Le senryû, un poème drôle et mordant en phase avec son époque
Le senryû est un poème qu’on pourrait qualifier de haïku comique, satirique, subversif et mordant, qui a été popularisé au 17e siècle à Edo (actuelle Tokyo). Véritable témoignage d’une époque et de ses mœurs, il n’a pas tout à fait disparu, puisque aujourd’hui ce sont les salarymen et les lycéens qui en composent pour critiquer, avec une bonne dose d’humour, leur quotidien. On vous présente cette forme poétique qui permet d’en apprendre un peu plus sur la société japonaise avant d’analyser quelques senryû récents.
Qu’est-ce qu’un senryû ?
Le senryû (川柳) s’inscrit dans la longue lignée de poésies japonaises et dérive du hakkai comme le fameux haïku, dont il reprend également la rythmique. C’est un genre qui acquiert ses lettres de noblesse au 18e siècle, mais qui déclinera assez vite, à cause de la censure et d’une inspiration qui faiblit face au manque de sujets à traiter. Là où la poésie classique permet de puiser son inspiration dans la nature et la vie dans sa globalité, le senryû, caustique et satirique, se concentre sur la vie quotidienne et sur les vices des personnages observés.
Haïku et senryû sont formés de 17 sons qui se décomposent en 5 syllabes, 7 syllabes, 5 syllabes, même s’il arrive que le senryû déroge à cette règle. Malgré le lien de parenté fort entre ces deux types de poésies, le senryû est un genre bien plus libre qui n’est pas régi par les codes du haïku. Ce dernier traite de la nature, avec un vocabulaire des saisons (le Kigo, 季語) qui permet d’ancrer immédiatement dans l’esprit du lecteur l’ambiance du poème et de lui rappeler une image ou une émotion familière. C’est un genre codifié, avec notamment l’obligation d’inclure un kireji (切れ字 ou mot de césure) qui permet de scinder ce court poème en deux parties, de jouer sur sa rythmique ou d’appuyer sur la fin.
En revanche, le senryû, qui se veut plein d’humour, ne s’encombre pas d’un vocabulaire imposé ni de codes structurels. Il est apparu avec la classe populaire des Chônin (町人, littéralement des citadins, regroupant marchands et artisans) pour tourner en dérision les puissants, se moquer des autorités, et croquer les traits caractéristiques des représentants des diverses classes sociales qui se mélangeaient dans la capitale Edo.
« Une gentille petite sœur il a, et le voilà Sire Nimurai »,
Dans ce senryû, on se moque d’un parvenu qui aurait offert sa sœur à un daimyô, en l’échange d’un titre de samouraï. Mais ne le méritant pas, on le désigne par nimurai en jouant sur le SA de Samurai et de SAN (« trois ») et en le substituant par NI (« deux »), moins élevé. C’est un exemple parlant du ton subversif et cynique qui peut se dégager de ce type de poésie, qui va ravir les classes populaires qui ont enfin un moyen de s’exprimer comme elle l’entendent.
C’est un genre moins noble que le haïku, qui offre toutefois un tableau très précis de son époque et qui constitue une grande source d’informations pour les historiens. Grâce à la lecture de ces senryû, et en gardant en tête que les traits sont souvent grossis par la satire, ils peuvent se faire une idée assez claire de la vie d’un moine, d’un noble, d’une courtisane ou d’un guerrier durant des activités moins nobles que celles dépeintes dans les récits d’époque. En cela, c’est une forme d’art qui se rapproche de certaines formes du théâtre kabuki (歌舞伎) ou de l’ukiyo-e (浮世絵), les estampes japonaises apparues à peu près à la même époque, qui se caractérisaient également par la représentation du monde d’alors, avec ses belles femmes (les Bijin), ses marchands grotesques ou ses guerriers sans gloire.
Dans le senryû, on retrouve les lieux importants de l’époque, notamment le quartier des plaisirs de Yoshiwara que fréquentaient assidûment les marchands, les bourgeois, les samouraïs et même les moines, qui deviennent les cibles de moqueries faciles dans ces poèmes. On en apprend également plus sur leurs voyages, leur vie quotidienne, leurs vices et leurs passions, grâce à l’utilisation de divers procédés humoristiques qui vont du jeu de mots à la parodie de dialecte, en passant par l’utilisation de mots vulgaires ou le recours à des expressions populaires et à des anecdotes historiques, qui résonnent facilement dans l’esprit du lecteur. Pendant environ 30 ans, ces senryû vont jouir d’une grande popularité auprès des habitants de la capitale sous l’égide d’un homme en particulier, Karai SENRYÛ, qui donnera son nom au genre.
