Le Soupir des vagues : Fukada sur le rivage
Deuxième inédit de cet « Été Fukada », Le Soupir des vagues aurait dû sortir en décembre dernier, mais la pandémie en a décidé autrement. Six mois plus tard, et trois ans après son tournage en 2018, il déferle enfin dans nos salles obscures à partir du 4 août. Une parenthèse indonésienne entre le très bon Hospitalité et l’attendu diptyque Suis moi je te fuis et Fuis moi je te suis, qui n’en reste pas moins, dans la plus pure lignée du cinéma de son réalisateur, Koji FUKADA, un intéressant film sur l’identité japonaise.
Le puzzle Fukada
Consciemment ou pas, à quarante ans à peine passés, Koji FUKADA est un réalisateur qui a construit son cinéma autour de motifs et d’idées clefs revenant de film en film et les liants les uns aux autres dans une œuvre extrêmement précise et cohérente. De manière quasi systématique, ses longs-métrages fonctionnent en duo, quand ce n’est pas en trio : le diptyque à venir Suis Moi je te fuis et Fuis me je te suis, bien sûr, mais aussi, moins directement, Hospitalité, Harmonium et L’Infirmière, les deux premiers déclinant une même idée et jouant sur les mêmes codes : ceux du home-invader, genre auquel appartient aussi, partiellement, le dernier. Loin de toute redondance, ce jeu de miroir entre ses longs-métrages contribue, au contraire, à ce qui fait le charme de son œuvre : véritable jeu de piste où les variations, en s’ajoutant les unes aux autres, épaississent chaque récit. Un puzzle dans lequel Le Soupir des vagues, sans surprise et malgré son exotisme, s’imbrique parfaitement.
D’abord parce qu’il offre, enfin, une réflexion et une variation à un film qui, jusque-là, n’en avait pas dans la filmographie de son auteur : Au-revoir l’été, sorti en 2013. Mais aussi parce qu’il semble être lié, d’une manière ou d’une autre, à L’Infirmière. En France, le hasard du calendrier veut que Le Soupir des vagues sorte le 4 août 2021, soit exactement un an après ce dernier, sorti quant à lui le … 4 août 2020. Une coïncidence d’autant plus intéressante qu’en réalité, les deux films sont inversés : le premier ayant été réalisé en 2018 et le second en 2019. Et de fait, si L’Infirmière faisait le récit d’une disparition, Le Souvenir des vagues, au contraire, est celui d’une apparition, l’une comme l’autre bouleversant le monde des personnages et entrainant, chez le réalisateur, tout un propos sur son pays, et en particulier sur la façon dont y sont traitées les tragédies et les drames.
La mémoire des vagues
Le film a été entièrement tourné en Indonésie, dans la province majoritairement musulmane d’Aceh, théâtre d’une guerre civile de 1976 à 2005, et tristement célèbre pour avoir été la province la plus proche de l’épicentre du tremblement de terre de 2004. Il raconte la découverte d’un homme rejeté par la mer, anonyme et amnésique. Il est pris en charge par une famille japonaise : Atsuko et son fils, Takashi, qui, parallèlement, reçoivent pour quelque temps une nièce venue du Japon, Sachiko. Comme les réalisateurs japonais ayant filmé avant lui à l’étranger, Fukada ne cache pas son plaisir de tourner dans un pays différent du Japon, et Le Soupir des vagues est un film aqueux, porté par une photographie à couper le souffle, habitée par les magnifiques paysages du bord de mer indonésien – comment oublier, par exemple, un plan fixe terrassant sur un coucher de soleil ? Cependant, habitué à donner à voir les dissonances sous l’harmonie, Fukada se refuse à signer un film carte postale, et chaque plan sur la mer à son revers : un autre sur un bateau échoué, ou un dialogue rappelant la tragique histoire d’Aceh et la réalité derrière les magnifiques paysages.
C’est bien sûr dans cet interstice que le film déploie tout son intérêt, notamment à travers son petit groupe de personnages principaux composé d’adolescents : Takashi, japonais d’origine ayant grandi en Indonésie et choisi la nationalité du pays, Sachiko, fraichement débarquée du Japon et Kris et Ilma, tous deux Indonésiens, la seconde de confession musulmane. À eux quatre, ils incarnent quatre identités différentes, quatre histoires et surtout quatre regards dont la confrontation grandit le film. Ils sont aussi quatre victimes frappées différemment par deux tragédies, celle de 2004 et celle de 2011, trouvant dans les expériences de l’autre des miroirs à la leur, et des possibilités différentes de réaction. Une scène, plus qu’aucune autre, illustre à merveille la démarche de Fukada. Dans un tuk-tuk, Takashi et Sachiko traversent une ville. La caméra embrasse le regard de touriste de cette dernière, mais ce qui la frappe est une conséquence du tsunami. Conséquence à partir de laquelle elle et le jeune homme comparent les réactions des deux pays face au drame : laisse la mémoire à la vue de tous en Indonésie, la cacher le plus vite possible au Japon.
