True Mothers de Naomi Kawase : récits des mères-lumières.
Un an après sa sélection à Cannes et au Festival International du Film de Toronto en 2020, True Mothers, le dernier long-métrage de la réalisatrice Naomi KAWASE sort enfin, à partir du 28 juillet, dans nos salles obscures. L’occasion pour les spectateurs, deux ans après Voyage à Yoshino, de renouer avec la puissance évocatrice de ses films, et la terrassante beauté de ses images.
Les habitués de son cinéma le savent, Naomi Kawase a un don, celui d’emporter l’air de rien. De mettre bout à bout des histoires, des images, des sensations. Et d’en tirer des récits bouleversants et habités : par la beauté du monde autant que par des vies abimées qu’elle ne cesse de croiser et de sublimer. Et de fait, de son premier long de fiction, Suzaku, récompensé par la Caméra d’or à Cannes à son plus gros succès commercial, Les Délices de Tokyo, du merveilleux Still The Water à ses documentaires, la réalisatrice a tissé une œuvre unique. Une œuvre comme un maillage aussi singulier que serré d’images inoubliables et de thèmes sur lesquels elle ne cesse de revenir et issus, pour la plupart, de son expérience d’enfant abandonnée puis éduquée par sa grand-tante dans la ville millénaire de Nara.
Une expérience, évidemment, qui n’a pu que peser dans son choix de porter à l’écran le roman de Mizuki TSUJIMURA dont True Mothers est adapté. En effet, si la réalisatrice, tout au long de sa carrière n’a eu de cesse de chercher ses parents absents à travers ses images, le film comme le livre racontent tout deux le pendant opposé de sa quête : l’expérience d’un couple, Satoko et Kiyokazu, se décidant à adopter un enfant, le petit Asato. Une base dont Kawase tire ensuite un récit à la temporalité fragmentée, reconstruisant touche par touche et moment par moment la vie de ses personnages : celle de Satoko et Kyozaku, donc, mais aussi celle de Hikari, la mère biologique du jeune garçon, formidablement incarnée par la jeune Aju MAKITA.
« Raconte à tous notre histoire »
Et c’est là, bien sûr, ce qui fait toute sa beauté. Car si True Mothers est sans aucun doute l’un des films les plus accessibles de la réalisatrice, porté par une intrigue plus importante que dans certaines de ses œuvres plus atmosphériques. Il reste cependant fidèle à son cinéma, et ce dès sa scène d’ouverture : le son d’une naissance, d’abord sur fond noir, se superposant à un travelling sur une mer d’huile, puis laissant sa place à une femme seule, face à la mer où le soleil se couche. Dans l’ensemble, Kawase s’y refuse à raconter une histoire, aussi passionnante soit-elle, comme on suivrait une ligne.
À cette rigidité du récit, elle préfère la perméabilité et l’instabilité. Celle de sa caméra épaule bien sûr, qu’elle garde au plus près des personnages, saisissant chaque détail de leurs réactions dans de lumineux gros plans, mais aussi l’instabilité des époques et de la narration, les souvenirs et des images de nature, mer ou forêt, venant parasiter, étoffer et complexifier l’intrigue initiale.
Un procédé qui est au cœur de son cinéma depuis longtemps, tant Kawase a habitué ses spectateurs au merveilleux regard qu’elle porte sur le monde, et à son inégalable façon de le filmer. Dans True Mothers, cependant, il trouve une nouvelle incarnation particulièrement touchante. Au cœur du film, en effet, il y a ce thème que son titre international, avec son pluriel au mot « mères », saisit si bien : la pluralité de l’expérience de la maternité. Or, c’est précisément ce que Kawase donne à voir tout au long des 2h20min que dure le long-métrage. L’histoire d’abord unique d’une mère et de son fils devenant des histoires :
celle de Satoko et Kiyozaku avant qu’ils soient parents, celle de Hikari et des femmes qui croisent son chemin, et celle aussi du monde dans lequel tous vivent, et qu’ils perçoivent différemment à la lumière de leurs expériences. Et sur le sujet, le film est d’autant plus percutant qu’il ne se contente pas des deux mères principales.
Non, il s’intéresse à toutes les maternités, des plus pleines d’amour au plus dysfonctionnelles. Et de Satoko à Hikari, en passant par la mère de cette dernière, par toutes les anonymes attendant elles aussi de pouvoir adopter, ou encore par la vielle dame, Asami, offrant un refuge à la jeune fille le temps de sa grossesse, Kawase s’intéresse à toutes les femmes et toutes les mères. Des mères qui ne sont pas que des figurantes et qu’elle nomme, Maho, Konomi ou Sara, suivant la bouleversante injonction de l’un de ses personnages : « Raconte à tous notre histoire ».
