Le Sommet des dieux d’Imbert : divinement beau
Connu en Europe comme l’un des chefs-d’œuvre du mangaka Jirô TANIGUCHI, Le Sommet des dieux est à l’origine un roman de Baku YUMEMAKURA, publié entre 1994 et 1997 sous la forme d’un feuilleton. Un matériau de base adapté, entre 2000 et 2003, en cinq volumes par l’auteur de Quartier Lointain. Presque vingt ans plus tard, c’est une nouvelle adaptation, cette fois du manga en film d’animation par le français Patrick Imbert qui débarque dans nos cinémas le 29 septembre. L’occasion idéale de découvrir ou redécouvrir une œuvre fascinante sur les hauteurs et l’obsession.
« Y’a plus qu’à continuer »
Le roman d’origine n’ayant toujours pas été traduit, les lecteurs occidentaux n’ont découvert Le Sommet des dieux qu’à travers le travail d’adaptation de Jirô TANIGUCHI. Mangaka de génie, ce dernier a été, en France, le grand ambassadeur d’un manga dit « d’auteurs », ses œuvres contemplatives et ancrées dans le réel, L’Homme qui marche, Le Journal de mon père ou Quartier lointain trouvant chez nous un succès autant public que critique. Sa version de l’œuvre de YUMEMAKURA, écrite avec sa complicité, est un récit monumental : une fantastique ode aux montagnes autant qu’à ceux qui les défient, dessinée avec une précision chirurgicale qui lui avait valu, en 2005 au festival d’Angoulême, le Prix du Dessin. Adapter un tel chef-d’œuvre n’avait donc rien d’une évidence, et d’ailleurs, la production du film a commencé il y a presque neuf ans, en 2012. Un travail de longue haleine qui fait de l’œuvre d’Imbert une aventure presque aussi impressionnante que celle qu’elle raconte : l’ascension de l’Everest.
L’ascension, ou plutôt les ascensions. Car, en fait d’une histoire, Le Sommet des dieux en raconte trois. Celle de Makoto FUKAMACHI, reporter en mission à Katmandou. Celle de Jôji HABU, légende de l’alpinisme passée sous le radar depuis des années. Et enfin celle, bien réelle, des alpinistes anglais Andrew Irvine et George Mallory, disparus en 1924, à plus de 8000 mètres d’altitude, alors qu’ils étaient en passe de devenir les premiers hommes à conquérir l’Everest. Trois histoires dont YUMEMAKURA et TANIGUCHI, puis Imbert après eux, tirent un récit éminemment riche, où se mêlent la quête quasi mystique des sommets, et l’enquête sur ces hommes prêts à tout pour les atteindre dans laquelle se lance FUKAMACHI. En effet, en mission à Katmandou, le jeune homme entend parler de l’appareil photo de Mallory, un vieux Kodak Vest Pocket disparu et qui, s’il était retrouvé, permettrait de savoir si, ou non, l’alpiniste anglais avait atteint le sommet prêt de trente ans avant sa conquête officielle, en 1953. Pour retrouver l’appareil photo, le journaliste se lance sur la piste d’un grimpeur japonais obsédé par l’Everest et disparu depuis des années : HABU. Et c’est là l’une des grandes forces du Sommet des dieux. À travers le regard et l’enquête journalistique de FUKAMACHI, le film plonge dans un monde particulièrement codifié, celui des alpinistes d’exception, mais il le fait en employant la perspective d’un observateur extérieur à cet univers, dont le regard, chargé d’autant d’admiration que d’inquiétude, sert de relais à celui du spectateur. Et le format du film, avec sa voix off, ses slow-motions sur des détails que perçoit le jeune homme et son montage parallèle entre les époques, la recherche de FUKAMACHI et la jeunesse de HABU, est particulièrement adapté à ce genre d’enquête, montrant bien la façon dont, en se lançant sur les traces de HABU et de l’appareil de Mallory, FUKAMACHI s’enfonce dans une histoire qui l’obsède comme le sommet de l’Everest obsédait les deux hommes.
« Parce qu’il est là »
Cependant, Le Sommet des dieux n’est pas que le récit d’une enquête : il est aussi, et, même avant tout, celui d’une quête : celle de Habu, et, avant lui, de Mallory : celles d’hommes dont les vies sont toutes entières polarisées par les sommets, personnages à part entière, qui, dans le film, occupent une place de choix. En effet, si le manga de TANIGUCHI avait été salué pour la qualité de son trait, le moins que l’on puisse dire est que le film d’Imbert est à la hauteur de l’œuvre qu’il adapte. Quoi que son style soit différent, moins riche en détails, il n’en reste pas moins d’une beauté à couper le souffle, divinement beau, en particulier dans les scènes de montagnes, bien souvent monochromatiques, toutes en nuances : de gris, de bleu, de blanc ou de vert selon les moments, et qui presque toujours appellent une sensation de sublime au sens fort du terme : une beauté naturelle dépassant le beau et inspirant autant de crainte que d’admiration. Par contraste, les scènes urbaines sont beaucoup plus colorées (on pense à une en particulier, merveilleux jeu de lumière à travers une bouteille), donnant à l’ensemble un équilibre tout à fait singulier, entre tableaux atmosphériques de sommets obsédants et déserts, et chatoiements pleins de vie du monde à leurs pieds. Par ailleurs, en à peine une heure trente, il était impossible d’adapter les 5 volumes du manga, et Imbert et son équipe ont dû faire des choix et réduire les intrigues denses et touffues de l’œuvre d’origine. Le soin apporté à l’animation et aux décors, à la représentation quasi organique de la montagne permet alors d’oublier ces coupes sèches, le dynamisme et le gigantisme du film suffisant à maintenir la cohérence et la puissance émotionnelle d’une histoire qu’Imbert et les scénaristes Magali Pouzol et Jean-Charles Ostorero ont réussi à tronquer sans diminuer, à réduire sans affaiblir.
