La langue d’Okinawa : culture en danger ou « dialecte » folklorique ?
La langue japonaise, tout comme le français, comprend beaucoup de variations et de dialectes. Les plus connus sont le dialecte de Kansai (関西弁 Kansai-ben) ou encore celui du Kanto (関東方言 Kantō hōgen). Cependant, il existe des langues à part entière considérées en tant comme étant des « dialectes » au Japon, tel que le Okinawaein. La langue d’Okinawa est une langue du nord du Ryukyuan, qui fait partie de la famille des langues japonaises et ryukyuanaises.
Principalement parlée dans la moitié sud des îles d’Okinawa, la langue d’Okinawa (沖縄口 uchinaaguchi ou 沖縄方言 okinawa hōgen en japonais) est désignée comme étant en danger par l’Atlas des langues en danger de l’UNESCO. En 2000, elle comptait 980 000 locuteurs et n’en compte que 400 000 en 2014. Une des raisons qui peut expliquer ce statut peut être attribuée aux politiques d’enseignement de la langue par le gouvernement japonais, en mettant en avant l’assimilation de la langue et de la culture japonaises. Cela a fortement découragé l’utilisation de la langue d’Okinawa.
Aujourd’hui, bien que le gouvernement japonais considère l’okinawaien comme un dialecte du japonais, les deux langues sont largement inintelligibles entre elles. Journal du Japon vous propose de découvrir la langue d’Okinawa en explorant son évolution linguistique mais aussi historique au fil du temps.
Les îles Ryūkyū et le Japon
Avant d’aborder la question de la langue, penchons-nous tout d’abord sur la relation entre Okinawa et le Japon. Okinawa se situe dans l’archipel des Ryūkyū, à peu près au sud-ouest du Japon continental. Cet archipel forme une longue chaîne d’îles qui s’étend presque jusqu’à Taïwan. Il s’agissait autrefois d’un royaume distinct, le Royaume de Ryūkyū qui entre dans l’orbite japonaise dans un processus d’annexion progressive de 1609 à 1879. Les Japonais n’ont commencé à s’intéresser à cet archipel qu’à la fin du 16e siècle lors de l’invasion de la Corée ordonnée par Toyotomi Hideyoshi. Et c’est cet événement qui marque le début d’une relation compliquée entre les Ryūkyū et le Japon. Et cela se détériore suite à la complète annexion des îles par le Japon en 1879 et la Seconde Guerre mondiale avec l’installation des bases militaires américaines sur leur sol.
Évolution de la langue
C’est à partir du 13e siècle que l’okinawaien a commencé à être écrit en hiragana. Avant cela, on pense que les habitants des îles Ryūkyū étaient familiarisés avec les caractères chinois en raison des échanges commerciaux avec la Chine, le Japon et la Corée. L’hiragana se popularise et la plupart des textes sont écrits exclusivement en hiragana. Après la prise de contrôle d’Okinawa par le clan Satsuma en 1609, la langue écrite officielle devient le japonais et le kanbun, une variété de chinois classique. La politique d’assimilation du gouvernement Meiji et l’occupation militaire américaine d’après-guerre ont créé des séquelles dans les îles Ryūkyū.
Le gouvernement japonais a entamé une politique d’assimilation, où l’utilisation de l’okinawaien et d’autres « dialectes » japonais dans les discours et les écrits dans les écoles a été découragée. Le japonais standard était devenu la langue d’enseignement. Le système éducatif était au cœur de la japonisation, où l’on enseignait le japonais aux enfants d’Okinawa et où l’on punissait ceux qui parlaient leur langue maternelle, en leur disant que leur langue n’était qu’un « dialecte ». L’usage de l’okinawaien à l’écrit a fini par disparaître. Cette même méthode d’assimilation est également utilisée chez les Aïnous au nord du Japon, qui ont subi des conséquences similaires.
Sous l’administration américaine, une tentative de faire revivre et de normaliser l’okinawaien a eu lieu. Depuis 1945, l’écriture de la langue d’Okinawa a fait un retour en force grâce à des systèmes d’écriture basés sur l’alphabet latin ou le syllabaire katakana, conçus par des universitaires japonais et américains. Cependant, cela s’est avéré difficile et cela a été mis de côté au profit du japonais. Il n’existe actuellement aucune méthode d’écriture standardisée de la langue. Et aujourd’hui, le japonais reste la langue dominante de la région, et la majorité des plus jeunes générations ne parlent plus la langue d’Okinawa. Il existe cependant un mélange de langue japonaise et d’okinawaien : le japonais d’Okinawa.
Structure de la langue
Depuis l’annexion des îles Ryūkyū par le Japon, la langue d’Okinawa a beaucoup évolué. Aujourd’hui, bien qu’elle soit considérée comme un « dialecte », elle est très différente du japonais. Il existe notamment une formule pour « traduire » certains mots japonais en okinawaien, par exemple /o/ devient /u/ et /ki/ devient /chi/. Cela fonctionne pour des mots tels que Okinawa qui devient Uchinaa en okinawaien. Cependant, cela n’explique pas la formation d’autres mots tels que « nifeedeebiru » et « arigatou » (signifiant « merci » en okinawaien et en japonais). En ce qui concerne les consonnes, la langue d’Okinawa est également similaire au japonais, mais il existe des sons qui sont présents qu’en okinawaien et pas en japonais. Il s’agit de sons comme /fi/, /si/ et /ti/. Certains sons japonais sont absents en okinawaien, comme le /tsu/ qui est remplacé par un /chi/.
