Heihachirô Ôshio, le père des insurgés japonais
Descendant de samouraïs, Heihachirô ÔSHIO s’est levé contre les dirigeants japonais au 19e siècle, entraînant avec lui des paysans affamés. Sa rébellion, motivée par un goût pour la morale et la justice, a changé l’histoire du Japon. Ôshio a inspiré des penseurs, des combattants, des écrivains et d’autres insurgés en leur montrant qu’un changement était possible. Retour sur le parcours de cet illustre personnage, sur ses valeurs et sur la rébellion contre le shogunat qui lui a permis de passer à la postérité.
Heihachirô Ôshio, un homme intransigeant et incorruptible
Rien ne semblait destiner Heihachirô Ôshio (1793 – 1837) à laisser une trace dans l’histoire comme leader d’une révolte populaire contre le shogunat Tokugawa. Descendant de samouraïs, à une époque où les titres se transmettent de génération en génération, il entre au service du Shôgun en tant que membre de la police d’Osaka, à l’âge de 13 ans. Il est réputé intransigeant, avec un sens de la justice et de la morale élevé et une très forte aversion pour la corruption. On lui prête divers hauts faits, notamment des arrestations de chrétiens, une lutte incessante contre la corruption des officiels ou l’envoi en exil de moines bouddhistes ayant fait une entorse à leurs préceptes religieux. Fier d’être samouraï et loin d’être antisystème, Ôshio s’emploie simplement à faire respecter les principes qui lui tiennent à cœur.
Quand il apprend que l’un de ses ancêtres était au service de Ieyasu TOKUGAWA comme guerrier, il ressent une certaine fierté mêlée à une part de honte, de n’être qu’un membre de l’administration sans envergure particulière et il va remettre en cause son statut. Autour de lui, la corruption semble omniprésente et cela finit de le convaincre de quitter ses fonctions pour se consacrer à une tâche plus noble : l’enseignement.
Heihachirô Ôshio se plonge alors dans l’étude du confucianisme et de ses différents courants. Il part en pèlerinage à Ômi en 1830, avant de revenir à Osaka pour fonder sa propre école, Senshindo, au sein de laquelle il commence à diffuser sa vision confucéenne. S’il s’intéresse d’abord au courant néo-confucianiste Shushi-gaku, le plus célèbre à l’époque, il penche rapidement pour la pensée néo-confucianiste prônée par le Ōyōmei-gaku du philosophe chinois Wang YANGMING (1472-1529). Parmi les concepts mis en avant par cette école, qui serviront de terreau aux actes de Oshiô, on peut citer :
- Le savoir inné, qui part du principe que chaque être humain sait reconnaître le bon du mauvais dès sa naissance. De ce fait, le paysan comme l’aristocrate peut et doit faire preuve de la même sagesse et de la même moralité.
- Le fait que l’acquisition de savoir n’est pas suffisante, mais que ce dernier doit être mis en pratique. Le maître estimait que savoir sans agir revient à ne rien savoir du tout.
- La nécessité de réfléchir, de méditer, afin de ne pas laisser son esprit être obscurci par des pensées qui l’éloigneraient du bien.
- L’action sincère et instinctive en abandonnant le mensonge.
- Unir la vie et la mort, pour ne plus craindre cette dernière.
Des penseurs chinois et coréens estiment que ce courant néo-confucianiste a contribué au développement du Bushidô moderne. On peut retrouver des traces de son influence dans le Hagakure. D’ailleurs, Heihachirô Ôshio, en plus d’être un lettré, était un pratiquant d’arts martiaux aguerri. C’est également un mode de pensée qui a inspiré des révolutionnaires et des politiciens japonais au 19e siècle, à une époque où le Bakufu laisse entrevoir des faiblesses. Pour le shogunat Tokugawa, le courant Wang Yangming est considéré comme subversif voire hérétique, puisqu’il n’hésite pas à critiquer l’ordre établi.