Courir à la surface du temps
Et si cela fonctionne, c’est sans aucun doute car il y a deux films dans Le Souvenir des vagues. Une chronique rohmérienne adolescente, et un film d’enquête, autant sur les origines de Laut, l’homme retrouvé mystérieusement que sur les différents mystères ou absences liés d’une manière ou d’une autre à l’histoire des deux pays. En d’autres termes, l’Histoire, et en particulier la mémoire, y est un objet essentiel, qui trouve son incarnation la plus évidente dans la caméra que porte toujours avec elle Ilma, et dans les photos que prend et développe Takashi. En incluant les images que tourne la jeune indonésienne, et en faisant du reportage qu’elle réalise sur Laut l’un des fils directeurs du film, Fukada maintient, à la surface de son récit, des traces du passé : des souvenirs et des réminiscences que ses personnages, comme traumatisés par la perte, forgent à mesure qu’ils vivent. Car en effet, si Le Souvenir des vagues est obsédé par la mémoire, par ce qu’il reste après une tragédie, il est aussi un film éminemment ancré dans le présent : celui de vacances, en tout cas d’un moment hors du temps, où les quatre adolescents vivent, aiment, rient, se disputent et jouent.
Finalement, c’est au croisement de ces deux temporalités que Laut, cet énigmatique personnage brillamment interprété par Dean FUJIOKA, trouve sa place et qu’émerge, dans ses pas, le réalisme magique qui donne toute sa saveur au Souvenir des vagues. Mystérieux tout au long du film, on découvre rapidement qu’il est doté de pouvoirs surnaturels liés à l’eau. Un don qui fait de lui un personnage ambigu dont les talents se déploient aléatoirement et qui, comme la mer dont il vient, prend et donne sans se soucier des notions de bien ou de mal. Pour autant, et malgré son mutisme et le secret de ses origines, il s’intègre aussi rapidement dans le groupe d’amis : les accompagnant dans leurs voyages et jouant avec eux. Venu de la mer, et donc de ce passé traumatique, il n’en reste pas moins un personnage qui peut lui aussi exister au présent, à l’image de la merveilleuse dernière scène du film, pur moment de grâce qui retire à l’eau et la mer sa charge historique et en fait un simple terrain de jeu. Objet d’une enquête, symbole de pouvoir d’une mer qui a laissé ses traces partout sur l’île, et catalyseur pour le passé d’autres personnages, il est une figure avec un pied dans chaque époque, dans laquelle, sans jamais être explicite, Fukada fait se rencontrer une vitalité espiègle et une profondeur grave et austère.
Et c’est d’ailleurs, plus qu’aucune autre, cette rencontre qui fait du Soupir des vagues le film qu’il est. En passant par l’Indonésie, Fukada, sans aucun doute possible, revient au Japon et à la triple catastrophe de 2011. Pour autant, loin de tout ethnocentrisme, il n’emploie pas le tsunami de 2004 comme métaphore pour parler de son pays. Plutôt, il compare les réactions et cherche, dans les actions entreprises en Indonésie, des pistes pour faire ce qui n’a pas été fait au Japon : écrire, comprendre et dépasser la mémoire d’un événement que les autorités ont trop vite voulu oublier. Un sujet éminemment grave, qu’il traite, grâce à la distance, avec beaucoup de finesse, réinterrogeant par exemple l’identité japonaise et ses déclinaisons. Le tout, bien sûr, donne au film une charge et un poids émotionnel certains que son second aspect de chronique estivale (malgré le fait qu’il se déroule en hiver), sa légèreté adolescente et sa joie espiègle ne cessent de tempérer. De la même façon, la mer, objet central évident du film y est porteuse de la même dualité, tantôt terrifiante par ce qu’elle a pu faire, tantôt fascinante et lieu d’épanouissement et de joie sincère.
En 2013, sous ses airs de chronique de vacances anodine, Au-revoir l’été laissait deviner les dessous agités d’un pays plongé dans la crise par la triple catastrophe de 2011. Un peu moins de dix ans plus tard, Le Souvenir des vagues répond à la même dynamique et est traversé, surtout, par la même inquiétude. Car même sous le soleil indonésien, Fukada ne cesse, au fond, de prolonger l’engagement qui parcourt son cinéma depuis ses premiers films, cherchant dans l’altérité et dans la rencontre des histoires, de quoi enrichir sa propre identité.