[EXPOSITION] Le sculpteur Toshimasa KIKUCHI à Paris : art bouddhique, mathématiques et formes pures
Le musée Guimet propose jusqu’au 4 octobre, en partenariat avec la Galerie Mingei, la première exposition en France du sculpteur contemporain japonais Toshimasa KIKUCHI, né en 1979 à Éhimé sur l’île de Shikoku. Un événement à ne surtout pas manquer !
La place d’Iéna, au croisement de l’avenue du même nom et de la rue Boissière à Paris, est dominée par un bâtiment de forme circulaire inspiré de la tholos (édifice circulaire surmonté d’un dôme) des Grecs de l’Antiquité. Il faut grimper tout en haut de cette rotonde qui marque la jonction des deux ailes principales du célèbre musée des arts asiatiques, gravir d’abord les marches du majestueux escalier d’apparat situé à l’entrée du musée, puis des volées de marches de plus en plus étroites, pour arriver au quatrième étage, juste sous la coupole du toit dans une salle toute ronde. Cette salle, haut perchée, plus près du ciel, abrite parfaitement l’accrochage des œuvres du sculpteur japonais. On y découvre en son centre une vingtaine d’Aiguilles de laque, suspendues en l’air comme des mobiles ou posées à même le sol sur un rectangle blanc, le tout formant un bel ensemble monumental à la verticale. Cette verticalité est renforcée par la présence à l’arrière d’une autre sculpture de forme géométrique plus imposante mais disposée horizontalement. Les Aiguilles de KIKUCHI sont des sculptures longilignes en cyprès du Japon (hinoki), laquées de couleur noir, certaines laques sont brillantes, d’autres mates. Découvrons les secrets qui se cachent derrière ce travail.
Un chemin de création : de la statuaire bouddhique vers l’abstraction
Par sa formation de restaurateur de sculptures anciennes sur bois et sa grande connaissance de l’art classique japonais, Toshimasa KIKUCHI est intimement lié à la tradition de la statuaire bouddhique. Lors de ses études à l’Université des Arts de Tokyo, il a été amené à travailler sur des sculptures classées « Biens culturels importants » (une des catégories définies par le Ministère de la culture japonais pour classer et défendre le patrimoine culturel de l’archipel). Il travaille aujourd’hui dans le musée de l’Université de Tokyo où il restaure des sculptures anciennes.
De ce fait, il maîtrise à un très haut degré une grande variété des techniques artistiques : travail du bois, de la laque, des pigments traditionnels japonais, de la feuille d’or, etc. Cette virtuosité formelle se retrouve dans son travail de sculpteur contemporain. L’artiste a commencé à sculpter dès 2007 des formes abstraites, comme sa série de Formes hydrodynamiques.
Quand on contemple ses Aiguilles, on peut avoir l’impression qu’il s’agit de sculptures produites grâce à une machine ou des robots de haute précision. Aujourd’hui la plupart des artistes ont recours à des procédés de fabrication semi-industriels pour réaliser leurs œuvres, comme par exemple, le célèbre artiste pop Takashi MURAKAMI et son studio Kaikai Kiki Co., Ltd. Mais pas KIKUCHI ! Son travail reste entièrement manuel et cela est d’autant plus troublant quand on est en présence de ses œuvres. On est à la fois saisi par la perfection de ses laques et par leur extraordinaire finesse. Les œuvres flottent dans la pièce. Tellement fines qu’elles ne produisent qu’une ombre ténue sur le sol, tellement lisses qu’elles scintillent parfois avec la lumière.
