Rentrée littéraire : nos coups de coeur
Comme tous les ans, Journal du Japon vous propose une sélection pour la rentrée littéraire. Faites votre choix et bonne lecture !
Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro
C’est dans un nouveau domaine, la science-fiction, que nous retrouvons avec bonheur Kazuo Ishiguro, prix Nobel de littérature auquel nous avions consacré un article.
Nous découvrons donc au début du livre Klara, AA (pour Ami Artificiel) qui attend sagement qu’on vienne l’acheter dans la boutique où elle vit avec d’autres AA, des modèles plus ou moins récents qui cohabitent et changent de place, de la vitrine où ils peuvent prendre le nutriment déversé par le soleil au fond du magasin où ils peuvent lire des magazines. Klara adore observer le monde qui l’entoure et se pose beaucoup de questions sur le comportement des humains, sur les émotions qu’ils ressentent et expriment.
Josie, une adolescente à la santé fragile, a un véritable coup de cœur pour Klara et arrive à persuader sa mère de l’acheter. Elle s’installe donc dans cette maison où vivent Josie, sa mère et une gouvernante d’apparence bourrue mais qui adore Josie et ne veut que le meilleur pour elle.
Klara observatrice dans la boutique quand Josie revient avec sa mère :
« Un matin, au début de notre seconde semaine dans la vitrine, je parlais à Rosa de quelque chose que j’avais vu près du RPO, et je m’interrompis en découvrant Josie debout sur le trottoir d’en face. Sa mère était avec elle. Cette fois-ci, aucun taxi n’était garé derrière, mais elles avaient pu descendre d’une voiture qui avait ensuite poursuivi sa route sans que je m’en aperçoive, car un groupe de touristes se trouvait alors devant la vitrine et m’empêchait de les voir. À présent la circulation des passants était redevenue fluide, et Josie me fixait, rayonnante de joie. Son visage, pensai-je à nouveau, débordait de gentillesse quand elle souriait. Mais elle ne pouvait pas encore s’approcher de la vitrine car sa mère se penchait pour lui parler, une main posée sur son épaule. Elle portait un manteau léger, sombre, élégant, que le vent soulevait autour de son corps, et elle me fit penser un instant à ces oiseaux noirs perchés au sommet des feux de circulation au milieu des violentes bourrasques. Josie et sa mère continuaient de me fixer tout en parlant, et je vis que Josie était impatiente de venir vers moi, mais sa mère ne la lâchait pas et poursuivait la conversation. Je savais que j’étais obligée de fixer le RPO, exactement comme Rosa, mais je ne pouvais pas m’empêcher de glisser un œil dans leur direction, craignant de les voir disparaître dans la foule. »
La vie s’organise autour de la jeune fille. Elle suit des cours par correspondance, passe beaucoup de temps dans sa chambre à dessiner quand sa santé le permet, et parle beaucoup avec Rick, son ami depuis l’enfance, son amoureux peut-être … qui habite seul avec sa mère dans la maison d’à côté. La mère de Josie travaille beaucoup et les moments qu’elles partagent sont rares. C’est d’ailleurs pour cela que Klara est ici, pour que Josie se sente moins seule.
L’environnement est très agréable, la chambre de Josie est très lumineuse et on peut y admirer le soleil se coucher tous les soirs dans les champs environnants. Klara observe tout, tente de comprendre le fonctionnement (et les dysfonctionnements qui se révèlent petit à petit quand le passé se dévoile) de cette famille, ce que pense et ressent la jeune fille, comment elle peut l’accompagner et l’aider, être une AA idéale. Et quand la santé de Josie se dégrade, c’est avec son courage, sa détermination, son affection ? qu’elle tentera de sauver sa petite humaine.
Bien sûr, on a déjà beaucoup vu et lu sur les intelligences artificielles … Mais tout le talent de Kazuo Ishiguro est de se glisser dans la tête de Klara, de nous décrire ce qu’elle voit (avec parfois des cases qui lui font voir le monde et les personnes de façon étrange), se qu’elle comprend, ce qu’elle ressent. C’est à la fois une petite fille, et en même temps une intelligence artificielle qui apprend en permanence, décortique, réfléchit à sa façon … C’est troublant, et finalement très touchant. À tel point qu’on finit par s’attacher à cette petite « personne » à la fois naïve et perspicace, rêveuse et observatrice.
