Shinichi, ce jeune homme prodige à l’avenir tout tracé se voit réduit à un corps d’enfant suite à une mauvaise rencontre. De cet évènement s’ensuit une longue série de crimes et d’enquêtes pour retrouver ceux qui l’ont fait rétrécir, et revenir ainsi à sa taille adulte. Un titre dont tout le monde a déjà entendu parler, même sans le connaître. Et pour cause : cette année sort le 100e tome au Japon. Un long titre qui n’a pas cessé de vivre au pays du Soleil-Levant où il accompagne déjà 2 générations de fan, depuis 27 ans. Un titre, un auteur, et une histoire que nous présente l’ouvrage Détective Conan : une affaire de styles chez Pix’n Love. Pour l’occasion de sa sortie, Journal du Japon a rencontré Pierre-William Fregonese, son auteur.
Journal du Japon : Bonjour et merci d’avoir accepté de nous rencontrer. Pour commencer, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Pierre-William Fregonese : Je suis ce qu’on appelle en France maitre de conférence à l’université de Kobe. Je suis donc enseignant-chercheur en études culturelles comparées entre l’Europe et le Japon, et je suis spécialisé sur les influences réciproques en termes de « Geek Culture » ou « Pop Culture ». À côté de ça j’écris pour divers magazines et revues comme Rockyrama pour le cinéma et Otomo pour la culture japonaise, et j’ai aussi un podcast sur Gamekult qui est un site de jeux vidéo. Le tout toujours dans les domaines soit du manga, de l’animation, du jeu vidéo ou du cinéma.
À la base je suis spécialisé dans tout ce qu’on appelle le soft power. J’ai fait mon doctorat là-dessus. Je me suis retrouvé plusieurs fois au Japon, en tant que chercheur invité, et puis une chose en entrainant une autre je me suis installé ici. Je vis à Kobe qui est une ville calme et agréable, où il y a peu de tourisme, et j’enseigne à des étudiants japonais qui sont aussi très agréables.
Quelle est votre relation avec le Japon ?
Comme pas mal de personne de la génération de la fin des années 80 j’ai un lien avec le Japon qui est assez fort puisque j’ai découvert la culture japonaise bien sûr par les animes et les mangas. Je viens d’Auvergne, alors le Japon c’était un peu le dépaysement. J’ai découvert ce monde dans ma bibliothèque locale, et à la fin du Club Dorothée. J’ai donc directement commencé par la culture populaire, Dr Slump, Ramna ½, Dragon Ball, City Hunter etc. et aussi au travers des jeux vidéo puisque j’ai toujours été un grand joueur de J-RPG, comme Dragon Quest, Final Fantasy etc. Quand je me suis mis à travailler, j’ai eu un parcours classique : classes prépas, Histoire, sciences politiques… toujours en traitant de l’influence culturelle, à savoir comment on transmet une culture. Au départ j’ai travaillé à la fois France-Grande Bretagne et France-Japon, puis je me suis finalement spécialisé sur France-Japon. La France-Grande Bretagne me tenait à cœur car je suis un grand fan de Doctor Who, j’aimais beaucoup travailler dessus. Mais j’ai finalement choisi de me consacrer uniquement à la France-Japon. J’ai essayé faire en sorte que mon cursus pro et universitaire regroupe mes intérêts.
Quelle est votre relation avec Détective Conan ?
J’ai découvert Détective Conan au lancement, au travers du manga que j’ai trouvé dans la bibliothèque de ma petite ville. Ce n’était pas volontaire, plutôt au hasard. Je suis tombé dessus, je lisais sur place. À l’époque on avait beaucoup de temps puisqu’on avait pas d’internet. Il n’y avait donc que ça à faire. C’était à la fin primaire/début collège, et j’ai tout de suite accroché.
Est-ce Détective Conan qui vous a ouvert au monde des enquêtes policières, ou étiez-vous déjà un habitué du genre ?
J’étais déjà un petit peu familier avec les grands noms du polar d’aujourd’hui et de l’époque. J’avais déjà lu Agatha Christie, Conan Doyle avec Sherlock Holmes ou Maurice Leblanc avec Lupin, et j’aimais bien la série Columbo. C’est pour ça que j’ai tout de suite adhéré à Conan, et ça m’a permis de faire des aller-retours : quand je lisais Détective Conan, je découvrais des œuvres comme par exemple Le Signe des quatre qu’adore Shinichi Kudo. Le manga m’a toujours fait ça, pas forcément que Conan mais par exemple City Hunter aussi qui m’a permis de voir des films policiers que je n’avais pas vu comme Dirty Harry. Pour moi la culture ça va dans les deux sens.