Un contexte historique propice à l’insurrection
Pour comprendre comment un penseur et lettré japonais, qui travaille pour le gouvernement en place, a pu se muer en meneur d’une rébellion paysanne, il est essentiel de présenter le contexte historique. Nous sommes dans l’ère Tenpô (1830-1844), et le système mis en place par les Tokugawa semble à bout de souffle. L’autosuffisance agricole n’est plus garantie alors qu’elle est à la base de la société japonaise traditionnelle ; en effet, de plus en plus de consommateurs ont les moyens de dépenser car une classe moyenne, plus aisée, apparaît et avec elle des besoins de biens de consommation accrus. Des crises internationales viennent perturber l’archipel : citons la guerre de l’opium que livre les Britanniques aux Chinois ainsi que l’arrivée des Américains et leurs bateaux noirs qui poussent le Japon à s’ouvrir. Et à cette incertitude géopolitique qui témoigne de grands changements sur le globe s’ajoutent les caprices du climat. Des typhons violents ravagent les cultures et provoquent la famine. Les taxes sont très élevées et pour ne rien arranger, le prix du riz et des denrées de première nécessité flambe, ces ressources se raréfiant. Les paysans, mais aussi les samouraïs de bas-étage se retrouvent ainsi dans une grande pauvreté durant cette période appelée La Grande Famine du Tenpô (1831-1837).
On recense des dizaines de milliers de morts et ceux qui tentent de survivre en sont parfois réduits à manger des feuilles, leurs vêtements de paille voire à pratiquer le cannibalisme. Une situation grave à laquelle s’ajoutent les épidémies qui apparaissent chez les plus miséreux. En somme, les prémices d’une crise sociale sont palpables et Heihachirô Ôshio comprend que la situation requiert une réaction des élites.
Il tente d’alerter ses supérieurs sur la nécessité d’agir et d’organiser une aide en demandant le soutien des riches marchands locaux, mais ses appels restent sans réponse. Cela le conforte dans son idée que les dirigeants ne représentent plus ce « bon gouvernement » dont parle Confucius. Pour le philosophe chinois, les représentants de l’État doivent faire preuve de vertu, à la hauteur de leur rang. En cas d’oppression continue vis-à-vis du peuple, ils méritent d’être renversés. Pour Ôshio, cette absence de morale et de droiture lui est insupportable. Il est évident que la situation est critique et de nombreuses révoltes éclatent sur tout l’archipel. On parle de plus de 900 conflits entre propriétaires terriens et paysans ou rébellions armées paysannes. A cela s’ajoute une centaine d’émeutes urbaines et personne n’agit. Il est donc temps de rétablir la morale, plus que de faire la révolution. Rappelons que Heihachirô Ôshio n’est pas contre le système en place, mais qu’il est simplement animé par un désir de justice et de noblesse. Il décide ainsi de rédiger le Gekibun, un appel à la révolte qui va être entendu.
Le Gekibun ou la dénonciation des maux du Japon
En février 1837, alors que la famine ne décroît pas, Heihachirô Ôshio distribue son manifeste aux petites gens dans les villages alentours. Il incite les paysans et les dirigeants des cités à s’armer pour s’opposer au gouvernement et aux administrateurs corrompus, agissant « intuitivement », comme le prône la doctrine confucianiste qu’il suit, tout en mettant en pratique son savoir pour agir contre ces hauts placés qui ne font rien pour le peuple. On pouvait lire sur l’enveloppe contenant le texte : « donné par les cieux aux gens ordinaires dans tous les villages ».
Dans le Gekibun, intitulé Punition du ciel, il commence par expliquer que la situation n’est pas une conséquence divine et ne représente en rien la colère des cieux face aux méfaits des hommes, mais qu’elle est bien la conséquence de l’inaction des dirigeants. « Si la nation est dirigée par des gens ordinaires, des catastrophes et des dommages arriveront », affirme-t-il dans le manifeste, et il rappelle que les puissants peuvent être détrônés par la force s’ils ne respectent pas leurs devoirs moraux, comme le voulait Confucius. C’est une attaque directe au shogunat Tokugawa, qui n’a plus rien de moral, puisqu’il accepte des êtres médiocres, arrogants ou décadents dans ses rangs et que ceux-ci ne se préoccupent en rien de la misère paysanne. « Au cours des dernières 240-250 années de paix, ils se sont habitués au luxe et vivent désormais dans une extravagance absolue ». Oshiô ne voit aucune compassion envers les plus démunis, malgré les catastrophes naturelles auxquelles ils ont dû faire face. Et pire, les taxes restent bien trop élevées et ne serviraient qu’à entretenir le train de vie luxueux des élites ! Plus que contre le Shôgun qu’il respecte, Ôshio vise les élites corrompues qu’il méprise profondément et souhaite que l’administration soit nettoyée de cette bureaucratie « sans morale ni sens du devoir ».
