[EXPOSITION] Un vent de liberté souffle sur la ville : Tôkyô photographiée par Daidô MORIYAMA et Shômei TOMATSU
L’exposition-événement Moriyama – Tomatsu : Tokyo réunit plus de 400 photographies prises depuis les années 1950 jusqu’à nos jours par deux des plus illustres photographes japonais contemporains. Elle se tient à la MEP – Maison Européenne de la Photographie à Paris, jusqu’au 24 octobre 2021. Cette exposition inédite nous invite à plonger dans le Japon des marges, des anticonformistes et des exclus, et aussi à découvrir une modernité en construction dans le bouillonnement et le foisonnement de formes de la grande capitale japonaise, complètement révolutionnée dans cette période de l’après-guerre.
C’est donc aussi à une balade en ville à laquelle nous sommes conviés par deux de ses meilleurs observateurs qui n’ont cessé de la photographier, munis de leur appareil en bandoulière et armés de leur subjectivité, l’œil constamment en éveil. Les deux photographes capturent aussi bien des détails architecturaux, des scènes de rue, des jeux de lumières et de surface… que les « gens de Tokyo », et tout spécialement celles et ceux du Tokyo underground de Shinjuku – Shinjuku comme « un stade bondé du désir des personnes qui le remplissent », des quartiers de nuit comme le Kabukichô ou Shibuya, des bas-quartiers, mais aussi des quartiers chics, des gares, etc. L’exposition se déploie comme une série de portraits de la capitale japonaise, portraits du peuple de la nuit, des artistes, des dissidents, de la vie des ruelles et des allées sombres, des coulisses de la grande ville lumineuse, tout comme de son quotidien le plus banal.
Une exposition « rescapée de l’histoire »
« Ma première impression fut : « Il est extraordinaire. » Mais tout de suite après, je me souviens avoir pensé : « Quel connard. Tout juste bon à baffer. » »
C’est ainsi que Daidô MORIYAMA (né en 1938), alors âgé de 22 ans, décrit la première rencontre avec son aîné Shômei TOMATSU (1930-2012) dans un petit restaurant sombre situé en sous-sol du quartier de Tsukiji en 1961. Malgré cette première impression un peu mitigée, TOMATSU deviendra son ami, tout en restant à la fois une source d’inspiration et un mentor pour le jeune photographe.
L’exposition Moriyama – Tomatsu : Tokyo, imaginée par les deux artistes du vivant de TOMATSU, mais jamais mise en œuvre, rend enfin hommage au travail et à l’amitié de ces deux géants de la photographie japonaise grâce à la MEP qui a décidé de réaliser leur rêve, et, aux trois commissaires de l’exposition Simon Baker, Pascal Hoël et Frédérique Dolivet, avec le concours de Daidô MORIYAMA, lui-même, ainsi que de la veuve de Shômei TOMATSU, Yasuko TOMATSU.
Un chasseur d’images et un sociologue des rues
Né en 1930 près de Nagoya, Shômei TOMATSU commence sa carrière de photographe à Tokyo à partir de 1954, il est alors photoreporter. Il va très vite s’éloigner de l’objectivité et du réalisme exigés par la photo de reportage pour défendre une approche plus personnelle et plus intime de son art, avec des images fortes, très expressionnistes, influençant de nombreux photographes de sa génération. Il fonde l’agence VIVO avec cinq d’entre eux en 1959 – Eikoh HOSOE, Kikuji KAWADA, Ikkō NARAHARA, Akira SATO, Akira TANNO. Il pense que la photographie peut aider à réinventer le monde, il a confiance dans son rôle positif de média. Il affirmait que : « La réalité n’est pas reproduite, mais ranimée en tant que fiction sur une pellicule ou du papier. »
TOMATSU n’a pas photographié que la ville de Tokyo et ses habitants, loin s’en faut. Il est très connu par exemple pour ses séries réalisées à Nagasaki ou à Okinawa. Il s’intéresse aux petits métiers, aux acteurs et musiciens, aux soldats américains qui occupent les bases militaires au Japon, aux jeunes révoltés de 1968, aux filles des bars et des clubs de strip-tease (par exemple dans sa série Oh! Shinjuku publiée en 1969). Il porte un œil souvent désabusé et critique face aux changements de la société japonaise et à son américanisation. Il a documenté à sa façon les effets des bombes atomiques, de l’occupation américaine et de l’industrialisation rapide sur les modes de vie traditionnels au Japon. Il était particulièrement troublé par l’impact corrosif de la publicité et de la culture populaire américaines sur les petites îles japonaises plus isolées comme Okinawa.