Dès l’introduction on sent un certain amusement dans l’écriture. Vous semblez vouloir traiter de Détective Conan de la même manière que Shinichi Kudo cherche à décrypter une scène de crime, pouvez-vous nous parler de cette aventure qu’a été l’écriture du livre ?
J’ai écrit un livre sur City Hunter l’année dernière qui était une demande de mon éditeur, Pix’n Love, qui est un très grand fan de Tsukasa Hōjō. Pendant l’écriture, je pensais constamment à Gosho Aoyama. Les parcours sont très similaires : ils sont de la même génération, ils ne viennent pas de Tokyo mais découvrent la capitale pendant leurs études, les deux débutent par un manga policier, Cat’s Eye et Kaito Kid, les deux vont ensuite faire de la comédie policière, City Hunter et Détective Conan. Il y avait vraiment beaucoup de points communs. Ça me trottait dans la tête et j’ai eu pleins de signes. Par exemple, j’ai fait une interview de Jean-Paul Césari, le chanteur du générique de City Hunter, qui m’a dit avoir aussi fait le générique de Détective Conan. Finalement, j’ai proposé ce livre à mon éditeur. On va arriver au tome 100, alors pourquoi pas écrire sur Détective Conan ? Ce livre est donc parti du précédent : tous les signes que j’y voyais m’ont amené à l’écriture de celui-ci.
Dans cette même introduction, vous remerciez vos parents de vous avoir laisser chercher des indices dans toute la maison pour votre plaisir d’enfant. Avez-vous eu envie, en grandissant, d’écrire votre propre enquête ?
J’ai deux manuscrits de roman que je cherche à publier, dont un policier. C’est un peu la croix et la bannière pour trouver un éditeur de fiction, il y a beaucoup de concurrence et puis surtout il y a la crise du papier qui est terrible. J’aimerais beaucoup publier mon roman, alors je croise les doigts. L’histoire se passe au Japon, dans le milieu universitaire, que je connais très bien.
La passion de l’intrigue
Haibara semble être un personnage qui vous touche particulièrement. Pourquoi ?
C’est marrant parce qu’Haibara était vraiment, à mon époque, le personnage préféré en France, avec le Kid. Sur les forums de fan, il y a une 20aine d’années, on le voyait beaucoup. Moi c’est un personnage que j’adore pour plusieurs raisons. Déjà, c’est un personnage qui a été très difficile à écrire : faire rajeunir un jeune garçon, bon ça passe, mais faire rajeunir une fille… avec le côté de l’ultra sexualisation du manga japonais, c’est très compliqué pour éviter tout ce qui peut être tordu et Aoyama s’en est très bien sorti. J’adore le chapitre où elle se révèle, avec les feuilles mortes qui passent etc. C’est une super scène. C’est un personnage qui au fur et à mesure s’est imposé. Elle raconte beaucoup l’histoire du manga, le lecteur sait sur quel pied danser avec elle. Quand elle a peur, le lecteur se dit qu’il y a une menace, quand elle est plus calme, c’est que ça va. C’est le détecteur d’hommes en noir, elle a cette fonction, et elle transmet cette peur d’être capturée.
En revanche, je ne dirais pas que c’est mon personnage préféré. Quand j’étais plus jeune, c’était clairement Kaito Kid et son côté flamboyant. Mais maintenant, il y a deux personnages que j’aime bien : Kazuha, que je trouve très bien écrit, et Sera, qui est très original. C’est un personnage qui casse les codes. En japonais, elle n’utilise que des manières de parler purement masculine. Elle est une sorte de mixte entre plusieurs personnages comme Heiji et Ran, mais en étant plus indépendante. J’aime bien les personnages féminins dans Détective Conan.
Y-a-t-il une enquête qui vous a particulièrement marquée ?
Ça peut paraitre un peu idiot, mais la première qui marque est pour moi la toute première enquête, à Tropical Land. On commence le tome 1 avec une mort ultra sanguinolente à laquelle je ne m’attendais pas du tout. J’ai découvert ça très jeune donc forcément ça marque. Puis c’est là qu’on découvre le personnage de Gin, donc c’est un peu le moment où tout est concentré. J’ai trouvé ça génial, et c’est ce qui m’a donné envie de découvrir la suite. Après, pour moi, la meilleure affaire au sens large c’est évidemment La Sonate pour un crime au clair de lune qui est une affaire vraiment dingue, avec une fin très tragique, qui m’a fait penser à un épisode spécial de Doctor Who où on a tout au long de l’épisode le docteur qui veut sauver un personnage, qui à la fin se suicide car finalement il n’arrive pas à échapper à ses démons. On trouve de moins en moins ça : la fatalité. Cette enquête est magnifique, et je trouve que c’est l’enquête la mieux écrite. Pour moi, beaucoup des meilleures enquêtes se trouvent au début du manga qui sont plus sanglantes et plus impressionnantes. Avec le temps, c’est de celles-ci dont on se souvient le plus.