Les points communs avec le japonais sont plutôt dans la typologie morphologique. La langue d’Okinawa est une langue agglutinante, comme le japonais et le coréen par exemple. Elle possède de nombreux préfixes et suffixes identifiables, la signification de ces morphèmes restant inchangée après s’être assemblés pour former un mot. La langue suit un ordre des mots Sujet-Objet-Verbe, et s’appuie fortement sur les particules pour marquer la relation entre les mots. Pour les plus curieux qui souhaiteraient en apprendre plus sur la langue japonaise et son apprentissage, on vous invite à lire nos différentes leçons regroupées dans « nos carnets de japonais ».
Pour l’UNESCO, on peut affirmer que la langue d’Okinawa est une langue à part entière et non un « dialecte » du japonais. Au niveau linguistique, elle se démarque de la langue japonaise avec son propre vocabulaire et est inintelligible avec le japonais. Une personne parlant seulement le japonais ne comprendra pas une autre qui parle en okinawaien. Voici d’ailleurs quelques exemples qui le prouveront bien :
Japonais | Romaji | Okinawa-go | Romaji | Traduction |
ここはどこですか? | Koko ha doko desu ka ? | くまーまーやいびーが? | Kumaーmaーyaibiーga ? | Où suis-je ? |
いくらですか? | Ikura desu ka ? | ちゃっさやいびーが? | Chassa yaibiーga ? | Combien ça coûte ? |
もっとゆっくり話してください。 | Motto yukkuri hanashite kudasai. | なぁふぃんよーんなぁいちくぃみそーれー。 | Naafinyoーnnaaichikuimisoーreー. | Parlez plus lentement s’il-vous-plaît. |
昨日は随分、歩いた。 | Kinou ha zuibun, aruita. | 昨日ちぬーや はてぃるか、歩あっちゃん。 | Chinū ya hatiruka, atchan. | J’ai beaucoup marché hier. |
On peut éventuellement comprendre quelques phrases en langue okinawaienne, à la condition qu’elles soient rédigées avec des kanjis, indiquant ainsi la signification de la phrase. Mais attention, elles n’auront pas la même prononciation japonaise.
La langue d’Okinawa aujourd’hui
Aujourd’hui, rares sont les locuteurs natifs de la langue d’Okinawa. La majorité de ses locuteurs sont les personnes âgées. La population locale parleen plus grand nombre le japonais d’Okinawa (ウチナーヤマトゥグチ 沖縄大和語 Uchina Yamato Guchi), un dialecte mélangeant japonais, okinawaien et anglais. La grammaire est presque identique à celle du japonais standard, et les habitants du continent peuvent généralement comprendre l’Uchina Yamato Guchi lorsqu’ils l’entendent. Cependant, sa structure est influencée par le vocabulaire et l’accent de la langue d’Okinawa. En outre, on pourra reprocher à la jeune génération d’utiliser ce dialecte comme langue maternelle, plutôt que l’okinawaien. Cependant, la frontière entre les langues des îles Ryūkyū et l’Uchina Yamato Guchi n’est pas claire, et il se peut ce dernier ait influencé les langues des îles Ryūkyū par des changements lexicaux ou des malentendus.
Le japonais d’Okinawa emprunte beaucoup au japonais standard, mais nombreux de ses aspects ont des usages ou des significations différents. Par exemple, un certain nombre de verbes et de mots indiquant l’aspect et l’humeur sont les mêmes en japonais standard et en japonais d’Okinawa, mais ont des usages différents dans les deux cas. Par exemple, hazu (はず) signifie « dû / prévu / censé se produire« , ce qui indique un haut degré de probabilité en japonais standard. En revanche, en japonais d’Okinawa, cette particule indique un degré de probabilité beaucoup plus faible, plus proche de « probablement » ou « peut se produire ».
Bien qu’il ne soit pas aussi important que les emprunts au japonais, le japonais d’Okinawa contient quelques mots empruntés à la langue anglaise. Par exemple, egu (エグ de l’anglais egg) pour « œuf » qui se dit tamago en japonais et tii (ティ de l’anglais tea) signifiant « thé » (cha prononcé « tcha » en japonais).
Officiellement considéré comme un « dialecte » dans le territoire japonais, le nombre de locuteurs de la langue d’Okinawa continue de baisser et rares sont les jeunes qui puissent la parler encore aujourd’hui. Pour éviter sa disparition, plusieurs efforts de revitalisation ont été déployés. Cependant, l’okinawaien est encore peu enseigné dans les institutions formelles en raison du manque de soutien du Conseil de l’éducation d’Okinawa. Malheureusement, l’éducation à Okinawa se fait exclusivement en japonais, et les enfants n’étudient pas l’okinawaien comme deuxième langue à l’école. En conséquence, au moins deux générations ont grandi sur Okinawa sans aucune maîtrise de leur langue locale, tant à la maison qu’à l’école….