Il pointe également du doigt les riches marchands d’Osaka, qui collaborent avec le Bakufu en suivant des ordres irrationnels, comme celui de continuer à envoyer du riz vers Edo alors que la population locale meurt de faim ! « Bien qu’ils voient les gens mourir de faim, ils ne font rien pour les sauver. Aucun mot ne saurait expliquer un comportement aussi irrationnel », écrit-il. C’est certainement la raison qui a poussé Heihachirô Ôshio à inscrire sur ses bannières, lors de la révolte, le mot d’ordre « Sauver le peuple » et à en faire son credo.
Face à ces maux qui rongent la société japonaise, Heihachirô Ôshio considère cet appel à la révolte comme une « mesure d’urgence », alors que ses appels à l’aide sont restés sans réponse et que les petites rebellions paysannes ne donnent pas les fruits escomptés. L’action, soutenue par les paysans de quatre domaines voisins d’Osaka, a une ligne directrice qui paraît clairement définie au départ :
- Tuer les dirigeants les plus corrompus ;
- S’emparer des vivres et les redistribuer à la population ;
- Créer un véritable état féodal, en se basant sur la période qu’il juge la plus morale, lorsque le mythique empereur Jimmu (1er empereur du Japon, 660 av. J.-C. – 585 av. J.-C) était à la tête du pays.
Si ce dernier souhait semble utopique, et que la mise en action de son plan n’est pas assez détaillée pour comprendre si Ôshio avait une réelle idée de la manière dont il s’y prendrait pour le mener à bien, l’idée globale est simple à saisir : venir à la rescousse du peuple en le nourrissant et en créant ensuite un environnement social qui n’oppresse personne, et donner le pouvoir à des dirigeants bienveillants.
Le soulèvement raté et ses conséquences
Heihachirô Ôshio dispose de nombreux soutiens, parmi ses disciples de l’école, mais également des partisans de sa morale, des notables de villages et des paysans eux-mêmes. Une anecdote rappelle qu’il a vendu sa collection privée de livres pour fournir une aide financière aux paysans miséreux, ce qui lui a valu une certaine admiration. L’argent obtenu a également servi à l’achat des armes – fusil, katana et même un canon – qui serviront à la révolte. À l’approche du soulèvement, ils invitent ses partisans à tuer sans pitié le moindre officiel qui pourrait être au courant de l’action. Il donne les détails de son plan, expliquant aux villageois que leur soutien serait attendu dès qu’ils entendraient le début de la révolte dans la ville.
Pour lui, les chances de réussite sont grandes. En effet, il estime que cette approche du bien contre le mal, qui tend à ramener « un paradis sur terre » en fuyant cet « enfer » qu’est pour lui la condition paysanne, est plus juste que les rebellions précédentes dont le but était souvent une conquête de pouvoir. Ses partisans ne sont motivés que par la justice, comme les grands héros du passé. Ils agissent « selon la volonté divine pour punir ceux qui méritent d’être punis », comme le stipule la dernière phrase du manifeste. Après une planification de plusieurs mois, Oshiô et ses compères doivent agir dans l’urgence, suite à une trahison. Un des policiers, soutien initial de la cause, a décidé de changer de camp et a prévenu les officiels…qui ne le prennent pas suffisamment au sérieux. Pour eux, il est impossible que Heihachirô Ôshio soit l’instigateur d’une rébellion et ce n’est que par mesure de précaution qu’ils envoient des policiers pour l’arrêter à son domicile. Mais il est trop tard : la révolte est déjà lancée au matin du 19 février 1837.
Ôshio met le feu à sa maison avant de partir à l’assaut avec 20 de ses hommes dans les rues d’Osaka. Ils incendient les maisons des marchands et des personnes qu’ils jugent malhonnêtes. Ils avancent alors que le feu se répand dans la ville. Les flammes sont censées servir de signal de ralliement pour les paysans qui attendent leur tour pour attaquer. La petite armée d’une vingtaine d’hommes grossit pour atteindre environ 300 insurgés, qui brûlent tout ce qu’ils peuvent dans la ville. Une grande partie d’Osaka sera détruite avec des révoltés qui poursuivent leur action jusqu’au soir avant de fuir, chassés par la police qui parvient à les repousser. On comptera plus de 18 000 bâtiments brûlés durant le soulèvement. Malgré cela, trop peu de ses partisans se sont finalement mobilisés et la rébellion est éteinte plus vite que prévue.