30 ans de gloire pour ces haïkus comiques
À la fin du 16e siècle, les livres se diffusent au Japon grâce aux planches d’imprimerie rapportées de Corée après la guerre d’Imjin (1592-1598) durant laquelle le Japon mena des invasions infructueuses contre ce pays. Cela permet de diffuser le haikai à grande échelle et cette diffusion entraîne une remise en cause du genre. Trop aristocratique, il restait jusqu’alors réservé à une certaine élite. Mais une école, formée à Osaka, va décider de bouleverser les codes et de s’éloigner du modèle de poésie classique : il s’agit de l’école Danrin. C’est la première étape de sa transformation et de sa récupération par le peuple, qui ne va pas tarder à en faire l’un de ses instruments d’expression littéraire favoris.
Le genre qui naît de cette évolution se nomme le Maekuzuke et il s’agit pour les poètes de compléter avec leurs propres mots (sous la forme imposée de 7 syllabes + 5 syllabes) un poème existant de 5 syllabes (le Kasa) proposé par un arbitre-poète, lors de concours annoncés dans les librairies ou dans les salons de thé. Bien vite, les compositions tendent à l’humour et le fait que des prix (bol de riz, saké, argent, etc.) soit offerts transforment la participation en véritable compétition, entraînant paris et jeux d’argent. Cela mènera, quelques années plus tard, à l’interdiction de ces concours par les autorités pour éviter les dérives liées aux paris et la corruption.
Dans ce cadre, un arbitre va se démarquer, pour la qualité de ses jugements et ses choix de poèmes : il s’agit de Karai SENRYÛ, de son vrai nom Karai HACHIEMON (1710-1790). Il privilégie les réalisations qui parlent au plus grand nombre, et celles qui témoignent d’un sens de l’observation très pointu. Bien vite, les concours qu’il organise rencontrent un succès fou et de quelques centaines de participants en 1757, à ses débuts, on passe à plusieurs dizaines de milliers à peine 20 ans plus tard. Sa qualité d’arbitre lui vient de son métier de nanushi, une sorte de juge de quartier, qui lui permettait de côtoyer le peuple et d’en observer les caractéristiques principales. Fin observateur, il fait preuve de sévérité, mais possède plus de légitimité que bien d’autres arbitres. C’est ainsi que durant 30 ans, il va s’employer à choisir les meilleurs des senryû, qui seront regroupés dans une série de 167 recueils connus sous le nom de Yanagidaru et publiés de son vivant et bien après son mort, jusqu’en 1838. Si les premiers volumes regroupent les senryû choisis par Karai SENRYÛ, les suivants montrent un appauvrissement de l’humour, de la technique et des thèmes et une propension à tourner en rond, signe que le genre est en déclin.
Au début du 19e siècle, en pleine ère Tenpô (1830-1844), la société japonaise fait face à de gros changements et doit affronter des crises nationales (famines, insurrections, catastrophes naturelles) ou internationales (avec la pression américaine poussant à l’ouverture du Japon). L’heure n’est plus à la rigolade et une ambiance austère s’empare du pays, ce qui impacte évidemment les Arts de l’époque. C’est ainsi que le senryû subit la censure des autorités qui souhaitent contrôler les critiques, et que le genre s’éteint peu à peu.
La renaissance du senryû, un miroir de la société moderne
À l’orée du 20e siècle, avec la fin de l’ère Meiji (1868 -1912), le Japon se réforme, se développe et s’ouvre vers l’étranger. Par conséquent, la langue évolue et le senryû profite de cette vivacité nouvelle, en se réinventant un peu (avec ce qu’on appellera le Nouveau Senryû au début du 20e siècle) et sa diffusion parmi les ouvriers, avec le Senryû Prolétarien autour de 1925, montre qu’il reste un moyen d’expression apprécié par le « petit peuple ». Toutefois, les années de guerre (1939-1945) raviveront la censure et il faudra attendre la reprise économique et l’embellie qui suivront, dans les années 60, pour que la légèreté soit de nouveau autorisée dans les textes et dans les arts. Il va se démocratiser, en profitant de l’essor de la langue moderne jusqu’à pénétrer dans les entreprises…sous forme de concours !