Le rythme est lent, comme si le lecteur partageait le quotidien de Klara, voyait avec ses yeux … des herbes hautes qui ondulent aux poussières qui volent dans les rayons du soleil bienfaiteur. Un monde aux multiples facettes qu’elle tente d’appréhender du haut de sa petite taille d’AA.
Ce livre pousse vraiment le lecteur à se poser plein de questions … Qu’est-ce qu’être humain, est-ce qu’une intelligence artificielle peut copier totalement un être humain et donc le « remplacer », qu’en est-il du cœur humain, de l’amitié, de l’altruisme, de l’amour ?
Un très beau livre, tout en délicatesse, en sensibilité, qui invite à la réflexion, au plus profond de soi.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Souvenirs du rivage des morts de Michaël Prazan : plongée terrifiante au cœur de l’Armée rouge japonaise et du terrorisme international des années 1970
Michaël Prazan est un écrivain et scénariste qui consacre des livres (romans, essais, documents) et des films documentaires à de nombreux pans de l’histoire contemporaine : le génocide des Juifs, le négationnisme, les mouvements radicaux des années 60-70 (extrême gauche, nationalisme, antisémitisme, terrorisme) et a déjà produit un film documentaire (Japon, les années rouges) et un livre (Les fanatiques) sur l’histoire de l’Armée rouge japonaise. Il revient sur ce sujet avec un roman passionnant et glaçant, entre roman d’espionnage et récit intime. Un roman qui vous tiendra en haleine jusqu’à la dernière page !
Tout commence de façon douce, Monsieur Mizuno est un grand-père veuf aimant et attentionné qui passe quelques jours de vacances en Thaïlande avec sa belle-fille Hiromi et ses petits-enfants qui nagent avec lui dans la piscine d’un hôtel de luxe de Bangkok. Son fils très occupé par ses affaires les rejoindra bientôt.
Mais très vite, les souvenirs de sa propre enfance remontent à la surface. Sa mère, sa petite sœur, son père dont il découvre à treize ans des photos de guerre qui le marqueront à vie, celles du massacre de Nankin. Puis c’est un Allemand qu’il croise au restaurant de l’hôtel qui déclenchera une douloureuse plongée dans son passé de combattant de l’Armée rouge japonaise. Un passé qu’il a toujours voulu enfouir au plus profond de lui pour qu’il cesse de le hanter … Les noms de tous ces morts qui reviennent et qu’il n’a pas oubliés, plus de quarante ans après les événements.
Tout avait pourtant bien commencé, Yasukazu Sanso de son vrai nom (on apprendra pourquoi et comment il a dû changer de nom) était parti de chez lui pour suivre des études à l’université à Tokyo. Mais le mouvement étudiant a été fortement réprimé et la radicalisation a été la voie qu’il a prise. Il rêve de révolution, mais c’est un univers d’une extrême violence qu’il va découvrir : autoritarisme délirant, meurtres collectifs dans leur camp retranché dans les montagnes japonaises. L’impensable, l’inhumain, des pages à vous donner la nausée, mais tout est vrai comme l’auteur l’explique en fin d’ouvrage dans des notes précieuses (à l’exception de quelques personnages, dont le principal, Yasukazu Sanso).
Puis la lutte s’internationalise et le lecteur suit Yasukazo au Liban dans les camps d’entraînement du FPLP (front populaire de libération de la Palestine), et dans bien d’autres pays au fil de ses missions et de ses rencontres. Un parcours parsemé d’attentats, de meurtres, de nombreux cadavres.
Le livre alterne présent à Bangkok et passé à travers le monde. Le rythme est très soutenu et il est très dur de lâcher l’histoire en cours de route. On plonge dans l’esprit et les doutes de ce personnage très attachant malgré les horreurs qui jalonnent sa vie. Il est humain, terriblement humain, il porte un poids sur ses épaules depuis des années et n’arrive pas à s’en décharger car il garde ce secret et ne peut donc se confier … sauf à des rencontres d’un soir.