L’armée de parias désirée par Heihachirô Ôshio ne s’est pas matérialisée et la révolte, malgré les énormes dommages causés à la ville, n’a pas changé grand-chose dans l’immédiat. Il y a eu peu de blessés du côté du Shogunat. La corruption continue. Le prix du riz flambe toujours. Les marchands ne cessent de s’enrichir. Et des traîtres ont été récompensés. Pire, les feux dans la ville aggravent la précarité et des épidémies viennent s’ajouter à la famine, ce qui ne fait qu’accentuer la misère. On peut parler de fiasco total, avec une révolte qui se conclut par le suicide de Ôshio et la capture de ses acolytes, souvent torturés à mort. Mais pourquoi cette insurrection occupe-t-elle une place à part dans l’histoire du Japon ?
L’héritage de Heihachirô Ôshio
Ce qui n’aurait pu être qu’une simple rébellion paysanne de plus s’est transformée en symbole d’une insurrection où les individus du bas de l’échelle sociale étaient soutenus, pour la première fois, par des lettrés, des penseurs et des activistes cultivés. Le shogunat Tokugawa, apeuré et déjà mis à mal par la situation sociale et géopolitique va vaciller. Même si le système va tenter de se renforcer à coup de réformes stériles, il fallait comprendre que l’heure était au changement et qu’il était temps de mener une politique plus « sociale ». S’il survivra encore une trentaine d’années, jusqu’à la restauration Meiji de 1868, le régime Tokugawa est durement touché. Les historiens ont pendant longtemps estimé que sa chute débutait avec l’arrivée des navires américains en 1853. Certains font remonter le début de la fin à la révolte manquée de Heihachirô Ôshio.
Au fil de l’histoire du pays, de nombreuses personnes se sont réclamées de la mouvance d’Ôshio. D’abord à l’époque de l’insurrection, alors que des copies de son manifeste circulent encore, des disciples qui se retrouvent dans son appel et qui vivent également l’oppression du Shogunat vont perpétuer ses idées. Plusieurs révoltes suivront sur l’ensemble du territoire, en échos à celle d’Osaka, et le nom d’Ôshio n’est jamais bien loin. Pour beaucoup, son action, qui a été relatée et certainement amplifiée, est signe de courage et d’espoir. Il a montré qu’il est possible d’arrêter de subir l’injustice. Quelques années plus tard, Saigo TAKAMORI (le véritable « dernier samouraï ») se soulèvera contre les Tokugawa, provoquant la disparition du Bakufu. Et il est évident que sans l’action d’Oshiô qu’il admirait, une telle entreprise n’aurait pas été possible.
Au cours du 20e siècle, les anarchistes et les communistes ont vu en Ôshio le père des insurgés du Japon et le précurseur d’une révolution qui n’aura jamais lieu. Les intellectuels d’extrême-droite, comme Yukio MISHIMA, se sont aussi emparés de ses idées, voyant en lui un nationaliste avant l’heure. Il restera donc une figure capitale, capable d’influencer ou de fédérer des penseurs de tout bord politique.
Heihachirô Ôshio a transformé son aversion pour l’injustice et l’absence de morale en lutte fédératrice, pour offrir un quotidien moins misérable aux oppressés de son temps. Si son action s’est soldée par un échec cuisant, les conséquences de ce soulèvement et la pensée d’Ôshio ont laissé une trace importante dans l’histoire du Japon. Cela nous rappelle que quelques mots, comme ceux contenus dans son manifeste, peuvent parfois modifier le cours de l’histoire.
Sources :
- Yomeigaku as a philosophy of action in Tokugawa Japan : Oshio Heihachiro (1793-1837) and his rebellion in 1837, Song, Whi-chil, University of Southern California, 1982
- Narratives of Peasant Uprisings in Japan, The Journal of Asian Studies Vol. 42, No. 3, Anne Walthall, 1983
- Oshiô Heihachirô and his revolt of 1837, Geoffray Dean Robert, 1986
- Ōshio Heihachirō and Legends from the Taiping Rebellion, Palgrave Macmillan, New York, Masuda Wataru 2000
- The modern making of Japan, Marius B. Jansen, 2002
- Nouvelle Histoire du Japon, Pierre-François Souyri, Edition PERRIN, 2010