Le matin brille
Ainsi, au centre d’une des parties du film, il y a un refuge, une safe-house, à Hiroshima qui accueille, accompagne et protège les jeunes filles enceintes et qui est un véritable lieu de sororité. Un espace calme et heureux – quoi que marginalisé, loin du monde et entouré par la mer et que la réalisatrice filme de façon tout à fait différente du reste du film, revenant à un style proche du reportage intime de ses débuts. Il faut voir, par exemple, comment elle y capture un repas d’anniversaire, sa caméra allant d’un gros plan sur la nourriture à un autre sur les visages, et ses personnages parlant face-caméra comme s’ils étaient interviewés.
Dans un entretien, Kawase parle de cet endroit comme d’un sanctuaire, et le recourt, au sein même du film, à un procédé non fictif pour marquer la différence entre cet espace protégé et le monde séculaire apparaît alors comme un marqueur de plus de la pluralité qui est le propre du film, redoublant dans la forme une opposition qui est aussi celle d’un espace urbain face à un autre marginal et maritime et qui était déjà au cœur de l’inoubliable Still the Water.
Comme il y a différentes formes de maternité, il y a différents lieux pour la vivre et différentes façons de les saisir, et Kawase ne se refuse aucune d’entre elles, True Mothers passant d’un genre et d’une tonalité à l’autre avec aisance. Car si Satoko est une mère à priori idéale, protégeant son fils d’un cocon d’amour, il y a, à l’inverse, dans la vie de Hikari, une série de fautes d’amour qui conduisent sa partie du récit dans des lieux et espaces plus sombres, mais aussi plus marginaux. Et le film, allant de l’une à l’autre, va aussi du récit familial à la chronique sociale.
Et c’est là peut-être, l’essence autant que l’unité de True Mothers : en conjuguant la maternité au pluriel, Kawase montre toutes les mères, y compris les oubliées et les absentes. Y compris les effacées. Loin de juger, elle donne à voir et rend leur dignité à celles que la vie a conduites dans des espaces trop interlopes pour que leurs enfants puissent y vivre avec elles. Et ces mères de l’ombre, elle les filme par ailleurs avec la même tendresse que celles du jour. Elle fait baigner leur corps dans la même lumière surexposée propre à son film, et leur offre même quelques moments de grâce : une première fois pleine de douceur, une balade en forêt ou une soirée sur une plage.
À l’inverse, elle donne aussi à voir, chez les mères aimées et aimantes, l’ombre de failles : des doutes quant aux enfants ou des querelles intestines qui planent sur leurs vies. Et c’est donc dans cet équilibre, qui trouve sans aucun doute sa plus belle incarnation dans le nom de Hikari : lumière, alors même qu’elle est une mère de la nuit, que le film brille le plus, disant au fond qu’une mère est une mère, à l’image de ce merveilleux plan unissant Satoko et Hikari dans une percutante contre-plongée, et que la beauté est une affaire commune, saisissable par tous.
Et d’ailleurs, son titre original, 朝が来る(Asa ga kuru) se traduit, grossièrement par « Le matin vient » et c’est bien ce qu’est True Mothers : un film matinal, rayonnant comme un antidote à la douleur. Un film chargé d’obscurité, mais qui déjà se teinte des lumières de la journée à venir. Un film qui, au fond, affirme un seul et unique fait : quand un fils regarde sa mère, la nuit est déjà derrière lui, et le matin brille.
Adapté d’un roman, chose rare chez la réalisatrice, True Mothers n’en reste pas moins un film éminemment intime, à la croisée des thèmes et des formes qui ont toujours fait son style jusque-là. Et en effet, nous n’avons que trop peu insisté sur sa magnifique photographie, et sur la science du cadre et de l’image dont Naomi Kawase y fait preuve. Mais plus qu’un bel objet, il est surtout un film qui donne un sens à cette beauté plastique et la met au service d’une histoire et d’un propos déchirants. Il est une lettre d’amour aux mères, écrite par une « orpheline » et utilisée comme canevas, sur lequel la réalisatrice tresse les instants décisifs qui transforment des femmes en mères, et qui font de la beauté une image qui persiste quand on ferme les yeux.