Hirabayashi Taiko : littérature prolétarienne et féministe dans le recueil Dérision
Encore peu connue en France, Hirabayashi Taiko est une nouvelliste, romancière et essayiste. Si jusqu’alors, seul un texte parmi la vingtaine écrits était accessible au public francophone, les Editions iXe changent la donne en proposant Dérision, un recueil de trois nouvelles traduites par Pascale Doderisse : Dérision, A l’hospice, et Kishimojin. Journal du Japon revient sur ces trois titres, s’inscrivant dans la littérature prolétarienne japonaise, et se déroulant entre 1927 et 1946. Des textes saisissants, poignants et quelque peu sombres pour lesquels la nouvelliste puise dans ses expériences personnelles !
De la réalité à la fiction
La littérature prolétarienne se caractérise par une incitation envers les femmes de se rebeller face à la domination masculine, et de s’extirper de leur place réductrice de courtisanes, nous dévoile la traductrice Pascale Doderisse dans la préface du recueil. Hirabayashi Taiko aspire à devenir écrivaine dès l’âge de douze ans, inspirée par la littérature française, japonaise et russe.
Hirabayashi Taiko évolue dans une époque teintée d’anarchisme, de manifestations et de socialisme. A cette époque, de nombreux militants sont arrêtés, emprisonnés et condamnés à mort pour la plupart. L’autrice a elle-même été confrontée à cet univers sombre. En effet, elle est arrêtée avec son amant en 1923 et ils sont envoyés en Mandchourie, alors contrôlée par le Japon. Là-bas, son amant est emprisonné. Elle échappe temporairement à la prison car elle est enceinte et malade, atteinte du béribéri (déficit de vitamine B1 entraînant insuffisance cardiaque, œdèmes, grosse fatigue, troubles neurologiques, et dû entre autres à la malnutrition). Cette partie de sa vie lui inspirera la seconde nouvelle du recueil, A l’hospice.
De retour à Tokyo, elle enchaîne les relations amoureuses désastreuses avec différents anarchistes, qui marqueront le fer de lance de sa nouvelle Dérision, la première du recueil. Les deux textes sont parus la même année, en 1927. Elle y raconte les difficultés des femmes à évoluer dans un monde se voulant égalitaire en surface, mais étant finalement teinté de disparités si l’on creuse en profondeur. On est confrontés aux pensées intérieures de la narratrice, poignants de vérité et incitant à compatir pour son statut décrit comme misérable.
D’emblée, le style de Hirabayashi frappe par son réalisme sans fard qui n’épargne nullement la narratrice au caractère fort et révolté. Sous la coloration militante indéniable, les sentiments et les sensations qui la traversent sont, un peu à la manière d’un substrat, omniprésentes et intimement mêlées à la trame de l’histoire et à l’exposé des idées critiques. »
Après s’être mariée avec le romancier et critique Kobori Jinji, elle vit quelques années moins tumultueuses à vivre de son écriture. Elle est néanmoins arrêtée en 1937 à la place de son mari en fuite, et est libérée au bout de huit mois, atteinte d’une maladie pulmonaire qui interrompra ses projets d’écriture jusqu’à la fin de la guerre.
Petit à petit, Hirabayashi Taiko s’éloigne de la littérature prolétarienne et s’oriente vers un style plus féministe. L’adoption de la nièce de son mari en 1946 précède la publication de Kishimojin, la troisième nouvelle du recueil, relatant notamment du rapport des femmes à leur corps, leur ignorance et de la maternité.
A partir de là, elle enchaîne la publication de nouvelles à succès, sa réputation s’accroît considérablement. Elle divorce en 1955 après avoir découvert la double vie de son mari, s’implique temporairement en politique. Elle a également participé à l’écriture de la loi anti-prostitution de 1956, toujours en vigueur. Elle meurt à l’âge de 66 ans d’une pneumonie, et laisse derrière elle une œuvre marquante, réaliste et atypique.