Et cette succession de noms qui le hantent :
« Ozaki Michio, Shindo Ryuzaburo, Kojima Kazuko, Kato Yoshikata, Toyama Mieko, Namekata Masatoki, Teraoka Kochi, Yamazaki Jun, Yamamoto Junichi, Otsuki Setsuko, Kaneko Michiyo, Yamada Takashi, et le bébé…
À son retour au Japon, ils étaient encore là.
Parfois, leurs visages lui apparaissaient distinctement, dans les moindres détails. La forme de leurs yeux, leur coiffure, les vêtements qu’ils portaient ; tout lui revenait, plus précis que dans son souvenir, plus clairement que sur une photographie. D’autres fois, ils n’étaient qu’une masse informe et sans visage, murmurant des imprécations, ou des suppliques, ou des menaces. Ils tendaient la main vers lui, comme pour l’aumône, et puis élevaient un couteau à longue lame, brillant dans la pénombre, en l’invitant à les rejoindre. D’autres fois encore, ils passaient devant lui sans le voir, poursuivant un chemin qu’eux seuls connaissaient, et il se réveillait en sueur, frissonnant et gémissant d’épouvante. »
On entend tout au long du livre les bruits de sa vie, mis sous forme d’onomatopées japonaises par l’auteur, ce qui donne une bande sonore digne d’un film d’espionnage. Des bruits qui résonnent dans nos têtes de lecteurs effrayés, qui nous ramènent au réel même si parfois on voudrait le fuir …
Un très grand roman de la rentrée littéraire et un indispensable (avec son autre livre et son film documentaire) pour découvrir l’Armée rouge japonaise et le terrorisme international des années 70.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.
Éloge du lapin de Stéphanie Hochet : une histoire du lapin à travers les âges, les arts … et un chapitre sur le lapin au Japon
Stéphanie Hochet, que vous avez peut-être découvert avec son excellent roman Pacifique dont nous avons parlé dans cet article, revient en cet automne avec un essai brillant sur le lapin. Elle avait déjà consacré deux livres au chat (Éloge du chat et Éloge voluptueux du chat). Cette fois-ci c’est le lapin (et son compère le lièvre) qu’elle met à l’honneur.
« Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs. » C’est par cette citation d’Howard Zinn que s’ouvre le livre, et il résume très bien le travail fourni par Stéphanie Hochet : retracer l’histoire du lapin au fil des siècles, illustrant son propos de contes, légendes, romans, de symboles et croyances, de peintures, sculptures et tapisseries. Car c’est un voyage dans le temps, mais également dans l’art et dans le monde que propose cet essai réjouissant !
Il est question de symbolique dans l’Antiquité, au Moyen-Âge et à la Renaissance (érotisme et virginité avec la tapisserie de La Dame à la licorne, La vierge au lapin du Titien, Le lièvre de Dürer) entre autres, de l’exode des longues oreilles avec le récit fondateur de la mythologie des lapins de garenne, Watership Down de Richard Adams. Lapin espiègle, lapin chassé, lapin bête de sexe … le tour du monde et des créations mettant en scène cet animal qui inquiète ou attire permet de découvrir plein de facettes fascinantes de cet adorable boule de poils.
Et si le livre se trouve dans notre sélection, c’est que les amoureux du Japon seront heureux de découvrir un chapitre consacré au lapin star dans ce pays. Avec deux légendes très connues (le lapin blanc et Ôkuninushi, et le lapin qui vit sur la lune), les sanctuaires qui le mettent à l’honneur, les mangas, la culture du kawaii et l’île d’Okunoshima, c’est un bonheur de lire les pages consacrées au lapin au Japon !
Une lecture instructive et divertissante, qui donnera envie de découvrir de nombreuses œuvres « lapinesques » !
Plus d’informations sur le site de l’éditeur. Le livre sortira le 6 octobre.
Bonne rentrée et bonnes lectures !