« Marcher, grimper, grimper encore. Toujours plus haut. Et après … »
Et si cela tient à quelque chose, c’est sans aucun doute aux personnages, tous aussi formidables les uns que les autres. Bien sûr, il y a HABU – parfaitement incarné, selon les époques, par les père et fils Lazare Herson et Éric Herson Macarel – aussi magnifique que détestable, à fleur de peau, révolté contre tout, de l’argent à la cigarette. Personnage absolu, égocentrique, trop entier pour le monde dans lequel il vit, parfois cruel, mais qui n’en reste pas moins admirable et fascinant, débordant parfois même d’une forme de tendresse bouleversante. Mais, derrière lui, dans son ombre et dans celle de son histoire, il y a les autres. Son rival, Tsuneo HASE autre monstre sacré des parois directement inspiré de l’alpiniste Tsuneo HASEGAWA, et ceux qui l’admirent. INOUE, le jeune Buntaro KISHI, et bien sûr FUKAMACHI. C’est dans l’articulation des relations entre ces derniers et HABU que le film révèle toute l’intensité de sa narration. Tout entier à son rêve et à son désir de hauteur, il n’a de cesse d’entrainer derrière lui ceux qui le regardent, et c’est là, peut-être, l’une des plus belles images du film. La façon dont, pour le meilleur comme pour le pire, les histoires appellent les histoires, et la façon dont les rêves se perpétuent et se prolongent de génération en génération. À ce titre, Le Sommet des dieux est bien plus qu’un récit d’alpinisme. Il est une réflexion particulièrement fine sur les ambitions et l’obsession. Sur les rêves et leurs coûts. En effet, il y a, dans la démarche d’HABU, dans sa solitude, dans l’intensité de sa détermination, dans sa rivalité avec HASE, dans ses remords, quelque chose qui dépasse largement le cadre de sa fascination pour l’Everest et qui rappelle les personnages prêts à tout sacrifier pour l’absolu de leurs rêves : ceux des romans de Kerouac ou de MISHIMA, Jay Gatsby ou le capitaine Achab. À ce titre, Le Sommet des dieux est un film débordant, rendu quasi mythologique par la démesure de ses décors autant que par la profondeur de son propos. Un film qui fait, plus que le récit d’une ascension physique et concrète au sommet d’une montagne, celui d’une élévation métaphorique. Et à chaque fois qu’HABU conquiert un sommet, à chaque plan le montrant au-dessus du monde, ou juste avant, en plein effort, ce qui se joue est autant un triomphe du corps, une prouesse physique, qu’une métaphore qui porte toutes les idées du monde : deuil, vie, création artistique, rédemption, perdition, et bien plus encore.
Pour les spectateurs et les lecteurs occidentaux, Le Sommet des dieux est entouré d’une singularité qui n’est pas sans charme. En effet, le film d’Imbert en est la troisième version, mais seules les deux adaptations, la sienne et celle de TANIGUCHI sont disponibles en dehors du Japon. Le roman original, lui, n’a toujours pas été traduit et est encore couvert, pour nous, du même voile de mystère qui plane autour de l’ascension d’Irvine et Mallory. Et c’est finalement dans ce rapport à une histoire légendaire, dans la façon qu’elle a d’en engendrer de nouvelles qui contribuent autant à l’éclairer qu’à créer de nouveaux mystères, que le film achève de convaincre. À l’image de FUKAMACHI, Imbert marche dans les pas d’un monstre sacré, profitant de la trace qu’il a laissée dans la neige pour écrire sa propre histoire : sensiblement différente, et en même temps sensiblement identique.
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En plus de permettre aux lecteurs de se replonger dans quelques scènes cultes du manga, le film Le Sommet des dieux est aussi l’occasion, notamment grâce à un montage sonore et un doublage d’exception, d’entendre ce que le manga suggérait : les bruits de la montagne et ceux que font les corps quand ils sont aux prises avec elle. Pour autant, il est bien plus qu’une « sonorisation » de l’œuvre de TANIGUCHI. Ingénieux dans sa mise en scène, magnifiquement dessiné, magnifiquement animé et porté par la musique d’Amine Bouhafa, il est une adaptation qui tient la dragée haute au matériau d’origine et qui vaut autant comme hommage que comme récit à part entière dont on aurait tort, lecteur du manga ou non, de se priver.