Dans le chapitre 8, après avoir décortiquer les codes des films Conan, vous parlez des différents films préférés de différents intervenants. Et vous, quel est votre préféré ?
Mon film préféré, et ça ne va pas être original j’en suis désolé, c’est Le fantôme de Baker Street que je trouve absolument génial. Ils sont projetés dans une réalité virtuelle et tout tourne avec le personnage de Jack l’Eventreur. C’est un film qui illustre tout à fait un pan hyper important de la littérature policière, celui du lien entre Sherlock Holmes et Jack l’Eventreur, puisqu’il y en a un qui n’a pas existé mais aujourd’hui beaucoup de monde pense qu’il a existé, et à l’inverse l’autre qui a réellement existé mais aujourd’hui on pense qu’il n’est qu’un personnage de fiction. Dans le film il y a cette idée-là en fond et c’est très bien fait. Je ne sais pas s’ils avaient cette intention-là en le réalisant, mais je trouve ça absolument génial.
Un autre film, c’est le 23, Le poing de saphir, pour plusieurs raisons : déjà, le côté valise à la Carlos Ghosn, et puis la présence du Kid qui est vraiment sympa. Le film casse l’une des règles d’Aoyama qui était de ne pas faire sortir Conan du Japon, puisqu’il n’a pas de papiers. Et puis j’ai aussi aimé le côté romantique avec Kid qui séduit Ran.
Gosho Aoyama : un auteur qui fait les choses en grand
Vous soulevez la problématique de l’influence que peuvent avoir les œuvres policières sur certaines personnes dans le chapitre 7 dédié à l’analyse sociologique dans Détective Conan. Pouvez-vous nous en parler ?
Le Japon a été traumatisé par les suites d’un film de Kurosawa qui est sorti au début des années 60, Entre le ciel et l’enfer, qui parle du rapt d’un enfant. Dans ce film, les ravisseurs ont une technique ultra ingénieuse pour récupérer l’argent, qui passe par les toilettes d’un train en marche. Suite à ce film-là, il y a eu beaucoup de rapt d’enfants qui utilisaient la même technique pour se faire payer. Ce fut un gros problème dans la société japonaise car il s’est dit que ce n’est pas tant le film qui a poussé au crime, mais qui a donné une solution pratique pour le réaliser. Aoyama a toujours dit qu’il était très embêté par ça. Il n’a jamais voulu donner de techniques trop réalistes, alors ce qu’il fait c’est qu’il s’inspire des tendances. Au Japon, par exemple, il y a une législation qui est très sévère pour détenir une arme à feu. Les attaques sont donc souvent au couteau, et depuis quelques années il y a le phénomène de l’arbalète, car il n’y a aucune législation stricte dessus. On voit que la pop culture le reprend peu à peu, avec par exemple le dernier jeu Yakuza qui montre un gang armé d’arbalètes, et on le voit aussi dans Détective Conan. Aoyama va donc suivre les tendances plutôt que d’en impulser. Il ne souhaite pas influencer.
Avez-vous pu rencontrer Gosho Aoyama ?
Non, et ce pour une raison très simple : Aoyama a de gros problèmes de santé, et lorsque je l’ai contacté pour ce livre il m’a fait passer le message que les interviews étaient réservés aux japonais. Mais je ne désespère pas, peut-être un jour !
Vous êtes-vous rendu au Gosho Aoyama Manga Factory à Tottori ?
Oui, j’aime assez bien de manière générale les lieux thématiques au Japon. Je les trouve assez bien fait, j’ai d’ailleurs mon pass annuel pour le parc Universal d’Osaka… Je ne sais pas si c’est à mon honneur, mais j’aime bien les lieux comme ça. Il y a un petit côté pèlerinage aussi à chiner les lieux un petit peu en lien avec Conan, les mangas, les jeux vidéo etc. Sa région natale met le paquet sur Aoyama. Conan est mis à l’honneur à la fois pour le tourisme et pour la prévention. Conan fait partie du quotidien des japonais. Ça continue.
D’ailleurs, que pensez-vous de la longueur du titre ? Est-ce pour vous une aubaine qui vous permet de profiter encore et encore des enquêtes de Shinichi, ou est-ce selon vous une dérive du système du manga à succès interminable ?