Pour la série où il se concentre sur l’asphalte des rues, qu’il appréhende comme la « peau » de la ville, le photographe affirme avoir adopté le regard d’un chien errant : « je me suis forcé à marcher en baissant les yeux ». Il testera de nombreuses pistes comme en témoignes les 140 photos présentées dans l’exposition. Il fera, par exemple, poser des acteurs pour sa série Blood and Roses, utilisera la couleur dès les années 60. Il restera toujours indépendant ; mais s’il n’adhère à aucun groupe, il aura la volonté de transmettre avec la création de la WORKSHOP Photography School en 1974 en compagnie d’autres photographes dont Nobuyoshi ARAKI et Daidô MORIYAMA.
Photographier, c’est désirer
Le travail de Daidô MORIYAMA se distingue dès le départ de celui de son ami et mentor par ses aspects à la fois plus glamour et poétiques. Il adopte une attitude désinvolte et anticonformiste, peut-être plus « artistique » que son modèle. Originaire d’Osaka, il s’y initie à la photographie avec son premier maître Takeji IWAMIYA, avant de rejoindre Tokyo en 1961, où il assistera Eikoh HOSOE, déjà célèbre à l’âge de 28 ans. Il sera son assistant lors de la réalisation de la fameuse série Ba Ra Kei – Ordeal by Roses mettant en scène l’écrivain Yukio MISHIMA.
Entre 1961 et 1964, au Studio 43, MORIYAMA va beaucoup regarder les images de TOMATSU et s’en imprégner, avant d’entamer son parcours de photographe indépendant en 1964. Parmi les influences de MORIYAMA figurent aussi Eugène Atget, Weegee et William Klein, qui partageaient tous une même affection pour la dynamique de la vie urbaine. Mais aussi l’écrivain et poète de la Beat Generation, Jack Kerouac avec qui il partage un goût prononcé pour l’errance et la déambulation.
Membre du mouvement Provoke qu’il rejoint en 1968 – porté par le magazine culte du même nom où se rencontraient écrivains et photographes et où se mêlaient protestation politique et arts de la performance, son esthétique est alors représentative du style Are-Bure-Boke / アレ-ブレ-ボケ (« brut-flou-trouble » ou « granuleux-flou-sans mise au point »). Ce style, caractérisé par des photos décadrées au grain marqué, fut développé par la jeune garde japonaise à la fin des années 60, d’une part en réaction à la netteté et au côté lisse des images commerciales caractéristiques du boom économique d’après-guerre au Japon, et d’autre part en opposition au réalisme conventionnel prôné par les autorités politiques et culturelles de l’époque.
Mais son style personnel ne peut pas être réduit à cette formule. L’exposition témoigne de la diversité de ses approches. Il s’éloignera d’ailleurs de cette tendance « floue » pour, au contraire, proposer des cadrages précis et des photos très contrastées avec une grande force du noir. S’il privilégie le noir et blanc comme TOMATSU, il fait aussi des photos en couleur. Il expérimente, suit son instinct, prétend « vouloir aller au bout de la photographie elle-même » …
Bref, il tente tout et va au bout de ses obsessions. Il considère la photographie non pas tant comme un acte de création artistique, mais plutôt comme le fait de « faire des copies », un peu comme Warhol qui sélectionnait des images et les dupliquait. Se balader, main dans la main avec son appareil photo, de préférence un petit appareil qui ne se fait pas remarquer, et prendre en photo des voitures, des affiches, des écrans, des gens, des « gueules » en gros plan, des animaux… : c’est sa vie ! Le monde est un endroit érotique qui met en éveil les sens du photographe et lui donne envie de photographier tout et n’importe quoi. Le photographe le parcourt d’un pas rapide et capture, toujours en mouvement, ce qui lui fait signe. La grande ville est sa patrie, son « heimat », son « furusato », son village natal, son chez-soi.
Tout comme TOMATSU, il préfère la notion de séquence ou de série de photos qui créent une narration, aux grands tirages plus proches des tableaux. Il adore éditer des livres ou imaginer des revues dans lesquelles ses photos trouvent tout leur sens, comme avec Record, son magazine photo personnel, initié dès 1972.
En guise de conclusion, voici un tanka (poème court de 31 syllabes) de Shûji TERAYAMA (1935-1983). De la même génération que nos deux photographes, ce poète-dramaturge-réalisateur-scénariste-chroniqueur sportif est un des porte-parole les plus flamboyants de la contreculture japonaise. Il ouvrait les chapitres de son livre Devant mes yeux le désert dont l’action se passe en grande partie dans le Kabukichô, le quartier chaud de Shinjuku, par des petites poésies comme celle-ci :
Au jardin public,
J’irai me débarrasser
De mes vomissures,
Et je les contemplerai
Un instant dans la cuvette.