Aujourd’hui, l’art du senryû est en effet pratiqué par les salarymen et les étudiants qui s’en servent pour critiquer avec humour les dérives de leur quotidien. Ils profitent chaque année de concours organisés à travers le pays pour envoyer leur création les plus cyniques, les plus drôles et les plus évocatrices, afin de remporter divers prix. On évoque souvent la vie triste et la solitude des habitants de l’archipel, contraints de travailler de longues heures durant ou d’étudier sans relâche pour se faire une place dans la société, et l’usage de ces poèmes permet de nous rappeler que les Japonais peuvent eux-mêmes se montrer très critique vis-à-vis de ce mode de vie. À la lecture des meilleurs senryû, sélectionnés chaque année parmi plusieurs dizaines de milliers de participants, on plonge au cœur de la vie nippone dans des scénettes qui ne peuvent que faire sourire les Japonais qui se retrouvent dans les descriptions qui sont faites de la vie d’entreprise et de ses codes absurdes ou dans celles évoquant écoles et lycées, qui parleront aux plus jeunes.
De la même façon que le hentai est utilisé pour exorciser certains vices et certaines frustrations, on se sert de ce senryû pour mettre des mots sur un mal-être et sur les maux de la société. Une sorte d’humour thérapeutique, qui fait du bien – on l’a vu quand certains survivants de la catastrophe de Fukushima ont rédigé des senryû pour évoquer leur peine – et qui offre une lecture très juste à ceux qui veulent comprendre plus en profondeur la manière dont les Japonais perçoivent le monde dans lequel ils vivent.
Exemple de senryû : humour, cynisme et choc générationnel !
Pour appréhender le senryû contemporain, qui ne respecte plus forcément la rythmique classique, décortiquons quelques poèmes récompensés ces dernières années durant les fameux concours. Dans cette brève sélection, les procédés humoristiques sont variés et les thèmes privilégiés démontrent que chacun peut se lancer dans l’écriture d’un senryû, s’il est suffisamment observateur et taquin !
Kaisha he ha, kuru na jôshi, ike to tsuma
Le patron demande à son employé de ne pas venir (pour cause de Covid) mais de l’autre côté, la femme de l’employé lui intime l’ordre d’aller au travail. On comprend que pour la femme au foyer japonaise, ce bouleversement dans les habitudes de travail avec le mari à la maison n’a pas forcément été très apprécié !
Remoto de, benri na kotoba, « Kikoemasen »
Ici, c’est un travailleur, placé en télétravail, qui affirme que le mot le plus pratique en télétravail, c’est « je ne vous entends pas ! ». Un exemple qui parlera à tous ceux qui ont eu à faire à des réunions vidéo au cours des derniers mois, qu’ils soient japonais ou non !
Digikame no, esa ha nanda to, mago ni kiku
Le ressort comique de ce senryû repose sur le mot kame, ici écrit en katakana (カメ), qui s’inclut dans le mot-valise デジカメ, DejiKame soit Digital Camera, et l’autre sens de Kame (亀) qui est tortue. Un grand-père demande alors à son petit-fils : « quel type de nourriture faut-il donner au DejiKame ? » pensant qu’il s’agit d’un type de tortue et non pas d’un appareil numérique.
Kachou iru ? Kaetta kotae ha : Irimasen !
Iru en japonais veut dire « avoir », « être » ou « il y a », mais peut également signifier « avoir besoin de ». Ici, l’humour repose sur ce double sens. Quelqu’un demande si le chef est là ou s’il y a besoin du chef, et la réponse est « non, il n’est pas là », ou « on n’en a pas besoin ! ».
Furareta to, Kanojo no burogu de, kekka shiru
Ce senryû, écrit par un lycéen, dénonce avec humour le manque de communication humaine à l’heure des réseaux sociaux. On peut y lire « je me suis fait larguer, je l’ai appris sur son blog ! ».
Insuta ni appu shita no ni, miyage nai
Dans la même veine que le précédent, l’auteur nous dit « je l’ai mis sur Insta(gram), mais je n’en ai aucun souvenir ! » pour pointer du doigt l’appétence d’une génération qui publie à tout-va, en oubliant parfois de vivre l’instant présent en vrai.
L’art du senryû a traversé le temps, difficilement, mais il constitue aujourd’hui une véritable source de connaissance pour les amateurs du Japon. À travers quelques lignes, les auteurs se livrent à cœur ouvert et peu importe l’époque – du 17e siècle à nos jours – on perçoit immédiatement dans ces images les caractéristiques de ce qui est moqué ou décrit avec ironie. C’est un genre atypique, dont on peut profiter grâce aux concours annuels et au talent d’auteurs qui parviennent sans peine à nous faire sourire !
Sources :
- Un Haïku satirique, le senryu, Jean Chollet, Publications Orientalistes de France, 1981
- A Brief Survey of Senryû by Women, Hiroaki Sato, Modern Haiku, 2003
- https://event.dai-ichi-life.co.jp/company/senryu/archive/34.html
- https://www.bgf.or.jp/senryu/2019/2019spring.html
- https://www.oricon.co.jp/photo/4883/