Un style littéraire atypique
Hirayabashi Taiko se différencie des autres récits prolétariens par son réalisme, la puissance des émotions et des sentiments narrés de façon brute et authentique dans ses textes, ou encore ses descriptions parfois crues, mais surtout réalistes. Là où la plupart des récits de l’époque sont relativement impersonnels, le fait que l’autrice puise dans ses propres expériences rend ses mots plus évocateurs, et l’on peut aisément s’identifier à sa douleur et à ses émotions.
La nouvelliste utilise également régulièrement un humour grinçant, dépeignant une certaine noirceur avec ironie. Son expérience, sa sincérité, ses sentiments contradictoires et forts, et le réalisme de ses mots font d’elle une autrice réputée qui a su marquer son époque par sa singularité.
Malgré une santé demeurée précaire, c’est l’image d’une femme à l’extraordinaire vitalité qui irradie à travers toute son oeuvre – chaleureuse dans la vie, fidèle à ses convictions au fil des époques, romancière et essayiste accomplie qui laisse une emprinte féministe aussi singulière que marquante dans le XXème siècle japonais.
Dérision : le quotidien d’une femme dans les années 30
Dans cette première nouvelle, nous assistons à un pan de vie d’une femme mariée, qui doit pourtant vendre ses vertus auprès d’anciens amants pour gagner suffisamment d’argent pour payer le loyer du couple. 37 pages nous plongent au cœur du quotidien d’une femme brisée, usée par la vie et la misère de sa condition, mais malgré tout femme libérée. Le récit est poignant, réaliste et la puissance des émotions véhiculées à travers le regard de la narratrice est saisissante. On ressent un certain malaise à la lecture, tout en souhaitant que cette femme puisse trouver une certaine paix intérieure.
Le récit est teinté d’humour assez grinçant, caractéristique de Hirabayashi. Elle dépeint son personnage comme laide, accentuant cette description par de nombreux adjectifs péjoratifs. Cette image renforce le sentiment de misère éprouvé par la narratrice, au milieu d’un monde supposé être davantage égalitaire. Le personnage principal dévoile ses faiblesses, ses choix, tout au long du texte. Tout repose sur ses relations avec d’autres hommes : son mari Koyama, son ancien amant Yada sont les principaux protagonistes. On découvre un mari égoïste et dépendant, une femme lasse de sa situation précaire, prête à tout pour survivre, mais pourtant dégoûtée d’elle-même, malgré le fait qu’elle assume pleinement ses désirs. On assiste à ses hésitations, ses envies de se rebeller et d’exprimer ses opinions, de s’affirmer.
Comment en étais-je arrivée là ? La femme que j’étais devenue n’avait en tout cas même plus la force de s’interroger ; elle se laissait flotter et dérivait dans un océan de fatigue et d’inanité.
Dérision est une nouvelle qui joue énormément sur les émotions, la culpabilité, le doute, et l’ironie d’une situation. La fin de la lecture laisse un sentiment amer, tant il est aisé de s’identifier au personnage de l’histoire. Une histoire qui fait grincer des dents tout en fascinant par sa justesse.
A l’hospice : un rapport à la maternité particulier
Pour cette seconde nouvelle, il faut avoir le cœur bien accroché. Le décor est différent de la première, et comme le titre l’indique, l’intégralité de l’histoire prend place au sein d’un hôpital délabré. La narratrice, Mme Kitamura, ayant temporairement échappé à la prison car elle est enceinte, réalise rapidement qu’elle est atteinte du béribéri et que cette maladie l’affaiblit considérablement. Si elle s’inquiète d’accoucher d’un bébé pouvant être infecté, elle se réjouit de pouvoir éviter l’emprisonnement un peu plus longtemps.
Tout comme dans Dérision, les relations entre les personnages, les échanges crus et bruts sont au cœur du récit. La narratrice partage sa chambre avec d’autres patients, tous atypiques à leur manière. Le personnel de l’hôpital ne fait que peu de cas d’eux, car ce ne sont pas ceux qui rapportent l’argent nécessaire pour financer les frais d’établissements. La narratrice est particulièrement ignorée, puisqu’elle est supposée être incarcérée. C’est ainsi qu’elle se retrouve à accoucher seule sur son lit miteux, sans aucune assistance. On suit alors l’évolution des sentiments du personnage envers l’enfant, son rapport à la maternité, ses doutes, ses angoisses. L’autrice joue beaucoup sur les émotions et le questionnement intérieur sur les choix à faire.