J’aime beaucoup les œuvres qui n’ont pas de fin, c’est mon côté romantique. Mais c’est vrai que je pense que les affaires échos et les personnages échos ont tendance à se multiplier, ce qui fait qu’il y a beaucoup de redites. Ça explique deux choses : la présence de plus en plus notable du Kid, et aussi de l’Organisation. Car il y a deux problématiques : il faut trouver les techniques de meurtres, mais aussi renouveler les mobiles. Et ça ce n’est pas évident. Aoyama se tourne donc vers les mécanismes cachés et les énigmes avec le Kid et l’espionnage, le roman noir avec l’Organisation. L’accent est vraiment mis dessus par la récurrence des apparitions. Et moi j’avoue que j’ai une préférence pour les enquêtes même très banales. La force de Conan sont les fillers : les Détectives Boys, les petites enquêtes… Ce n’est pas forcément la grande manipulation, mais plutôt les enquêtes au bord de la mer, à la montagne avec Heiji et Kazuha… Alors, oui, personnellement, la tournure que ça prend me plait moins. Mais Gosho Aoyama a régulièrement dit qu’il voulait une fin pour Détective Conan alors je suis plutôt mitigé : d’un côté je préfère quand les œuvres n’ont pas de fin, de l’autre je n’aime pas forcément la tournure de Conan.
Vous terminez votre ouvrage sur l’épineuse question de la fin. De votre côté, pensez-vous que la fin de Détective Conan approche ?
Non, je pense qu’elle n’approche pas. Il y a une bonne galaxie de spin-off qui marchent, les films aussi… Et à côté de ça, on vient à peine de connaître l’identité de Rhum, alors que les enquêtes qui suivent rajoutent encore des personnages. C’est une œuvre chorale assez compliqué à gérer. À mon humble avis, l’histoire va encore durer quelques années car tous les éléments ne sont pas encore positionnés pour arriver à une fin.
Et puis aussi, il ne faut pas oublier que Gosho Aoyama est un grand fan de drama, shojo, comédies romantiques, et que les relations n’en sont encore qu’à leur début : Ran n’a embrassé Shinichi que sur la joue, et Heiji n’a même pas encore déclaré son amour à Kazuha. Il y a un petit côté feu de l’amour.
Avez-vous des hypothèses sur cette fin ? Ou bien une volonté ?
Quand on a fait la couverture du livre, à l’origine l’éditeur m’avait proposé cette même image avec le commissaire à la place de Gin. J’ai donc demandé à le remplacer par Gin, pour deux raisons : la première c’est que c’est pour moi la rencontre entre le roman policier classique et le roman noir, l’opposition au sein de Conan qui est très symbolique ; et la deuxième car j’ai pensé, et au vues des retours de fan que j’ai eu il semble que j’ai eu raison, que c’était la fin que la plupart d’entre nous aimerait : Gin face à Conan. Pour moi, Gin est l’une des plus grandes réussites du manga. Avoir mis le binôme Holmes/Watson en face du retour, avec Gin et Vodka, marche super bien. Je verrais bien un grand final face à Gin, pas forcément avec un énième twist sur le chef des Hommes en noir, mais je pense que la fin fera participer tout le monde. C’est quelque chose que Aoyama adore, et je pense que c’est ce à quoi on aura le droit. Je pense donc qu’on aura une fin chorale, avec tous les personnages. Mais c’est quelque chose de compliqué à gérer, notamment avec la temporalité du manga, puisqu’il ne faut pas oublier que depuis le début il n’y a qu’un an qui s’est écroulé.
Ce que j’aimerais, à titre personnel, ce serait de finir sur une enquête classique, un filler, au bord de la plage. Pourquoi pas même là où ça a commencé. Mais je pense que ça finira en mode blockbuster avec tous les personnages.
Quelle est la suite des aventures pour vous ?
Je pense en avoir fini avec les biographies d’auteur, et je suis particulièrement content de cette sortie qui arrive en même temps que celle de l’ouvrage de One Piece. L’auteur est d’ailleurs un grand fan de Détective Conan ! Voir ces deux ouvrages sortir en même temps en France, tous deux étant au 100ème tome… J’ai trouvé la symbolique très belle.
La première suite c’est que je cherche un éditeur pour mon propre roman policier, et la deuxième suite c’est mon projet actuel, ce podcast d’analyse du jeu vidéo sous un angle littéraire que j’ai lancé avec Gamekult qui s’appelle Iro Iro qui veut dire « Varié ».
Avec une écriture aussi limpide que nous retrouvons dans Détective Conan : une affaire de style, qui se dévore, on ne peut qu’espérer que Pierre-William Fregonese trouve un éditeur pour publier son roman policier qui, avec tout le background de l’auteur, nous donne déjà bien envie d’en savoir plus ! En attendant, vous pouvez retrouver l’auteur sur Twitter et dans son podcast Iro Iro, ainsi son livre chez Pix’n Love.
Belle initiative.