Lors de notre progression jusqu’au quatrième étage du musée Guimet où se trouve la « carte blanche » à Toshimasa KIKUCHI, nous pouvons nous arrêter dans la bibliothèque historique du musée caractérisée par ses belles étagères de bois et ses piliers de style pompéien, afin de découvrir un roi Gardien du Nord, Bishamon-ten, sculpture datant du début du 13e siècle, laquée d’un noir mat. Les volutes géométriques qui forment la manche droite de ce roi aux traits terrifiants évoquent les courbes si particulières des Aiguilles de KIKUCHI. Et il est vrai que la question du drapé est souvent évoquée dans l’histoire occidentale des origines de la sculpture abstraite. Mais la source d’inspiration de l’artiste ne se situe vraisemblablement pas de ce côté-là…
Donner forme dans l’espace à des équations
Les mathématiques rebutent (à tord) autant qu’elles inspirent. Des peintres de la Renaissance fascinés par le nombre d’or, jusqu’aux architectes et sculpteurs contemporains, les créations directement influencées par les théories mathématiques et les objets géométriques sont innombrables et témoignent du riche dialogue entre l’art et la science. Par exemple, le ruban de Mœbius a été repris et réinterprété par Max Bill, Wim Delvoye, Escher, Keizo Ushio, Ellen Heck, et le dessinateur Jean Giraud, alias Mœbius, qui est allé jusqu’à tirer son pseudonyme dudit ruban.
Mais lors notre visite au musée Guimet, c’est un autre grand artiste du passé, Man Ray (1890-1976) peintre, photographe et réalisateur de cinéma américain, qui nous intéresse. Au début des années 30, il découvre en effet à Paris la collection d’objets mathématiques de l’Institut Henri Poincaré. Cette collection comporte environ 600 pièces, qu’on appelle aussi « modèles ». Au cours du 19e siècle et au début du 20e siècle, le désir de donner corps aux idées géométriques a conduit à la création de ces modèles mathématiques, imaginés par des mathématiciens et sculptés à la main dans du plâtre ou du bois par des artisans, notamment par deux sociétés allemandes : Brill, et plus tardivement, Martin Schilling. Ces modèles servaient aux chercheurs à visualiser en 3D les objets mathématiques fruits de leurs équations.
Man Ray, fasciné par ses formes idéelles, les prend en photo et réalise une série de peintures qu’il baptise Équations Shakespeariennes. Ce sont ses photographies qui ont servi à créer un panneau qui recouvre tout un mur de l’exposition du musée Guimet, juste derrière des vitrines présentant des modèles historiques prêtés par l’IHP.
Et KIKUCHI propose ici ses « équations de laque » après avoir découvert les modèles mathématiques en pensant précisément au travail de Man Ray. Il a aussi eu accès à des modèles 3D qui ont été importés au Japon, il y a un siècle, par le professeur de mathématiques Senkichi NAKAGAWA pour son enseignement au Département des mathématiques de la Faculté des sciences de l’Université de Tokyo. Il est à noter qu’un autre artiste japonais bien connu, Hiroshi SUGIMOTO (né en 1948 à Tokyo), avait lui aussi auparavant, transformé des équations en objets tangibles en les entrant dans un ordinateur ; mais, contrairement au travail manuel de KIKUCHI, il a utilisé des outils d’usinage les plus avancés du Japon et produit ces objets en aluminium pur.
Des formes pures flottant dans l’espace
La recherche de la pureté en sculpture, de la forme lisse, aérodynamique et élancée, a obsédé de nombreux artistes, à l’instar de Constantin Brancusi (1876-1957) et de son Oiseau dans l’espace, une sculpture oblongue présentée verticalement sur un piédestal cylindrique. Ce travail a pu inspirer KIKUCHI lors de travaux précédents. Mais pour ses Aiguilles présentées ici et parmi tous les objets mathématiques existants, l’artiste a retenu en particulier : la surface de Kuen, étudiée en 1884 par le mathématicien allemand Theodor Kuen.
Il s’agit d’une surface à courbure négative, d’une forme parfaitement abstraite – difficilement reproductible dans la nature, d’une ligne très pure, idéelle. Nourri par sa formation de sculpteur bouddhique, Toshimasa KIKUCHI a perçu une résonance entre cette forme aussi étrange de visu qu’étrangère à sa culture, et, les représentations religieuses de l’au-delà sur lesquelles il a longuement travaillé. Ses Aiguilles, que le critique Kei OSAWA qualifient aussi de « stalactites parfaites et de concrétions éternelles », créent donc une ligne de communication entre l’ici et maintenant, et, un monde plus spirituel. Elles nous invitent à la contemplation et à la méditation.
Cela vaut bien une petite ascension jusqu’au quatrième étage du musée Guimet, non ?