Coupée de mon passé comme de mon futur, je me sentais unidimensionnelle – une simple feuille de papier. Cependant, nous étions, pour un temps, mère et enfant.
Si Dérision était déjà forte en émotions, A l’hospice est bouleversant, et la cruauté des traitements des malades de l’époque est consternante. Les descriptions brutes, réalistes et sur un fond d’ironie d’Hirabayashi colorent l’ambiance d’une noirceur volontaire. L’attitude de la narratrice vis-à-vis de sa situation et de son enfant peuvent choquer, pourtant ses questionnements semblent légitimes à l’époque.
Kishimojin : comprendre le corps féminin et ses émotions
Cette nouvelle très courte de 13 pages est rédigée sur un ton plus léger et lumineux que les précédentes. On ressent ainsi l’éloignement de la nouvelliste de la littérature prolétarienne et son rapprochement du féminisme. En effet, l’histoire repose sur la relation naissante entre Keiko et sa fille adoptive, Yoshiko. Les circonstances de l’adoption ne sont pas précisées, et on s’attarde davantage sur les émotions contradictoires de Keiko.
Keiko est une femme qui, jusqu’à l’arrivée de Yoshiko dans sa vie, ne côtoyait personne d’autre que son mari Yoshizô. Enfermée dans son amour profond pour lui, rien ne s’était mis en travers de leur chemin. Pourtant, Yoshiko arrive dans leur vie telle une intruse, un élément extérieur qu’il faut apprendre à apprivoiser. Si le mari voit cette enfant d’un mauvais œil vis-à-vis de sa vie maritale, Keiko sembler tenter de composer entre son amour pour lui et son intérêt vivace pour Yoshiko.
Keiko avait vécu dans les grandes largeurs tout ce qu’il était donné à une femme de vivre, en traversant bravement des plaines et des montagnes où d’autres ne s’aventuraient pas.
La nouvelle se concentre essentiellement sur l’aspect descriptif, tant physique qu’émotionnel. Keiko semble avoir un rapport très distant avec son propre corps, et découvre les caractéristiques d’un corps de femme à travers celui de l’enfant. Exploratrice, elle s’attarde sur le moindre détail de ce dernier, sans faire de cas des peurs et faiblesse de Yoshiko. Sa curiosité presque malsaine dépasse de loin les sentiments maternels de Keiko, qui semblent quasiment inexistants, relayés au stade d’ « affection ». Elle semble avoir du mal à transmettre des émotions maternelles, conservant une certaine distance avec l’enfant qui pourtant l’appelle « Maman ».
L’issue de la nouvelle est assez inattendue, quelque peu malaisante, mais s’inscrivant dans la logique d’une époque où les femmes ne sont pas du tout sensibilisées à la connaissance de leur propre corps. La découverte de ce dernier est un sentiments plus fort pour la narratrice que l’amour éprouvé envers l’enfant, ce que l’on ressent tout au long du récit, jouant sur cette maladresse déboussolante.
Le recueil Dérision, proposé par les éditions iXe, met en avant des relations humaines complexes au travers de ses trois nouvelles. Directement inspirées de la véritable expérience d’Hirabayashi Taiko, elles nous plongent dans une époque plutôt méconnue du Japon de notre côté du monde, et nous permettent de mieux comprendre certains mécanismes d’une ère militantiste. Un recueil à lire au calme, pour mieux apprécier la profondeur des mots. Nous vous recommandons vivement de lire la préface de la traductrice, très enrichissante et instructive, qui permet de poser le contexte et de mieux s’immerger dans cet univers atypique. Un grand merci aux Editions iXe et à Pascale Doderisse d’avoir permis à ces textes d’être accessibles en français.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur.